économie géographique

Prix Nobel d’économie 2008, Paul Krugman est à l’origine d’un nouveau mouvement de la pensée économique : l’économie géographique. Nous allons comprendre comment il est arrivé à théoriser l’économie par le biais de la géographie en partant de son analyse du commerce international. Par la suite, nous verrons comment le modèle de centre-périphérie nous amène à considérer la notion d’attractivité. Nous essaierons de comprendre cette dernière, d’en expliquer les rouages et analyserons pour finir le cas de la France.

Le commerce international selon Krugman

D’après Paul Krugman, de nos jours, le commerce international ne peut plus être compris comme un simple mécanisme d’échange entre nations spécialisées dans un secteur de l’économie ou sur un produit particulier. Les théories qui partaient de ce postulat sont les théories dites « classiques » du commerce international, comme celle des avantages comparatifs de Ricardo ou la théorie HOS. Ces dernières sont incomplètes puisque certains de leurs axiomes ne sont pas constatés de fait.

Des modèles qui ont des limites

En réalité, la main-d’œuvre n’est pas parfaitement mobile et il existe aussi des coûts de transport et de transaction associés aux échanges. Ces modèles ont donc des limites. Par exemple, il est impossible d’expliquer avec la théorie de Ricardo l’existence et l’essor du commerce intrabranche ni même les échanges entre deux pays à la productivité similaire.

D’après Krugman, on ne peut plus penser le commerce international sous cette forme simpliste puisque les échanges ont été démultipliés et qu’ils sont dorénavant interdépendants. Il explique aussi que comme les firmes se sont affirmées au détriment des États, il n’est plus pertinent d’utiliser des modèles par pays. Par conséquent, il formule une nouvelle théorie du commerce international.

Pour Krugman, la concurrence est imparfaite et le commerce international est régi par les économies d’échelle. Dès lors, la région la plus importante offre des débouchés plus importants et les acteurs économiques auront tendance à se localiser à proximité de ces régions dynamiques, malgré des coûts du travail souvent plus élevés. Cela fait croître le nombre d’entreprises dans la région et attire les autres entreprises par un phénomène d’agglomération (pensez aux fameux clusters…).

La mondialisation a donc profité à certains territoires bien précis et nous sommes rentrés dans une logique de l’agglomération qui creuse les inégalités. Finalement, le phénomène d’agglomération est autoentretenu, c’est un cercle vertueux pour la région dominante.

À noter qu’en théorie, l’accumulation d’entreprises et de salariés dans une même région conduit à une hausse du coût du travail. Si ce coût lié au travail est supérieur à celui lié au transport quand on le compare aux autres territoires, les entreprises auront tendance à se localiser dans une région périphérique plus avantageuse.

La Nouvelle économie géographique

Avant de poursuivre, il faut bien comprendre que la création de l’Union européenne et l’internationalisation croissante des marchés ont contribué à dissiper la vision du commerce international comme des échanges entre nations pour aller vers une vision du commerce international comme des échanges entre firmes implantées dans des territoires très spécifiques : des villes, voire des quartiers. En prenant conscience de ce fait, Paul Krugman a prolongé sa vision du commerce international en créant la Nouvelle économie géographique (NEG).

La notion de centre-périphérie

Le modèle centre-périphérie est présenté par Paul Krugman dans Geography and Trade. Si le commerce international est régi par les économies d’échelle, alors les régions avec la plus grande production sont plus dynamiques et vont donc attirer les agents économiques du monde entier. La production va donc se concentrer sur un territoire, qui peut être aussi petit qu’une ville ou un quartier.

Ce territoire est appelé par Paul Krugman le « centre ». Le centre est voué à devenir densément peuplé et à abriter des populations aux revenus élevés. Les régions qui ne sont pas des « centres » représentent donc la « périphérie ». Afin d’expliquer les concentrations géographiques particulièrement importantes d’industries ou de services, Paul Krugman reprend les arguments énoncés par Marshall à propos des clusters dans ses Principles of Economics (1890).

Il explicite les externalités positives qu’entraîne l’existence d’un marché du travail spécialisé qui réduit les coûts de recrutement et concentre des individus qualifiés. Les échanges informels au sein du cluster induisent aussi des externalités technologiques et informationnelles grâce à une transmission accrue des savoirs et des connaissances entre travailleurs.

