Régulation GAFAM

Que peuvent les États face aux géants du numérique qui ont aujourd’hui un poids sans précédent dans notre économie et nos vies quotidiennes ? Où en est la régulation “GAFAM” ? Ce n’est qu’en juillet 2022 que le Parlement européen a adopté le Digital Market Act, présenté fin 2020 par la Commission Européenne. Il sera applicable à partir de 2023 et a pour objectif de limiter les pratiques anticoncurrentielles des grandes plateformes numériques.

La domination des très grandes entreprises du numérique fait depuis plusieurs années l’objet d’études et de critiques en raison de leurs dommages importants sur l’équilibre du marché, les blocages de l’innovation et le bien-être des consommateurs. Ainsi, le rapport d’enquête antitrust de la Chambre des Représentants aux États-Unis publié en octobre 2020 étudie la position des GAFAM et déclare que « ces sociétés n’étaient auparavant que des petites start-ups défiant le statu quo mais elles se sont depuis transformées en monopoles comme on en avait plus vu depuis l’ère des barons du pétrole ». On va s’intéresser à la régulation de ces géants et je m’appuierai notamment sur l’œuvre Peut-on réguler les grandes entreprises numériques ? de Nicolas Colin, de Nouvelle Economie de Daniel Cohen et enfin de la note du CAE « Plateformes numériques : réguler avant qu’il ne soit trop tard ».

Le problème de la « nouvelle économie »

Daniel Cohen parle de « nouvelle économie » pour qualifier l’émergence de l’industrie des technologies de l’information et de la communication (TIC). Une des particularité de l’économie des TIC est sa structure des coûts. En effets c’est une économie à coûts fixes très importants et irrécupérables (c’est donc des sunk costs) mais les coûts variables sont ensuite faibles. On peut comprendre ça assez facilement : la mise au point d’un logiciel donné demande d’engager des coûts considérables mais répliquer ce même logiciel indéfiniment par la suite est simple. C’est pourquoi on a affaire à des rendements d’échelle croissants. Ici la présence de coûts irrécupérables constitue une barrière naturelle à l’entrée conséquente mais qui pour autant ne voue pas d’emblée le marché à être verrouillé par des monopoles car les perspectives de profit demeurent très attractives.

Rappel du calcul du coût moyen : CM(Q) = CF + CV(Q)/Q = CFM(Q) + CVM(Q)

avec CF : coûts fixes, CV : coûts variables et Q : quantité. Ici les CF sont élevés mais les CV sont faibles donc plus Q augmente plus CM diminue.

Un autre élément qui rend le numérique propice à des structures concurrentielles imparfaites est l’existence des « effets de réseaux » qu’on peut définir comme le phénomène par lequel l’usage d’un produit dépend de la quantité d’utilisateurs. C’est le cas par exemple avec un réseau social comme Facebook : on aura intérêt à être dessus car tous nos amis sont dessus. Il y a ainsi une logique de « winner takes all » : l’entreprise qui aura réussi à capter le réseau d’utilisateurs pour un service donné sera difficilement concurrencée dans le futur. Il existe également des barrières au développement pour les nouveaux entrants sur le marché liées aux avantages des insiders à cause des données collectées qui sont de plus en plus concentrées dans les mains des mêmes acteurs.

À cela s’ajoute la tendance des grandes entreprises du numérique à la concentration : cela se fait notamment par le biais des acquisitions tueuses : le rachat de nouvelles petites entreprises innovantes mais avec un faible chiffre d’affaire par les géants déjà en place. Ainsi entre 1991 et 2018 les GAFAM ont réalisé 234 acquisitions tueuses pour un montant de 142 Milliards de dollars ; on peut mentionner celle de Newport (un petit fabricant de respirateurs innovants) par Covidien en 2012, qui aurait ensuite fermé le projet prometteur sur lequel Newport travaillait pour protéger ses ventes. Le CAE préconise une diminution des seuils de notification en termes de chiffre d’affaires afin de détecter plus facilement les cas de start-ups sans chiffre d’affaires qui se font racheter par des géants et il devrait également y avoir un renforcement du contrôle ex post à la transaction, le problème avec cette solution est qu’elle crée de l’insécurité juridique.

