Union européenne

« L’Union européenne doit abandonner ses règles budgétaires rigides » a récemment affirmé Olivier Blanchard, ancien économiste en chef du FMI. Suite à l’activation en mars 2020 de la clause qui permet de suspendre le Pacte de stabilité et de croissance, le débat a refait surface. En effet, alors que Bruno Le Maire, ministre de l’Économie et des Finances, juge les règles budgétaires européennes « obsolètes », les pays européens qualifiés de frugaux, comme l’Allemagne, les Pays-Bas ou l’Autriche, souhaitent le maintien d’un cadre strict, afin d’assurer un retour rapide aux « finances rigides » (Christian Lindner, ministre fédéral allemand des Finances).

Il convient alors de se demander si les règles budgétaires européennes, au cœur de la construction de l’Union économique et monétaire (UEM), sont nécessaires pour assurer son bon fonctionnement. Mais aussi, il s’agira de voir si elles ne représentent pas au contraire un poids pour les pays européens. Commençons par un rappel historique sur la construction du cadre de la politique budgétaire européenne.

Le cadre de la politique budgétaire en Europe

Les règles budgétaires européennes ont de multiples origines qu’il convient de maîtriser. Rappelons-les sommairement. Tout d’abord, l’entrée en vigueur du traité de Maastricht en 1993 a permis l’introduction des premières règles budgétaires au sein de l’Union européenne. La dette publique brute doit être inférieure ou égale à 60 % du PIB et le déficit des administrations publiques inférieur ou égal à 3 %. L’objectif étant de garantir une stabilisation des niveaux d’endettement.

Ces dernières ont été renforcées avec la signature du traité d’Amsterdam en 1997 et l’arrivée du Pacte de stabilité et de croissance (ou PSC). Ce dernier comprend notamment des mesures préventives (les pays doivent désormais inscrire leur stratégie budgétaire dans un horizon de moyen terme et selon des prévisions précises de leur croissance économique future, afin d’assurer l’équilibre des finances publiques). Il comprend aussi des mesures coercitives, avec la création d’une « procédure de déficits excessifs », normalement enclenchée lorsqu’un pays dépasse le seuil des 3 % de déficit, et qui peut déboucher sur des sanctions économiques (jusqu’à 0,5 % du PIB).

En 2005, les règles ont été redéfinies et assouplies. Il est désormais possible pour un pays de dépasser exceptionnellement le seuil des 3 % du PIB de déficit en cas de grave récession. Toutefois, un plan de retour à l’équilibre (à l’aide de réformes structurelles, comme un plan de réduction de dépenses publiques) doit être fourni à la Commission européenne.

Le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance

En 2012, le TSCG est signé par 26 pays (la République tchèque et le Royaume-Uni s’y sont refusés). Il impose de nouvelles règles importantes appelées les « règles d’or budgétaires ». Le déficit structurel (c’est-à-dire une estimation du déficit restant lorsque l’on retire tous les facteurs liés à la conjoncture comme les dépenses de l’assurance chômage) est limité à 0,5 % du PIB.

De plus, la réduction du ratio de la dette publique pour les pays qui dépassent le seuil de 60 % du PIB doit être de 1/20e par an. Par exemple, pour la France, dont le taux d’endettement approche les 112 % du PIB en 2022, on obtient : (11260)/20 = 2,6 points de PIB de réduction de la dette en moyenne pendant 20 ans.

Enfin, on peut aussi évoquer le fiscal compact et le two-pack de 2012-2013 qui contraignent les États à inscrire dans leur législation les règles européennes avec pour objectif d’améliorer la surveillance et le respect de ces mesures.

En mars 2020, la clause qui permet la suspension du PSC a été enclenchée et a été jusqu’à fin 2023 selon un communiqué de la Commission européenne. Il s’agit alors de se demander si les règles budgétaires européennes sont encore efficaces et nécessaires pour l’UE, ou si ces dernières sont dépassées et doivent être réformées.

Des règles nécessaires pour la crédibilité et la stabilité économique de l’UEM

Le cadre de la politique budgétaire européenne qui s’est construit depuis les années 90 s’est révélé absolument crucial pour le renforcement, la pérennité et la crédibilité de l’UEM. Il démontre la volonté commune de construire une zone économique solide et résistante face aux chocs négatifs. Plusieurs arguments permettent d’expliciter la nécessité des restrictions budgétaires.

A) Les règles budgétaires ont accompagné le bon développement de la zone euro

Tout d’abord, ces règles européennes ont permis de limiter les potentiels comportements de passager clandestin des pays membres. En effet, l’un des faits stylisés majeurs apparus lors de la formation de la zone euro a été la convergence des taux sur les emprunts publics (des États) vers les taux les plus bas (c’est-à-dire les taux allemands).