L’exemple de l’Union européenne

Nous allons nous servir de l’analyse de Paul Krugman en étudiant le cas de l’Union européenne en guise d’exemple. D’après Paul Krugman, l’intégration européenne pousse les pays membres à exploiter leurs avantages comparatifs afin de pouvoir rivaliser en situation de libre-échange. Par conséquent, les spécialisations industrielles s’intensifient.

Si l’on prend l’exemple de l’industrie automobile européenne, on constate que certaines régions (Allemagne et France dans une moindre mesure) dominent et que d’autres connaissent une désindustrialisation. Cette analyse est cruciale puisque de telles polarisations ont d’importantes conséquences. En effet, elles contribuent à créer des chocs asymétriques au sein de l’Europe, à déséquilibrer les balances commerciales et à augmenter les inégalités.

De plus, la NEG intègre les rendements croissants à cette théorie. Par conséquent, si le centre dispose ne serait-ce que d’un infime avantage par rapport aux régions périphériques, alors une réduction des barrières à l’échange est susceptible d’entraîner une migration des travailleurs et un transfert des activités productives des périphéries vers le centre. Comme vu précédemment, cela conduit à un phénomène d’agglomération qui s’autoentretient. Dans le cadre de l’Union européenne, cela permet d’expliquer l’existence d’une convergence en clubs.

En effet, alors même que l’UE portait la promesse d’une convergence absolue pour tous les pays membres, il s’est formé un « centre » puissant en Europe et des « économies périphériques » qui, elles, sont davantage en difficulté. Par conséquent, les convergences de niveau de vie se font par clubs de pays, parmi lesquels on peut retrouver les pays méditerranéens (Italie, Grèce…), les PECO (Pays d’Europe centrale et orientale, c’est-à-dire les ex-antennes soviétiques intégrées dans l’Europe) et l’Europe de l’Ouest (France, Allemagne). On constate donc que plus on échange, plus il y a des écarts croissants tirés par des pôles plus attractifs ou développés, et donc plus les inégalités se développent.

De l’agglomération à la glocalisation

Krugman étudie la spécificité des territoires et parle des économies d’agglomération. Par exemple, l’objectif des zones franches est de concentrer les performances économiques de firmes étrangères dans un territoire défini hyperattractif afin de pouvoir diffuser cette dynamique par la suite. Ce fut la stratégie adoptée par les NPIA dans les années 1970. Ils accueillaient des IDE et les concentraient dans des zones géographiques spécifiques avec des flux de transport forts afin que l’innovation se diffuse. L’économie géographique et l’attractivité du territoire amènent la concentration.

Il est important de remarquer que dans un sens, les économies d’agglomération vont à l’encontre de la mondialisation puisqu’elles concentrent le pouvoir économique dans des territoires limités, mais que paradoxalement, ce sont ces économies qui nourrissent la mondialisation en permettant aux firmes de se développer. Par conséquent, la mondialisation ne peut plus avoir pour corollaire l’idée d’un développement du monde entier, puisqu’au sein même des nations il va y avoir des territoires marginalisés alors que des régions, métropoles, voire quartiers, profitent pleinement de la mondialisation.

La NEG qualifie ce phénomène de « glocalisation ». Ce terme qualifie l’émergence d’acteurs globaux qui se concentrent dans des zones restreintes. Nous assistons donc à une polarisation spatioéconomique, où l’on voit émerger des territoires quasi autonomes économiquement parlant. On peut parler « d’économie archipel », puisqu’il émerge des îlots de productivité à l’échelle d’un quartier/ville insérés dans les pays moteurs. Il est important de souligner que les États participent à la formation de ces archipels, par exemple par la mise en place de pôles de compétitivité.

L’émergence du concept d’attractivité

On constate depuis le début des années 2000 que le concept d’attractivité remplace progressivement celui de compétitivité. Ce changement n’est pas anodin, il révèle un changement de la structure des économies, puisque la notion d’attractivité reflète davantage le comportement des économies dans un environnement plus concurrentiel.

