euro

Il y a 20 ans, le 1er janvier 2002, l’euro devenait la monnaie unique de millions d’Européens dans 12 pays. Alors que pour les nouvelles générations cette monnaie semble « naturelle », une telle innovation économique interroge. Pour la première fois, des pays souverains acceptaient de partager une monnaie unique. Mais, 20 ans après, alors que la Présidente de la Banque centrale européenne (BCE) déclare qu’il « ne fait aucun doute que l’euro nous a tous rendus plus résilients », quel bilan tirer de cette expérience monétaire unique ?

 

Retour aux origines

Avant même l’euro : des monnaies communes ?

Certes l’euro est, à partir de 2002, la première monnaie unique de l’histoire du continent européen, mais ce projet est issu de racines et expériences bien plus anciennes. Dès le Moyen-Âge, certaines monnaies, comme le florin, sont acceptées dans toute l’Europe occidentale. Dans la seconde partie du XIXᵉ siècle, certains États européens (Belgique, France, Suisse…), réunis dans ce qu’on appelle l’Union latine, tentent de fonder une monnaie commune définie par des mêmes proportions de métal précieux selon les pièces de chaque pays.

Surtout, la possibilité de retirer ses premiers euros en 2002 n’est que l’achèvement d’un processus complexe qui jalonna la construction européenne pendant près de 30 ans. Après le traité de Rome en 1957, les membres de la CEE ont toujours cherché une plus grande intégration de leurs marchés nationaux dans un marché européen global.

Dans des années 1970, marquées par les désordres monétaires issus de la dissolution du système de Bretton Woods, les Européens cherchent à encadrer les fluctuations relatives de leurs monnaies pour réduire le risque de change dans le cadre du serpent monétaire européen. Mais c’est surtout avec la mise en place du Système monétaire européen (SME) en 1979, puis avec le traité de Maastricht en 1992 que les jalons pour la création d’une monnaie unique sont posés.

Les promesses de la monnaie unique

Mais pourquoi vouloir une monnaie unique, alors que cela est synonyme de perte de souveraineté ?

La première motivation, celle qui animait déjà les pères de l’Europe, est l’union d’un continent après un siècle de guerres désastreuses. La monnaie unique, d’une part, favorisera les échanges et les liens économiques, mais d’autre part, permettra de créer un sentiment d’appartenance commune. En effet, pour certains économistes comme Aglietta, la monnaie est avant tout un instrument social, reflet de la souveraineté mais aussi de l’appartenance à une communauté. Ainsi, lorsqu’on demanda au Chancelier allemand H. Kohl pourquoi il souhaitait l’euro, sa réponse était simplement : « Parce que mon frère est mort à la guerre. » La monnaie ne serait alors qu’un jalon de plus dans la naissance d’un fédéralisme européen toujours plus poussé.

Ensuite, une monnaie unique devait apporter un certain nombre de bénéfices économiques. D’abord, cette monnaie gérée par une Banque centrale indépendante se devait d’être aussi stable que le mark (la monnaie allemande), et donc protéger les économies de l’inflation. Ensuite, une monnaie commune devait protéger le marché commun des chocs. Enfin, cette nouvelle monnaie européenne devait pouvoir représenter une alternative crédible au dollar comme monnaie internationale.

20 ans après où en sommes-nous ?

Des promesses en partie tenues

Il est difficile de dresser un bilan parfaitement objectif des réussites de l’euro. En effet, il est très compliqué d’imaginer comment l’Union européenne aurait tenu face à des chocs extérieurs comme le Brexit sans le ciment que semble représenter l’euro.

D’un point de vue économique, l’unification du marché commun grâce à l’euro semble particulièrement avoir profité aux exportateurs nets positionnés en haut des chaînes de valeur (notamment l’Allemagne et les Pays-Bas), car la monnaie unique semble alors sous-évaluée par rapport à leur puissance économique. Pour autant, la monnaie unique n’est pas une solution miracle pour dynamiser le commerce intrabloc. Son impact serait uniquement de 2 à 5 %, et ce, d’autant que deux régions d’Europe commercent en moyenne six fois moins si elles ne sont pas dans le même pays en raison de barrières encore prévalentes : langue, droit, coutume…

Néanmoins, l’euro a profité à tous. La convergence des taux d’intérêt a permis aux pays de la zone euro (dont la France) de s’endetter plus facilement pour faire face aux crises comme la crise de 2008 ou la crise sanitaire. L’euro a donc rendu l’accès à ces ressources plus aisé mais, d’un autre côté, cet accès facilité permet d’éviter de prendre des décisions de fond sur les réformes structurelles des pays.

Certains pays du Sud de l’UE ont donc abusé de cette facilité d’emprunt

Ce qui provoqua une surchauffe de leur économie, laissant leurs prix et salaires dériver et érodant finalement leur compétitivité. Ceci est particulièrement renforcé après 2015, alors que la BCE commence à acheter des volumes importants de dette souveraine européenne. Elle en possède aujourd’hui près de 20 %. Pour certains, son programme d’achat d’actif (QE) a permis de sauver l’euro et avec lui les économies européennes lors de la crise des dettes souveraines dans les années 2010. Ce moment, fondateur d’une certaine manière, montre que l’euro a aussi permis de répondre à des chocs économiques.

Des difficultés qui persistent

Malgré ces succès, il semble que l’euro souffre de différentes faiblesses qui nuisent à la performance économique du continent.

