Il ne t’aura sûrement pas échappé durant tes cours d’ESH que la concurrence est un concept essentiel et crucial en économie. Par ailleurs, elle est aussi, plus pragmatiquement, particulièrement appréciée des concepteurs d’ESH et notamment d’Emmanuel Combe : co-concepteur du sujet de l’ESCP/Skema. C’est que Monsieur Combe s’avère être également vice-président de l’Autorité de la Concurrence depuis maintenant plus de 8 ans (l’instance qui mène la politique de la concurrence à l’échelle nationale, ses camarades étant la DGCCRF agissant à l’échelle locale, et la Commission Européenne à l’échelle européenne).

Le sujet de 2020 ne m’inscrira pas en faux puisqu’il faisait complètement écho à cette notion. Tout comme c’était aussi le cas pour le sujet de l’ESCP 2015, de l’ESSEC 2011, de l’ESCP 2006, d’HEC 2000… Sans parler des sujets dans lesquels les éléments de l’économie de la concurrence étaient mobilisables, tant ce concept et ses ramifications s’avèrent transversaux.

En espérant t’avoir convaincu de l’importance du thème, je te propose désormais un humble guide non exhaustif des pratiques anti-concurrentielles, celles contre lesquelles lutte Monsieur Combe, pour t’y retrouver dans cette épaisse jungle et t’octroyer par la même occasion des repères conceptuels facilement mobilisables et souvent appréciés des correcteurs.

Le cas des ententes

La première des deux grandes catégories de pratiques anti-concurrentielles, déterminées en se basant sur ce contre quoi lutte principalement la politique de la concurrence, est celle des ententes. Elles désignent une collusion entre entreprises qui vont décider de contrevenir au libre-jeu de la concurrence en décidant de s’unir plutôt que de s’affronter. Et ce, en vue de capter une partie du surplus du consommateur et de le convertir en profit, i.e. en bien-être pour le producteur. Cela dit, bien que le concept semble suffisamment simple, les ententes peuvent recouvrir différentes réalités.

Des plus timides…

Premièrement viennent les ententes tacites. Plutôt réservée et introvertie, l’entente tacite craint le courroux du régulateur et use de divers subterfuges pour parvenir à ses fins, tout en restant discrète. L’un d’eux consiste, pour les entreprises, à utiliser le signal émis par les prix afin de se coordonner sans se faire repérer. En effet, le prix est une information accessible à tous et permet de vérifier qu’une entreprise reste coopérative dans l’entente et ne s’en extrait pas en baissant ses prix (ce qui lui permettrait d’attirer toute la demande au détriment de ses ex-collaborateurs dans l’entente). Ainsi, vérifier que les prix restent stables chez les concurrents permet de s’assurer que ceux-ci sont toujours dans la volonté implicite de s’entendre et de ne pas se livrer au coûteux jeu de la concurrence.

Par ailleurs, une version plus élaborée de cette stratégie incorpore la possibilité de faire varier les prix sans rompre l’entente : c’est le leadership par les prix. Ainsi, l’entreprise considérée comme leader dans l’entente (en termes de parts de marché par exemple) peut communiquer publiquement les raisons motivant ses changements de prix, en mentant ou non. Cette communication va permettre aux autres membres de l’entente tacite d’anticiper ces changements et donc de comprendre qu’ils ne résulteront pas d’une volonté de s’extraire malicieusement de la collusion implicite.

Une technique astucieuse est d’ailleurs justement utilisée pour détecter les tricheurs et pérenniser l’entente tacite : c’est la clause du meilleur prix (« on vous rembourse deux fois la différence si vous trouvez moins cher ailleurs »). Cette clause permet d’utiliser à son insu le consommateur et la force de son intérêt individuel comme un détecteur efficace des entreprises non coopératives.

