Dans ce second article sur Schopenhauer (le premier est ici), nous envisageons un autre aspect de sa théorie du désir.

Quelques mots sur l’auteur et son ouvrage

Nous allons nous intéresser à un texte de Schopenhauer, philosophe allemand du XIXe siècle. Ce texte se trouve dans son œuvre majeure, le Monde comme volonté et comme représentation, plus précisément en IV, §57.

Dans cet ouvrage, Schopenhauer expose l’idée fondamentale de sa philosophie : tous les êtres présents dans le monde relèvent d’une essence commune appelée volonté. Cette conception métaphysique va de pair avec une conception morale profondément pessimiste : la volonté est insatiable et condamne tous les êtres au malheur.

Le thème de ce texte

Ce texte porte sur le thème du désir, et plus précisément sur le rapport du désir au bonheur et à l’ennui.

La question philosophique posée dans ce texte

Schopenhauer pose la question suivante : La satisfaction immédiate de nos désirs est-elle la meilleure voie d’accès au bonheur ?

Les enjeux de la question

Pour bien comprendre l’intérêt de la question, il faut saisir ses enjeux : la philosophie de Schopenhauer nie que le bonheur soit véritablement accessible ; elle considère que le désir est inextinguible et s’assimile toujours à la souffrance. Il ne s’agit donc pas pour lui de montrer que cette souffrance peut cesser, mais de montrer comment on peut la réduire à son minimum. Autrement dit, il s’agit, étant posé que le bonheur est impossible, de montrer quelle est néanmoins la vie la moins malheureuse possible. Or le recours le plus évident, si le désir est souffrance, semble être de le satisfaire immédiatement. Le texte consiste à montrer qu’en réalité cette solution n’est pas la bonne.

La thèse de Schopenhauer

La thèse défendue par Schopenhauer est que le « bonheur » se trouve dans un juste milieu temporel : entre la naissance du désir et sa satisfaction doit s’écouler une durée moyenne, qui évite les extrêmes (durée trop longue ou durée trop courte).

Le plan du texte

La première partie du texte rappelle les bases de la théorie schopenhauerienne du désir : le désir est souffrance et la satisfaction, très brève et décevante, est immédiatement suivie par la renaissance du désir.

La deuxième partie du texte montre qu’à l’opposé de la souffrance causée par le désir se trouve une autre espèce de souffrance tout aussi douloureuse, celle de l’ennui.

Dans une troisième et dernière partie, Schopenhauer déduit donc que la vie la moins malheureuse est celle qui évite autant que possible les deux extrêmes que sont la souffrance du désir et la souffrance de l’ennui.

I/ Les renaissances du désir et l’illusion de la satisfaction

Cette première partie consiste en un bref rappel des idées posées par Schopenhauer dans les pages précédentes de l’ouvrage :

le désir, de sa nature, est souffrance […] ; la possession lui enlève son attrait ; le désir renaît sous une forme nouvelle

Nous avons là un résumé très ramassé de la théorie du cycle du désir de Schopenhauer : d’abord, le désir est assimilé à la souffrance, raison pour laquelle on cherche à s’en libérer par la satisfaction. Mais la satisfaction qui vient ensuite est décevante, et finalement, elle est immédiatement suivie de la renaissance du désir et donc de la souffrance. L’homme semble donc condamné à errer entre désirs douloureux et satisfactions décevantes.

II/ Les tourments de l’ennui

Pour bien comprendre la suite du texte, il faut faire quelques rappels de la théorie de Schopenhauer. D’abord, comme le montre Schopenhauer aussi bien que notre expérience quotidienne, le désir (et la souffrance qui l’accompagne) augmente progressivement à partir du moment de sa naissance. Juste après avoir mangé, on n’a plus faim du tout. 3 heures après le repas, la faim se manifeste discrètement, 6 heures après on a très faim, et 24 heures après ou plus on est affamé.

Il semble donc que le meilleur moyen de réduire la souffrance à son minimum soit de satisfaire le désir sitôt qu’il naît. Mais Schopenhauer affirme que c’est en réalité une erreur, car dans ce cas, ce qui apparaît,

c’est le dégoût, le vide, l’ennui, ennemis plus rudes encore que le besoin.

Le désir trop longtemps insatisfait produit une souffrance intense. Mais la solution n’est pas de le satisfaire immédiatement, car cette satisfaction trop rapide produit une souffrance tout aussi intense qui est celle de l’ennui. Schopenhauer insiste particulièrement, ici et ailleurs dans son livre, sur l’idée que la souffrance de l’ennui est comparable, voire supérieure à la souffrance du désir insatisfait. Il faut donc ici entendre le terme au sens très fort : il ne s’agit pas de l’ennui qu’on ressent devant un cours inintéressant, mais d’un ennui profond qui mine notre vie de l’intérieur. C’est l’ennui qu’on ressent quand on n’a absolument plus rien à désirer parce qu’on possède déjà tout, que tous nos désirs sont satisfaits. C’est l’ennui de l’enfant trop gâté ou du riche lassé de la vie, qui ne sait plus quoi faire de son argent.

Ainsi le désir peut mener à deux espèces de souffrances tout aussi extrêmes l’une que l’autre : quand il reste trop longtemps insatisfait, c’est la souffrance proprement dite (famine, frustration extrême, etc.) ; quand il est trop rapidement satisfait, c’est l’ennui. D’où la célèbre citation de Schopenhauer, qui précède de quelques pages notre extrait :

La vie oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui.

III/ Le bonheur, entre le désir et l’ennui

L’homme en tant qu’être désirant est donc condamné au malheur. Mais le degré de ce malheur est variable : extrême quand nous tombons dans les souffrances de l’insatisfaction ou dans les tourments de l’ennui, il peut néanmoins décroître et atteindre un degré minimum. Comment ?

Quand le désir est la satisfaction se suivent à des intervalles qui ne sont ni trop longs, ni trop courts, la souffrance, résultat commun de l’un et de l’autre, descend à son minimum ; et c’est là la plus heureuse vie.

Il faut par conséquent se maintenir dans le juste milieu entre ces deux extrêmes. La vie la moins malheureuse est donc en quelque sorte celle du pendule qui se balance selon l’amplitude la plus faible. Autrement dit, il s’agit de ne pas laisser le désir croître au point d’engendrer une souffrance extrême, ni de le satisfaire trop rapidement, afin d’éviter l’ennui.

Le bonheur, ou le moindre malheur, se trouve donc dans une bonne gestion chronologique de la satisfaction, c’est-à-dire dans un intervalle temporel moyen entre la naissance du désir et sa satisfaction.

Pour résumer

Le désir est souffrance, et il s’intensifie avec le temps, produisant une souffrance toujours plus grande.

Cependant, la satisfaction immédiate de nos désirs nous fait tomber dans une forme de souffrance opposée mais tout aussi intense, celle de l’ennui.

La vie la moins malheureuse est donc celle dans laquelle le temps qui sépare la naissance du désir de sa satisfaction n’est ni trop long, ni trop court. On évite ainsi la souffrance du désir frustré aussi bien que l’ennui, qui est la souffrance du désir trop vite comblé.

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