Ces grandes entreprises sont ainsi devenues ce qu’on appelle des « plateformes structurantes », c’est-à-dire qu’elles ont un tel poids sur le marché et sur l’économie qu’il est difficile pour les autorités publiques d’avoir une action régulatrice efficace sans avoir de conséquences risquées pour la société. L’Autorité de la concurrence propose une méthode pour définir ces entreprises avec trois critères cumulatifs : c’est une entreprise avec une activité d’intermédiation en ligne ; elle possède « un pouvoir de marché structurant qui lui permet de contrôler l’accès ou d’affecter de manière significative le fonctionnement du ou des marchés sur lesquels elle intervient » et enfin elle « joue un rôle central pour les acteurs des marchés, qu’ils soient des concurrents, des utilisateurs de leurs services ou des entreprises tierces, qui doivent accéder aux services proposés par ces plateformes « structurantes » pour développer leurs propres activités ».

Historique de la régulation des géants du numérique

Le régulateur a pour fonction l’optimisation du fonctionnement du marché, qui, laissé aux acteurs en place, présente des failles majeures. Les régulateurs interviennent dans les secteurs sujets aux imperfections de marché. Dans le cas du numérique, ces imperfections concernent la structure de concurrence imparfaite du fait de la position dominante des géants.

Comme le présente Nicolas Colin dans Peut-on réguler les grandes entreprises numériques ?, un des problèmes de la régulation du numérique est l’échelle à laquelle les entreprises du numériques opèrent qui dépasse largement les frontières au sein desquelles les règles d’un Etat fonctionnent. Nicolas Colin explique qu’avec la globalisation des entreprises les Etats ont continué à réguler les marché au travers des différents traités qui organisent le commerce international. Et à partir de l’émergence de l’économie numérique dans les années 1990 on commence tout de suite à édicter des grandes règles qui sont toujours de rigueur. Cependant les politiques que les US mettaient en œuvre s’inscrivaient dans une logique de politique industrielle et visaient davantage à encourager le développement des entreprises numériques qu’à les encadrer, ces politiques d’hier sont en partie responsables du succès contemporain de ces plateformes.

Les entreprises du numérique américaine ont un avantage compétitif d’abord car c’est aux États-Unis que l’économie numérique a émergé et aussi parce que les politiques publiques sont plutôt laxistes vis-à-vis de ces entreprises. En effet, quoiqu’il arrive les politiques régulatrices ne doivent pas compromettre les intérêts économiques des entreprises numériques. De plus, comme le rappelle Colin, le système juridique américain de Common Law est plus favorable aux entreprises numériques que le système Civil Law de rigueur dans la majorité des pays européens car il laisse aux entreprises une plus grande possibilité d’objecter l’application d’une réglementation. Enfin, le poids des lobbies joue également sur la faible régulation de l’économie numérique dans la mesure où ces entreprises participent au financement des campagnes politiques.

Pour ce qui concerne l’Europe, les autorités rencontrent davantage de difficultés d’abord liées au manque de coordination entre les Etats européens qui tentent de réguler chacun de leur côté des entreprises qui outrepassent les frontières. De plus, les autorités européennes doivent essayer de réguler les géants américains sans pour autant entraver le développement des starts-ups européennes. L’Europe fait souvent l’objet de critiques concernant ses politiques de concurrence qui sont accusées d’entraver le développement des entreprises novatrices et empêchent l’émergence d’un géant européen capable de rivaliser avec les Américains et les Chinois. Cependant la note du CAE « Concurrence et commerce : quelles politiques pour l’Europe ? » (2019) nuance ces critiques en expliquant que c’est plutôt le laxisme américain qui est à critiquer car il mène à une hausse des concentrations néfaste à la concurrence et aux consommateurs et que les mesures s’appliquent également aux entreprises étrangères qui tenteraient de pénétrer le marché européen. Une étude plus approfondie des politiques de concurrence européenne et américaine est disponible ici.

