Dans cet article, nous nous penchons sur l’éthique animale telle qu’elle est pensée par le philosophe australien Peter Singer, précurseur dans ce domaine.

Quelques mots sur Singer et son article

L’extrait que nous allons étudier est constitué des parties II et III de l’article « Animal liberation or animal rights ? » publié en 1987.

Singer est l’un des penseurs animalistes les plus célèbres. Son livre Animal liberation est souvent considéré comme le fondement théorique du mouvement vegan.

Le thème

Le thème de ce texte est l’éthique animale.

La question

Singer se pose la question suivante : la notion d’intérêt est-elle philosophiquement appropriée pour défendre les animaux, ou bien doit-elle être remplacée par celle de droit moral ?

Les enjeux

Pour bien comprendre l’intérêt de la question, il faut saisir ses enjeux. L’article de Singer se situe dans le cadre d’un dialogue avec le philosophe Tom Regan. Tous deux sont des spécialistes de l’éthique animale et aspirent à une amélioration de la condition des animaux. Le débat ne porte donc pas sur ce point, mais sur la théorie éthique la plus adaptée à la défense des animaux. Singer souhaite montrer, à cet égard, la supériorité de l’utilitarisme sur le déontologisme (éthique fondée sur les droits).

La thèse

La thèse de Singer est que l’éthique animale, pour défendre adéquatement les animaux, doit être fondée sur la notion d’intérêt plus que sur celle de droit moral.

Le plan du texte

Dans un premier temps, Singer montre que le principe de l’égale considération des intérêts s’applique à tous les êtres, les animaux y compris.

Dans un deuxième temps, il expose la théorie déontologiste de Regan. Sa principale exigence est que les intérêts des êtres en général, et des animaux en particulier, ne soient pas sacrifiés au profit de ceux des autres. Autrement dit, il faut leur accorder un droit absolu les protégeant de ce genre d’opérations.

Dans un troisième et dernier temps, Singer formule sa réponse à Regan : l’utilitarisme reconnaît la valeur égale des animaux et des hommes. Il refuse simplement l’exigence déontologiste en ce qu’elle entrave la maximisation du bien-être de tous.

I – L’égalitarisme utilitariste : les animaux moralement égaux aux hommes

1) Le principe de l’égale considération des intérêts

La tradition utilitariste fonde son éthique sur la notion d’intérêts, ou de préférences, ou sur celle de l’expérience du plaisir et de la douleur. Elle l’applique d’abord aux humains et en arrive à l’idée qu’il faut considérer à égalité les intérêts de tous les êtres humains, quels qu’ils soient. Autrement dit, une unité de plaisir chez John vaut exactement autant qu’une unité de plaisir chez Robert. Il faudra les prendre en compte exactement de la même manière dans nos considérations morales. C’est ce qu’on appelle le principe de l’égale considération des intérêts.

2) La nécessaire extension du principe aux animaux

À partir de là, il est logiquement inévitable de reconnaître l’égalité morale des animaux et des hommes :

Once so accepted, however, it is very difficult to fond any logical basis for resisting its extension to all beings with interests.

[Une fois qu’il a été ainsi admis, cependant, il est très difficile de trouver un fondement logique qui permettrait de refuser son extension à tous les êtres ayant des intérêts.]

En effet, si le critère permettant d’attribuer un statut moral à un être est le fait de posséder des intérêts (ou des préférences, ou d’être sujet au plaisir et à la douleur), alors seule une discrimination arbitraire peut mener à refuser d’attribuer un statut moral aux animaux.

II – Regan et la valeur intrinsèque des êtres

1) La valeur intrinsèque des sujets-d’une-vie

Regan, pour sa part, ne se contente pas de la reconnaissance du principe d’égale considération des intérêts. Il souhaite attribuer des droits absolus aux animaux. Le critère qu’il retient pour ce faire est celui d’être « sujet-d’une-vie » (qu’on abrégera en SV), et qui consiste en une collection de plusieurs critères incluant le fait de posséder des croyances, des désirs, des perceptions, des préférences et un sens du futur. Regan attribue une valeur intrinsèque aux SV.

Selon Singer, rien ne distingue fondamentalement leurs positions respectives jusque-là : Singer admet le critère moral d’être SV, et même la valeur intrinsèque des SV, si l’on entend par là le fait que les intérêts de tout SV doivent être considérés à égalité avec ceux des autres.

2) Les 3 exigences morales du déontologisme de Regan

Il faut donc préciser ce qu’implique la reconnaissance de la valeur intrinsèque des SV selon Regan. Cela mène à trois réquisits voisins mais différents : premièrement, ne pas traiter les êtres comme de simples réceptacles d’expériences de plaisir ou de douleur (qu’on abrégera en XP) ; deuxièmement, ne pas traiter les êtres simplement en fonction de leur utilité pour les autres ; troisièmement, ne pas nuire à un être en vue d’une augmentation du bien-être général.

