identité et désir

Cet article est la suite du premier sur la réflexion de Rawls quant aux notions d’identité et de désir.

II – Sandel et la communauté du moi

1) La fausse liberté du libéralisme philosophique

Sandel rejette l’idée que l’individu puisse être aussi libre que le libéralisme philosophique de John Rawls le prétend. Pour Sandel, l’individu n’est pas le genre d’être que présente la théorie ralwsienne de la personne. Il n’est pas possible que l’individu choisisse absolument librement ses désirs, son projet de vie. Les valeurs de la société dans laquelle existe l’individu déterminent toujours largement son identité et l’ensemble des désirs qui en découlent. Cela ne signifie pas, bien sûr, que Sandel est contre la liberté et qu’il souhaite que la société impose coercitivement ses valeurs à l’individu. Cela signifie simplement que, selon lui, la formation des désirs de l’individu se fait nécessairement et inévitablement sous l’influence morale de la société.

Par conséquent, la recherche de la conception du bien qui détermine ces désirs ne doit pas être, comme chez Rawls, une pure affaire privée, la sphère publique se contentant d’établir des règles de justice qui permettent à chacun de poursuivre son projet de vie personnel. Pour Sandel, la recherche du bien est une affaire publique, intersubjective, qui doit être réalisée en commun par l’ensemble des membres de la société. Cette idée est un des points fondamentaux d’opposition entre le communautarisme et le libéralisme philosophique.

2) Les désirs constitutifs de l’identité du moi

De même que la philosophie libérale de Rawls est fondée sur une certaine conception de l’individu, de même, la philosophie (plus ou moins) communautarienne de Sandel est elle aussi fondée sur une certaine manière de concevoir le moi. Si nous ne pouvons pas pleinement choisir nos désirs, c’est que nous sommes un certain genre d’être qui n’est pas conforme à la théorie rawlsienne de la personne. Cela signifie, notamment, que le rapport entre notre identité et nos désirs n’est pas celui qui est mis en avant par Rawls.

Pour Rawls, le moi est antérieur à ses désirs, il est une pure capacité de choix sans identité et construit lui-même l’ensemble de ses désirs. Cette conception du moi, pour Sandel, est irrecevable : loin d’être un moi libre sans identité, je suis au contraire un moi qui est dès l’origine pourvu d’une identité déterminée, identité dont découlent mes désirs. Le fait que je sois Français, alsacien et protestant, par exemple, n’est pas sans effet sur mes objectifs de vie. Je ne peux pas m’abstraire totalement de cette identité, je ne peux pas me situer à un point de vue qui serait totalement extérieur à mon histoire. Mon point de vue est toujours situé dans l’identité dont j’ai hérité, et la formation de mes désirs dépend de cette identité.

Le moi, contrairement à ce qu’affirme la théorie de Rawls, n’est donc pas antérieur à ses désirs : il est, pourrait-on dire, contemporain de ses désirs, en tant que ceux-ci sont fixés par une identité précise dont il hérite et dont il ne peut pas s’abstraire.

3) La liaison cognitive du moi à ses désirs

Chez Rawls, le moi antérieur à ses désirs se lie à eux par un acte de volonté libre : il choisit librement d’inscrire en lui tel et tel désir. Mais Sandel nie cette antériorité ; il doit donc concevoir d’une autre manière la liaison du moi à ses désirs. Dans le cadre de sa théorie de la personne, cette liaison ne peut plus s’opérer de manière volitive (par la volonté), elle doit s’opérer de manière cognitive (par la connaissance).

En effet, le moi est déjà chargé d’une identité qui lui assigne certains désirs : il n’a donc pas à choisir ces désirs par la volonté, car ceux-ci sont déjà fixés en lui. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’il sache lui-même directement quelle est son identité et quels sont ses désirs. Il contient en lui une grande pluralité de désirs qui n’ont pas tous la même importance. Sa tâche sera alors, non pas de choisir librement tels désirs, comme dans la conception rawlsienne, mais de s’interroger sur ce qu’il est véritablement afin d’identifier, parmi cette masse de désirs, lesquels doivent être considérés comme essentiels à son identité, et lesquels doivent au contraire être considérés comme accidentels.

Par exemple, je peux trouver en moi le désir de connaître la culture classique française, celui de faire vivre les traditions culinaires de ma région et celui de savoir pratiquer le basketball. Je devrai examiner dans quelle mesure chacun de ces désirs est attaché à mon identité, et leur attribuer un poids proportionnel.

Ainsi, selon Rawls, le moi est originellement dépourvu d’identité et fixe ses désirs par un choix libre ; selon Sandel au contraire, le moi est originellement chargé d’une identité qui détermine ses désirs, et hiérarchise ces derniers au terme d’un travail d’introspection.

4) Un moi communautaire

La conception présentée par Sandel suppose que l’individu existe dans un contexte dont il subit inévitablement l’influence. Il n’est pas un atome isolé et auto-suffisant ; il est le membre d’une société au sens où un bras est membre d’un corps : il est une partie d’un tout, déterminée par ce tout, et incomplète si séparée de ce tout. Ses différentes communautés d’appartenance (famille, région, groupe religieux, nation, etc.) lui confèrent une identité qu’il ne choisit pas et qui détermine l’ensemble de ses désirs. Une telle conception s’oppose donc fondamentalement à la conception individualiste de Rawls : le moi n’est pas un moi atomique, mais un moi communautaire.

Pour résumer 

Le moi n’est pas antérieur à ses désirs, mais au contraire pourvu originellement d’une identité précise qui détermine ses désirs.

Le moi ne peut donc pas choisir ses désirs ; il ne fait que les découvrir en lui et les hiérarchiser selon leur degré de liaison à son identité. Le moi a un rapport cognitif à ses désirs.

L’identité et les désirs du moi sont largement fixés par les différentes communautés d’appartenance du moi. Celui-ci en est un membre au sens fort du terme, comme le bras est un membre du corps : il ne peut pas être compris sans elles. Le moi est essentiellement communautaire.