… aux plus gourmandes

Une autre forme d’entente, plus engagée et engageante, est celle des fameux cartels. On considère même parfois que le terme cartel dépasse le champ sémantique attribué à celui d’entente. En effet, un cartel exige une coopération explicite entre les entreprises qui le constituent. Si les cartels aboutissent généralement à une hausse des prix située entre 20 et 30% par rapport au prix concurrentiel, tous ne sont pas couronnés de succès (comme ce fut le cas pour des cartels du café, du cacao ou encore du cuivre). Une liste non exhaustive des conditions propices à la formation d’un cartel peut ainsi être dressée :

  • un marché en oligopole – i.e. un faible nombre d’offreurs (la moyenne ayant été évaluée à 8 par Combe et Monnier en 2012 en Europe) – qui rend plus simple la concertation entre entreprises ;
  • une faible élasticité-prix de la demande qui signifie que la demande est captive de l’offre, et que les prix peuvent être modifiés sans grand effet sur celle-ci ;
  • une forte homogénéité des produits qui facilite l’établissement d’un compromis entre les entreprises pour fixer un même prix commun ou un prix plancher minimum ;
  • une demande volatile et d’importants coûts fixes qui font que les pertes des entreprises en cas de baisse de la demande sont importantes et justifieraient donc une cartellisation de celles-ci.

Une fois le cartel effectivement constitué, ses pratiques peuvent aller des classiques fixations d’un prix commun ou d’un même prix plancher – comme mentionné au-dessus – à des pratiques plus originales. Parmi celles-ci, on retrouve notamment le partage d’informations confidentielles, la répartition de segments de la clientèle entre les différentes entreprises cartellisées (« moi je fournis les hôtels, toi les restaurants ») ou encore la répartition de zones géographiques.

Les barrières stratégiques à l’entrée

Enfin, un outil apprécié des cartels qui permet d’accroître leur durée de vie n’a pas encore été mentionné. Il s’agit des barrières stratégiques à l’entrée dont le but est de limiter la contestabilité des marchés (Baumol, Panzar et Willig, 1982), c’est-à-dire de limiter la libre entrée et sortie du marché (une des cinq conditions de la concurrence pure et parfaite posées par Knight en 1921 dans Risk, Uncertainty and Profit). Contestabilité qui, pour Baumol et al. (ibid.), est la meilleure garantie qu’un marché sera concurrentiel (grâce à ce qu’ils appellent la concurrence potentielle).

Mais les barrières stratégiques ne sont pas l’apanage des entreprises cartellisées, qui peuvent en réalité en user uniquement grâce au pouvoir de marché accru qu’elles ont acquis via leur collusion. En effet, ces stratégies font partie d’un ensemble plus grand, celui qui constitue la deuxième grande catégorie de pratiques anti-concurrentielles : les abus de position dominante.

La pratique des abus de position dominante

En effet, si les cartels sont capables de limiter la contestabilité des marchés, c’est parce qu’ils possèdent un pouvoir de marché important. Celui-ci peut être mesuré par l’indice de Lerner ([Prix – Coût marginal]/Prix) qui permet de voir à quel point une entreprise est capable de s’éloigner du prix concurrentiel – qui, à l’équilibre, est censé être égal au coût marginal – et de générer une marge (mark up). Si ce pouvoir de marché important n’est pas un problème en soi et peut tout à fait résulter d’une concurrence libre par les mérites (ce qui n’est évidemment pas le cas pour un cartel), c’est son utilisation abusive qu’on considère comme anti-concurrentielle.

Il est ainsi possible de définir l’abus de position dominante comme le fait de profiter de son pouvoir de marché via l’adoption de pratiques abusives pour entraver volontairement le libre-jeu de la concurrence. Deux sous-formes d’abus de position dominante peuvent dès lors être mises en évidence.

Des abus d’éviction classiques…

Les abus d’éviction sont les plus courants. Ils consistent à décourager de potentiels concurrents d’entrer sur le marché sur lequel on évolue, à retarder les concurrents déjà présents dans la course concurrentielle voire à les éliminer purement et simplement du marché. Parmi les formes les plus classiques, on retrouve les barrières stratégiques précédemment citées. Par exemple, de fortes dépenses en R&D ou en publicité pour impressionner de potentiels entreprises concurrentes et les décourager à entrer sur le marché.

Les prix prédateurs

Une autre barrière stratégique particulièrement connue est celle des prix prédateurs. Comme son nom l’indique, cette stratégie consiste à pratiquer des prix plus bas que ce que la rationalité économique requerrait. Imaginons un monopole contesté par une nouvelle entreprise concurrente. L’entreprise anciennement monopoleuse, et donc en position dominante, profite de son avantage sur le marché pour baisser ses prix quitte à faire un profit négatif, puisqu’elle peut se le permettre temporairement, de sorte à ce que l’entreprise concurrente fasse faillite, étant incapable de pratiquer de tels prix aussi longtemps. Une fois la concurrente évincée, l’entreprise prédatrice peut dès lors augmenter ses prix de manière importante pour restaurer son profit et compenser ses pertes précédentes, maintenant qu’elle est de nouveau en situation de monopole sur le marché.