Singer analyse chacun de ces trois réquisits dans le cadre de sa propre théorie. Nous allons voir qu’il accepte les deux premiers, mais refuse le troisième, en lequel consiste précisément la notion de droit moral de Regan.

III – La critique générale de Singer

1) Ne pas utiliser les êtres au profit des autres : OK

Singer admet qu’il ne faut pas réduire un être à sa valeur instrumentale, c’est-à-dire l’utiliser au profit des autres sans considérer ses propres intérêts. Mais l’utilitarisme reconnaît parfaitement ce point, car il exige de considérer les intérêts de tous de la même manière.

2) Ne pas traiter les êtres comme de simples réceptacles d’expériences : OK

Pour bien comprendre ce point, il faut recourir à une analogie. Selon Regan, traiter les êtres comme de simples réceptacles d’expériences de plaisir ou de douleur est comparable au fait de traiter une bouteille comme contenant d’un contenu qui seul nous importe. Dans chaque cas, on ne s’intéresserait qu’au contenu, au mépris du contenant, ce qui constitue un problème moral dans le cas des êtres vivants.

Singer montre que cette analogie ne vaut pas. Dans le cas de la bouteille, le contenant et le contenu (le liquide) sont effectivement deux choses distinctes. Mais un être vivant est inséparable de ses expériences. Attribuer une valeur à ces expériences, c’est donc nécessairement aussi attribuer une valeur à l’être en qui elles existent.

Par conséquent, il est faux de dire que les utilitaristes négligent la valeur intrinsèque des êtres en ne considérant que leurs expériences.

3) Ne pas sacrifier les uns aux autres : si.

Pour Regan, infliger une nuisance à un individu pour augmenter le bien-être général des autres, c’est ne pas reconnaître sa valeur intrinsèque et donc violer ses droits. C’est le considérer uniquement comme un moyen (suivant le principe de Kant évoqué par Regan).

Mais cette interprétation de l’opération (sacrifier les intérêts des uns aux profit de la collectivité) est erronée. On ne peut pas dire que, ce faisant, on échoue à reconnaître leur valeur intrinsèque. En effet, les utilitaristes reconnaissent aussi bien la valeur des « sacrifiés » que des bénéficiaires. Seulement, ils font ce qu’on pourrait appeler un choix stratégique différent : au lieu d’accepter la limitation (les droits moraux) selon laquelle il est interdit de nuire à un individu, ils préfèrent autoriser cette nuisance afin de maximiser les bénéfices collectifs. Mais dans cette opération, une valeur intrinsèque égale est attribuée à tous les individus.

4) Les intérêts des animaux ou les droits des animaux ?

Singer a donc montré que les deux premiers réquisits de Regan (ne pas utiliser les uns au profit des autres et ne pas les considérer comme de simples réceptacles d’expériences plaisantes ou douloureuses) étaient satisfaits par l’utilitarisme. En effet, le principe de l’égale considération des intérêts interdits de réduire les animaux à de purs instruments des intérêts humains : les intérêts animaux doivent être pris en compte à égalité avec ceux des humains. Par ailleurs, l’utilitarisme ne considère pas les animaux plus que les hommes comme de simples réceptacles d’expériences, car les expériences d’un être sont indissociables de cet être lui-même.

Cependant, il est vrai que l’utilitarisme autorise le sacrifice des intérêts d’un être au profit de ceux de la collectivité. Il autorise donc le sacrifice des intérêts d’un animal au profit d’une collectivité incluant tous les êtres dotés d’intérêts. En ce sens, Singer refuse les droits absolus que Regan souhaite attribuer aux animaux (et aux hommes), et qui interdisent absolument de leur nuire, même si cette nuisance locale est globalement utile. Mais ce choix, selon Singer, est moralement acceptable en ce qu’il attribue la même valeur à tous les intérêts impliqués dans le calcul, et il est stratégiquement adéquat en ce qu’il permet d’augmenter le bien-être général.

À retenir

L’utilitarisme de Singer défend le principe de l’égale considération des intérêts, qui consiste à attribuer le même poids aux intérêts de tous les êtres dotés d’intérêts. Comme les animaux sont dotés d’intérêts, ce principe s’applique aussi à eux.

Regan affirme que respecter la valeur intrinsèque des êtres en général et des animaux en particulier, c’est refuser de sacrifier leurs intérêts au profit de ceux des autres êtres.

Singer refuse cette exigence excessive et moralement inadéquate. On peut très bien reconnaître la valeur égale de tous les êtres, et donc des animaux, sans pour autant rejeter le calcul utilitariste qui permet de maximiser les intérêts de tous.

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