La Chine a, à son tour, développé sa conception de la « régulation » en devenant un acteur principal dans l’économie numérique globale grâce à sa politique industrielle de laquelle sont nés des géants comme Alibaba. Un des éléments centraux de la régulation chinoise est le protectionnisme à l’égard des géants américains. Par ailleurs, les entreprises chinoises ont saisi les spécificités notamment culturelles du marché chinois pour s’imposer de manière dominante contre les entreprises étrangères.

Les voies de la régulation des GAFAM

Le CAE fait plusieurs propositions dans sa note « Plateformes numériques : réguler avant qu’il ne soit trop tard » (2020) : Tout d’abord il faudrait agir afin de donner du pouvoir aux consommateurs pour favoriser la migration d’une plateforme vers les plateformes concurrentes et le multi-homing (l’utilisation de plusieurs plateformes pour un même service), cette mesure est mise en application dans le Digital Markets Act concernant les applications de messagerie.

La question de la collecte et l’exploitation des données est bien sûr importante. En effet, les données semblent constituer une facilité pour les entreprises en place sur le marché car elles permettent de récupérer des recettes grâce à la publicité ciblée sur les comportements individuels et servent largement les entreprises en place à maintenir leur avance sur leurs concurrents. Il a alors été pensé de considérer ces données comme une « facilité essentielle » tel que le concept est défini par le droit de la concurrence : « l’infrastructure nécessaire pour atteindre les clients ou pour permettre aux concurrents d’exercer leurs activités ». Si c’est le cas, une mesure à prendre serait d’ouvrir l’accès à ces données personnelles à la concurrence pour faciliter leur entrée sur le marché. Cédric Durand, dans son ouvrage Technoféodalisme : critique de l’économie numérique (2020), part de l’accès inédit et temporaire des données de Google qui ont aidé à évaluer l’impact des restrictions sanitaires sur la propagation de la Covid pour appeler à ce que des données d’intérêt général comme celles-ci soient disponibles de manière permanente. De là il serait envisageable de considérer que certains services fournis par les plateformes numériques sont des « infrastructures essentielles » pour en exiger un accès libre.

Plusieurs pistes de régulation sont envisagées dans le rapport de la Commission, le démantèlement y compris ou encore la remise en question des acquisitions jugées anticoncurrentielles comme le rachat d’Instagram par Facebook. Le démantèlement est néanmoins rarement considéré puisque la procédure est complexe et les résultats sont incertains. Le cas d’AT&T illustre bien le problème : l’entreprise a été séparée en plusieurs entités et les impacts en termes d’efficacité ont été négatifs et cela n’a même pas permis de stimuler l’innovation par ailleurs. C’est pour cela que le CAE considère que c’est une option de dernier recours.

La piste que le CAE privilégie est le renforcement de la régulation ex ante : il est essentiel de doter les autorités de la concurrence européennes d’outils performants pour agir ex ante en plus du contrôle ex post déjà existant. Une régulation à mi-chemin entre la régulation ex post et ex ante est également envisageable : il s’agirait de créer une liste de plateformes qui seraient en permanence sous la surveillance des autorités de la concurrence. Cette piste est celle que tente de mettre en œuvre le Digital Market Act européen, il s’agirait de compléter le droit européen qui semble insuffisant à la régulation des plateformes numériques par la sanction ex post des ententes par une régulation ex-ante. Il est également souhaitable de redonner davantage de pouvoirs aux usagers et consommateurs en permettant la portabilité non seulement des données mais aussi de l’identité pour favoriser la migration vers des plateformes concurrentes et le multi-homing. Davantage de transparence doit également être imposée aux grands acteurs du numérique par l’ouverture renforcée des interfaces et l’implication des citoyens et experts dans l’expérimentation et le contrôle des algorithmes. Le rapport d’enquête a de ce fait écrit que “les lois antitrust devraient être conçues pour protéger les consommateurs mais aussi les salariés, les entreprises indépendantes, les marchés, l’économie et les idéaux démocratiques.”