La prédation sera d’autant plus simple que l’entreprise attaquante est de grande taille et multibranche comme un conglomérat. En effet, ses pertes pourront potentiellement être compensées par des profits sur d’autres marchés qui ne seraient pas dans une phase de prédation. De plus, une entreprise prédatrice ne faisant pas face à des contraintes financières qui s’attaquerait à une concurrente sans trésorerie – qui devra donc emprunter pour supporter le profit négatif et donc entrer dans un cercle vicieux lié au surcoût engendré par le service de la dette – pourra aussi étouffer plus rapidement sa concurrente et mener facilement à bien sa phase de prédation (Fudenberg et Tirole, 1986).

… aux plus contemporains

Des formes plus contemporaines d’abus de position dominante occupent également aujourd’hui les différentes autorités de la concurrence (et notamment la commissaire européenne à la concurrence Margrethe Vestager). Celles-ci concernent principalement les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) qui, de par les effets de réseaux et la logique « winner takes all » qui régissent leurs marchés respectifs, s’accaparent d’énormes parts de marché. On estime par exemple que Google détient plus de 90% des parts du marché des moteurs de recherche dans l’Espace Économique Européen (EEE).

Or, ces « superstar firms » (Autor et al., 2017) se sont adonnées massivement à des « acquisition tueuses », c’est-à-dire au rachat de jeunes pousses innovantes et prometteuses. Mais ce, avant que leur chiffre d’affaire ne devienne trop important, de sorte à ce que l’acquisition passe entre les mailles du filet de la régulation des acquisitions par la politique de la concurrence. Le rachat d’Instagram et de WhatsApp par Facebook en est l’exemple phare. Le seul problème est que ces acquisitions « tuent dans l’oeuf » des potentiels concurrents aux GAFAM, qui, dans les 30 dernières années, ont réalisé plus de 600 acquisitions de cet acabit.

En passant par les abus d’exploitation

Enfin, parmi les plaisirs anti-concurrentiels auxquels s’adonnent les GAFAM, on en trouve également qui relèvent de l’abus d’exploitation et non d’éviction. Cet abus-ci peut se définir comme le fait, pour une entreprise en position dominante sur un marché, de profiter de cet avantage pour imposer des conditions exorbitantes à ses liaisons industrielles (clients en aval et fournisseurs en amont) qui ne sont pas en mesure de les négocier. Dans le cas des GAFAM, c’est le pouvoir de leurs plateformes qui va constituer leur principale arme d’exploitation.

Apple, par exemple, a fait l’objet d’une action collective (plainte groupée de consommateurs) aux États-Unis et d’une plainte auprès de la Commission Européenne pour la commission exagérée qu’elle impose aux entreprises qui vendent des applications sur son App Store. En effet, Apple prélève 30% du montant de chaque vente effectuée sur sa plateforme.

Les autres GAFAM ne sont pas en reste puisque le géant Amazon est par exemple critiqué pour le conflit d’intérêt apparent qu’il existe entre son activité de vendeur en ligne et de gestionnaire d’une plateforme (marketplace) pour des vendeurs autres qu’Amazon. En effet, Amazon peut choisir de copier ce qui fonctionne bien sur sa plateforme parmi les biens vendus par les entreprises tierces et ensuite de les revendre à plus bas coût sur cette même plateforme, puisqu’elle y a évidemment accès gratuitement, contrairement aux entreprises extérieures.

Pour conclure

Tu l’auras compris, les pratiques anti-concurrentielles sont donc diverses et variées, à l’image des productions de l’imaginaire humain quand est en jeu son intérêt personnel, d’autant plus créatif que le butin revêt le doux visage du profit. Il conviendra cependant, autant que faire se peut, de lutter contre ces « animal spirits » (Keynes, 1936).

En effet, si les sanctions et les méthodes de détection des pratiques anti-concurrentielles ne sont pas abordées dans cet article, rappelons à toutes fins utiles au futur ou à la future PDG d’un grand groupe que tu es en puissance, que celles-ci sont bien évidemment répréhensibles et réprimées par les très compétentes et rigoureuses autorités de la concurrence… du moins, en Europe (cf. Sébastien Jean, Thomas Philippon et Anne Perrot, « Concurrence et commerce : quelles politiques pour l’Europe ? », Note du CAE, 2019).