L’attractivité est la capacité d’un territoire à attirer (stratégie offensive) mais aussi à retenir (stratégie défensive) des acteurs économiques sur son territoire. C’est un facteur clé si l’on analyse le commerce international comme le fait Paul Krugman, car il faut être attractif pour attirer les acteurs économiques et créer ainsi un cercle vertueux. L’attractivité des territoires est devenue l’outil principal de la concurrence internationale et est centrale dans l’intervention des pouvoirs publics aujourd’hui. Le but pour les pays est de développer une rente de situation, de renouveler constamment leurs avantages compétitifs, comparatifs et stratégiques.

Les entreprises sont au centre de cette démarche, néanmoins c’est à l’État de la favoriser. On peut avoir deux visions face à ce phénomène : pessimiste ou optimiste. On peut être pessimiste face à la glocalisation, car cela veut dire que les pouvoirs publics n’ont plus le rôle d’acteur clé (synonyme du modèle top-down), mais un rôle d’accompagnateur (synonyme du modèle bottom-up). Néanmoins, on peut être optimiste en affirmant que ce rôle lui correspond mieux et que l’État reste un acteur, seulement, un acteur parmi d’autres désormais.

Quels sont les facteurs d’attractivité des territoires ? Premièrement, on retrouve le système technologique. En effet, les innovations et le progrès technique ont une importance capitale sur l’attractivité et la constitution de clusters. Ensuite, on retrouve un marché du travail flexible, avec des cultures et normes managériales propices au travail. On peut aussi citer un environnement administratif qui n’est pas une écrasante bureaucratie, un environnement fiscal favorable et la présence d’infrastructures fiables.

Quel rôle pour l’État selon Paul Krugman ?

Quand une région est attractive, que c’est un « centre » économique, les États se doivent d’être accompagnateurs de la prospérité et non acteurs directs. Néanmoins, pour les « périphéries », la question de la survie des territoires peut devenir l’objet de politiques commerciales stratégiques. Dans ce cas, les pouvoirs publics se rapprochent du comportement des entreprises (maximisation du profit, valorisation des espaces…).

Par exemple, la percée d’Airbus et la création de l’Aerospace Valley ne sont pas dues au hasard, elles se sont faites grâce aux financements de l’UE et de la France. Le soutien a été ciblé et il s’agit d’une spécialisation territoriale. Dorénavant, le pôle de compétitivité Aerospace Valley est un « centre », un cluster qui regroupe différentes entreprises dynamiques.

Dans ce cas de figure, on ne se contente plus des avantages comparatifs, qui ne sont que constatés, mais l’on construit à l’échelle locale des avantages concurrentiels, aussi appelés avantages compétitifs. Cette notion développée par Porter dans Competitive Strategy (1980) explique qu’il doit y avoir une dynamique de création de la part des pouvoirs publics via des politiques volontaristes d’intégration du territoire dans le commerce international.

L’État peut essayer de favoriser le passage des produits élémentaires aux produits complexes. Il doit aussi favoriser les actifs spécifiques (notion théorisée par Williamson) et peut être à l’origine de la demande en passant lui-même commande.

La France : constat et solutions

Et la France dans tout ça ? La France a ses avantages et ses inconvénients. Les avantages français sont principalement son marché intérieur dynamique et son potentiel démographique à long terme, la qualification et la productivité de la main-d’œuvre française ainsi que la densité et l’efficacité des infrastructures (réseau routier, ferroviaire, portuaire, Internet haut débit…).

Les désavantages français, quant à eux, sont la rigidité du droit du travail, le niveau des charges fiscales, les charges et les coûts salariaux, une administration trop bureaucratique et des pôles d’innovation/compétitivité aux performances plutôt décevantes.

Il s’agit pour l’économie française de rendre son territoire plus attractif en éliminant les barrières frictionnelles. Elles peuvent être autant fiscales qu’institutionnelles ou administratives… Voici quelques pistes. Construire un statut fiscal aux impatriés permettrait de simplifier le droit français et de délivrer des autorisations de travail plus facilement. Rendre la fiscalité moins écrasante en France, pays où l’impôt sur les sociétés était historiquement de 33,3 % (celui-ci baisse cependant graduellement depuis 2020 pour atteindre les 25 % en 2022).