Par exemple, les taux grecs d’emprunt à 10 ans sont passés de plus de 9 % en 1997 à moins de 4 % en 2005. Cela signifie que sans ces garde-fous budgétaires, les pays européens les moins développés auraient pu profiter de taux d’intérêt similaires aux pays les plus développés de la zone, et ce, malgré leur plus forte fragilité et leur endettement élevé. Cela aurait eu pour effet d’augmenter davantage les risques concernant les niveaux d’endettement de ces pays (dont on a connu dans les années 2010 les conséquences), l’accès à l’emprunt étant grandement facilité.

Par ailleurs, il est important de souligner que cette convergence des taux est aussi la résultante de toute cette discipline budgétaire européenne. Ce qui montre ainsi que ces règles ont eu pour conséquence de crédibiliser les politiques budgétaires aux yeux des investisseurs, qui avaient alors confiance dans la consolidation des finances publiques des pays à la traîne.

B) Elles ont facilité la coordination entre des pays très hétérogènes

Ensuite, comme le soulignent A. Bénassy-Quéré, X. Ragot et G. Wolff dans leur billet Quelle union budgétaire pour la zone euro ? (2016), un cadre budgétaire strict est indispensable dans une union économique où la politique budgétaire est organisée individuellement par chaque État, sans coordination avec les autres membres. Sans cela, la politique budgétaire d’un pays pourrait créer des externalités négatives sur les autres pays.

Par exemple, une politique budgétaire très expansive organisée par un État de l’UEM pourrait avoir un impact sur le niveau moyen d’inflation de la zone euro (il augmenterait), pouvant entraîner la mise en place de mesures restrictives par la BCE afin d’assurer l’objectif d’inflation à moyen terme déjà fixé (environ 2 %). Mais cette politique créerait alors un resserrement monétaire qui pénaliserait tous les membres. Ainsi, les règles budgétaires empêchent la mise en place de politiques économiques trop expansionnistes, source de déséquilibres au sein de l’Union.

Et ces règles sont d’autant plus importantes que la zone euro n’est pas une zone monétaire optimale au sens développé par R. Mundell en 1961 dans A theory of optimum currency areas. En effet, les chocs négatifs qui affectent les économies européennes peuvent être asymétriques du fait de spécialisations et de caractéristiques économiques différentes entre les pays.

Par conséquent, les politiques budgétaires peuvent elles aussi différer selon les États (certains États peuvent avoir besoin de soutenir leur secteur industriel en péril, alors que des pays spécialisés dans le secteur tertiaire n’auraient pas besoin de ces dépenses). De telles mesures (non coordonnées) peuvent alors complexifier la gestion de la politique monétaire à l’échelle de la zone euro et pénaliser les autres États.

Une autre externalité négative peut aussi affecter la zone euro

Dans la continuité de ce qui a été évoqué précédemment, il existe une autre externalité négative qui peut affecter la zone euro et que les règles budgétaires permettent d’éviter. Elle concerne les taux d’intérêt.

Prenons un exemple. Si un pays met en place une politique de relance, il va se tourner vers les marchés financiers pour la financer. Créant alors une augmentation de la demande sur le marché des fonds prêtables, de sorte que les taux d’intérêt vont augmenter (il y a une demande plus élevée pour une quantité identique de fonds prêtables). Mais cette augmentation va pénaliser les autres pays, puisque le marché des capitaux est unifié (le taux d’intérêt est unique et le même pour tous les pays de la zone euro, à la prime de risque près).

On a donc un effet externe négatif qui est subi par les pays frugaux, car ils vont être contraints de se financer à des taux plus élevés. On parle alors d’effet de débordement. Les règles budgétaires permettent ainsi d’éviter ces effets externes néfastes pour les autres pays.

Mais leur efficacité et leur légitimité sont aujourd’hui contestées

Ces règles ne font pas l’unanimité, car elles se heurtent à certaines limites que l’on va exposer ici, questionnant alors leur efficacité.

A) Des règles ni adaptées ni appliquées…

Premièrement, les règles retenues ne semblent plus être adaptées à l’Union européenne actuelle, caractérisée par sa diversité en matière de structures économiques. Comme l’affirment B. Ducoudré, M. Plane et alii dans leur article Refonte des règles budgétaires européennes (OFCE, 2018), suite à des simulations économétriques, « une règle simple ne peut être appliquée uniformément à l’ensemble des pays […] il faut tenir compte de la situation spécifique de chaque pays ». Ces règles sont en effet uniques et ne dépendent pas de la situation économique de chaque membre. Ce qui peut avoir des effets contre-productifs.

La règle des 3 % de déficit public par exemple est beaucoup critiquée, car elle n’est pas adaptée pour les pays les moins développés de la zone euro. En effet, cette règle présuppose que tous les pays aient des besoins similaires d’investissement. Or, certains pays, en particulier ceux d’Europe de l’Est, ont besoin de réaliser des investissements importants, afin de moderniser leur tissu productif pour gagner en productivité et rattraper le retard qu’ils ont par rapport aux autres membres. Une telle restriction limite leur rattrapage et empêche l’homogénéisation de la zone.