La volonté d’une union bancaire européenne supervisée par la BCE (2012) est une manière efficace de renforcer la stabilité monétaire de la zone. La BCE conduit des tests de résistance selon différents scénarios pour déceler les faiblesses de l’écosystème bancaire européen dans son ensemble. Si la supervision se fait à l’échelle de la zone euro, en cas de faillite, le potentiel sauvetage des institutions bancaires est une affaire nationale. Cette disparité pousse alors les pays de l’Union à tenter de conserver leurs prérogatives sur leurs systèmes bancaires nationaux.

Toutefois, la principale promesse non tenue par l’euro est que celui-ci a finalement accéléré les divergences économiques entre pays. Dès 1998, Friedman mettait en garde contre la survenue de chocs asymétriques qui, en l’absence de politique monétaire autonome, ne pourraient être réglés que par une politique budgétaire probablement très coûteuse. Ceci fut particulièrement mis en évidence par les politiques de dévaluation interne (baisse des salaires, des prestations sociales…) qui ont suivi la crise des dettes souveraines, notamment en Grèce ou au Portugal.

Les dévaluations de taux de change, plus indolores pour les populations, étaient devenues impossibles avec l’euro. Pourtant, certains appellent à plus de coordination dans les politiques économiques car les pratiques de certains membres de la zone euro (comme l’Allemagne) s’apparentent à des dévaluations internes qui se font au détriment de la compétitivité des autres pays. Un pays ne devrait pas pouvoir baisser son coût du travail sans l’accord des autres. D’autant que les niveaux de richesse et de fiscalité différents (cas des travailleurs détachés par exemple) au sein de la zone euro créent parfois une concurrence déloyale préjudiciable à l’intégration économique, mais surtout à l’adhésion à une citoyenneté européenne.

L’analyse proposée par Krugman

Krugman propose une analyse de cette divergence dans la lignée de l’économie géographique. Il considère que l’euro, en créant un marché unique, a accentué les divergences de spécialisation entre le Sud et le Nord de la zone. Cherchant des effets de clusters et des économies d’échelle, chaque pays va ainsi tendre à se spécialiser dans une ou plusieurs activités. Les entreprises industrielles vont ainsi chercher à se localiser dans des régions déjà industrielles et compétitives.

Cette divergence est accentuée par le fait que la zone euro n’est pas une zone monétaire optimale (ZMO) pour reprendre les termes de Mundell (A Theory of Optimum Currency Areas, 1961). Une ZMO regroupe des pays partageant une même monnaie et possède des mécanismes d’ajustement en cas de choc asymétrique. Le partage de la devise rend alors impossibles les ajustements par le taux de change, mais ceux-ci doivent rester possibles par une forte mobilité du facteur travail, des transferts budgétaires conséquents et une flexibilité des prix et des salaires. Or, en Europe, le travail n’est que peu mobile en raison des différences culturelles et linguistiques, et surtout, le budget européen (1 % du PIB) ne permet pas des transferts assez conséquents pour absorber les chocs asymétriques.

Sur le plan politique, l’adoption de l’euro est concomitante avec le refus de la constitution européenne en 2005. Ce refus marque le premier coup d’arrêt à l’intégration politique européenne incarnée aujourd’hui par la montée des partis eurosceptiques. Il semble que dans le discours politique, un abandon de l’euro et des bienfaits économiques de l’Union européenne soit inenvisageable. Pour autant, il est plus fréquent de la part des figures politiques de chercher à regagner une forme de souveraineté politique qui aurait été déléguée à Bruxelles. Ainsi, l’euro ne se sera que peu accompagné d’un approfondissement politique de l’intégration européenne.

Comment parachever l’euro ?

Des difficultés subsistent 20 ans après la création de la monnaie unique, qui n’a pas tenu toutes ses promesses ambitieuses. Néanmoins, à la faveur de la crise sanitaire – choc exogène sans précédent en Europe –, il semble que l’euro soit à la croisée des chemins et que ses défauts de naissance puissent être corrigés. La mise en place d’eurobonds pour financer le plan de relance NextGenerationEU (750 milliards d’euros) propose désormais un instrument budgétaire européen. Ceci pourrait convaincre les pays les plus réticents à mettre en place un budget européen permanent. De plus, l’émission de titres de dette européens renforce la solidité des dettes en euros et participe à faire de l’euro une monnaie de réserve qui pourrait contester l’hégémonie du dollar.

Certains proposent aussi une assurance chômage européenne (Ragot, Civiliser le capitalisme, 2019) sur le modèle fédéral américain. Lorsqu’un pays traverse une crise majeure, ses chômeurs sont indemnisés par un fonds commun européen. Cela met alors en place des mécanismes de redistribution qui pourraient faire de la zone euro une ZMO.

Ainsi, avec 20 ans de recul, l’expérience originale de la monnaie unique a apporté des bienfaits économiques au continent. Pour autant, certains défauts de naissance se sont révélés très coûteux (l’absence de mécanismes de redistribution par exemple) au moment où la zone euro a traversé des chocs asymétriques. Alors que la création de l’euro est un projet qui s’est fait sur près de 30 ans, il semble important aujourd’hui de redonner de la perspective à la monnaie unique si on souhaite la parachever. L’intégration monétaire doit retrouver un nouveau souffle si elle ne veut pas entraîner avec elle une désintégration politique. Car certes l’euro est un bien en partage entre 19 pays, mais il en souligne aussi les disparités. Ce qui peut alimenter le ressentiment à son égard.