Ensuite, le seuil des 3 % néglige la « qualité » des dépenses. L’impact de la dégradation des finances publiques n’est pas le même si les investissements publics réalisés sont productifs (par exemple la construction d’infrastructures de transport ou de formation, qui peuvent être source de flux de revenus futurs pour les États) ou s’ils financent par exemple les dépenses courantes des administrations publiques.

Le non-respect des règles par les pays membres

Un autre indicateur important qui souligne les limites du cadre budgétaire européen concerne le non-respect des règles par les pays membres. Selon les données de B. Ducoudré (2018), entre 1997 et 2017, parmi les 12 principales économies de la zone euro, la règle des 3 % a été respectée en moyenne 60 % du temps. Et ce sont principalement les grandes économies qui déviaient le plus de ces règles.

Concernant le niveau d’endettement des États, moins d’un pays sur deux respectait la limite des 60 % du PIB de dette publique, même avant la crise financière de 2008. Aujourd’hui, au quatrième trimestre de 2022, la dette publique s’établit en moyenne à 48 % du PIB dans l’UE et 15 pays ont une dette publique supérieure à 60 % du PIB. Par ailleurs, les sanctions prévues en cas de non-respect de ces règles (à savoir la « procédure de déficits excessifs ») sont elles aussi très peu appliquées.

B) … qui peuvent avoir des effets néfastes sur les économies européennes

De surcroît, les règles budgétaires peuvent avoir des effets endogènes défavorables. Elles peuvent aggraver une situation de crise ou de faible croissance (effet procyclique) et limiter la reprise lorsque la conjoncture devient de nouveau favorable (effet contracyclique). À cet égard, L. H. Summers et A. Fatás (The Permanent Effects of Fiscal Consolidations, 2017) ont avancé l’idée d’un cercle vicieux qui résulte des règles budgétaires européennes. En particulier la règle de 2012, qui impose une limitation sur le déficit structurel de 0,5 %.

En effet, la mesure du déficit structurel est une estimation qui repose sur la croissance potentielle (à savoir le niveau maximal de production qu’un pays peut obtenir sans accélération de l’inflation). Or, cette dernière est souvent sous-estimée, ce qui accroît le déficit structurel. Ainsi, cela pousse les décideurs à ajuster à la baisse leur politique budgétaire et réduire les dépenses publiques, limitant à son tour la production potentielle.

Enfin, selon T. Grjebine, la suspension durable des règles européennes constitue un levier pour mieux gérer la dette publique des États européens. Selon lui, les restrictions budgétaires ont été responsables de la catastrophe de 2011-2015, période où l’activité économique était atone du fait d’un retour rapide à la consolidation budgétaire contrainte par les règles européennes.

L’endettement des pays membres

Toutefois, cela n’a pas empêché les pays membres de connaître un endettement galopant. Par exemple, en 2010, la Grèce s’était engagée à dégager des excédents primaires de 3,5 % du PIB jusqu’en 2022 grâce à des coupes budgétaires sur les dépenses sociales, afin de rentrer de nouveau dans le cadre des restrictions budgétaires. Mais cette politique n’a pas été sans conséquences sur l’activité. Le PIB s’est contracté de 24 % à partir de 2010.

De plus, la dette a continué de s’accroître (de 146 % du PIB en 2010 à 178,2% en 2022). En ont résulté d’importantes divergences avec les autres économies avancées, qui elles, avaient renoué avec leur niveau d’activité avant les pays de la zone euro (les USA ont pu retrouver une activité économique soutenue grâce à des politiques budgétaires très expansionnistes).

Conclusion

Comme l’affirment B. Ducoudré et alli : « En dépit de la hausse importante de la dette publique, il est indéniable que les finances publiques ont été maîtrisées en zone euro. La comparaison avec les évolutions observées dans des économies comparables va clairement dans ce sens. »

On peut donc dire qu’elles ont eu une réelle utilité au sein de l’UE. Toutefois, comme on l’a vu, ces règles comportent aussi de nombreuses limites, si bien que l’idée de réformer le cadre budgétaire européen semble être dominante aujourd’hui. Or, il n’existe pas de règle optimale. Les règles annoncent des objectifs précis, mais ces objectifs peuvent changer selon la situation macroéconomique et selon les besoins des États, très hétérogènes. Des règles plus souples ou des politiques davantage discrétionnaires pourraient être envisagées, mais cela amputerait leur crédibilité aux yeux des investisseurs.

Plusieurs pistes sont proposées, comme la création de nouvelles institutions ou le renforcement de la coordination des politiques budgétaires entre les États, mais aucune d’entre elles ne fait aujourd’hui l’unanimité. La question qui persiste serait alors : comment réformer les règles budgétaires européennes ?