entreprise

Pouvoir de marché, chiffre d’affaires et masse salariale énormes, investissements en recherche et développement, phénomène de concentration… Les grandes entreprises semblent avoir toutes les armes pour dominer le paysage économique. Jouissant d’un avantage considérable et d’une importance cruciale, on peut même se demander pourquoi et comment subsistent les plus petites, écrasées a priori par le poids des grands groupes monopolisant certains marchés.

Néanmoins, les petites entreprises demeurent et semblent même conquérir une part croissante des parts de marché, stimulées par une plus grande flexibilité et une tendance accrue à l’innovation. C’est donc une relation tumultueuse qu’entretiennent petites et grandes entreprises. Le combat moderne entre David et Goliath pourrait bien cette fois se solder par un équilibre entre compétition et besoin réciproque.

Comment définir les entreprises ?

La grande entreprise : une exception qui fait la norme

Pour l’Insee, « l’entreprise est la plus petite combinaison d’unités légales qui constitue une unité organisationnelle de production de biens et de services jouissant d’une certaine autonomie de décision, notamment pour l’affectation de ses ressources courantes. » L’institut ajoute qu’une telle entreprise peut être considérée comme grande si elle vérifie au moins une des deux conditions suivantes :

  • avoir au moins 5 000 salariés ;
  • réaliser un chiffre d’affaires supérieur à 1,5 milliard d’euros et avoir un bilan supérieur à 2 milliards d’euros.

Ainsi, il existe en France 271 grandes entreprises employant à elles seules 3,5 millions de salariés et générant un chiffre d’affaires total de 1 400 milliards d’euros ! Plus d’un tiers du chiffre d’affaires réalisé en France est donc le fruit de 271 entreprises seulement. C’est pourquoi la grande entreprise capte autant l’attention jusqu’à faire de l’exception une référence. Le poids médiatique et politique des grands groupes est aujourd’hui incontesté, en témoignent les pressions menées par les grands groupes bancaires lors des débats lancés à propos d’une taxation sur les transactions financières.

La petite entreprise à la source du capitalisme et de son renouveau

Pour les économistes libéraux du XIXᵉ siècle, l’entreprise est une petite entreprise. En témoigne l’accent porté par ces derniers sur le rôle de l’entrepreneur plus que sur celui de l’entreprise en tant que telle. Historiquement, c’est donc bien la petite entreprise qui a permis l’essor du capitalisme. La révolution industrielle mettra fin à la dissémination du travail qui existait dans les protofabriques de l’industrie textile notamment et encouragera le regroupement de la production dans une fabrique.

La Longue Dépression (1873-1896) et la concurrence accrue entre les entreprises ont ensuite entraîné une vague de pratiques oligopolistiques, augmentant ainsi leur taille. Ces dernières ont ensuite cherché à s’internationaliser pour laisser place à l’ère des multinationales. Néanmoins, à partir des années 1970, les défauts d’une telle organisation vont apparaître, faisant dès lors des petites et moyennes entreprises (PME) le renouveau d’un capitalisme de plus en plus fondé sur l’innovation.

Les mutations du capitalisme ont en effet conduit à une segmentation des marchés laissant une place prépondérante au risque et à l’incertitude. Les PME, grâce à leur taille ont – à la différence des grands groupes – la capacité d’être plus réactives et de pouvoir s’adapter plus facilement et rapidement aux changements, notamment technologiques. Sur le modèle start-up qui commence alors à éclore, “petite entreprise” rime désormais avec innovation et nouvelles technologies, lui permettant d’avoir une avance nette sur les grands groupes.

Quels sont les avantages que détiennent les grandes entreprises sur les petites ?

Les grandes entreprises ont un important pouvoir de marché

Les grandes entreprises possèdent souvent des avantages liés à leur taille sur le reste du marché et sur leurs concurrents. Cet avantage est le fait, comme l’ont montré Nelson et Winter (An Evolutionary Theory of Economic Change, 1982), d’une accumulation au fil du temps de compétences tacites. Elles jouissent ainsi des bénéfices d’un cercle vertueux : plus l’entreprise perdure, plus elle grandit, plus elle est efficace. Au fil du temps, il devient donc de plus en plus difficile pour les nouvelles entreprises de pénétrer sur les marchés où perdurent une ou plusieurs grandes entreprises du fait d’importantes barrières à l’entrée.

Ce pouvoir de marché s’est parfaitement illustré avec la Standard Oil de Rockefeller, qui représentait 90 % du raffinage, du transport, du commerce et de la distribution de pétrole aux États-Unis grâce à des stratégies d’investissements massifs, mais également de rachats de ses concurrents et de conservation de ses parts de marché en écrasant les prix.

Cette taille leur permet, par leur position dominante sur le marché, de jouir d’une rente de monopole obtenue par leur statut de price maker et par les économies d’échelle qu’elles réalisent. De ce fait, elles ont la capacité d’investir massivement dans la recherche et le développement afin de conserver un avantage comparatif, et de maintenir leur position dominante et leur pouvoir de marché. En effet, une étude de 2018 menée par PwC montre que les grandes entreprises de la tech assoient leur position dominante grâce à des investissements massifs. Ainsi, Amazon a par exemple consacré 22,6 milliards de dollars (12,7 % de son chiffre d’affaires) en 2018 pour ce poste de dépenses !

La petite entreprise souffre quant à elle d’une fragilité et d’une instabilité inhérentes à sa taille

À l’inverse, la petite entreprise souffre de sa taille. Son moindre chiffre d’affaires se manifeste par une plus grande fragilité et une moindre capacité à rebondir en période d’incertitudes et de crises. Ainsi, les petites entreprises ont massivement souffert de la crise sanitaire de la Covid-19, car elles possèdent une trésorerie plus faible et donc une marge de manœuvre plus réduite.

Pour ces dernières, l’investissement est un effort considérable et le recours au financement indirect pénalise leur innovation. Elles manquent en effet de capitaux (humains comme matériels) afin de se hisser à la hauteur de leurs ambitions et peinent à attirer les meilleurs talents. Ces derniers préfèrent la stabilité d’une grande structure et la possibilité d’obtenir une meilleure rémunération ainsi qu’un certain nombre d’avantages sociaux liés aux grandes entreprises dans lesquelles résident des délégués syndicaux, des conventions patronales, etc.

Enfin, le management est plus minimaliste et il n’existe pas toujours une hiérarchie proprement dessinée capable d’appliquer les décisions aussi efficacement que dans les grandes technostructures managériales.

Néanmoins, il est à noter que microéconomiquement, au-delà d’un certain niveau de production, la hausse du coût variable moyen l’emporte sur l’amortissement des coûts fixes et les économies d’échelle cessent. Il est même possible que soient supportées des déséconomies d’échelle, du fait de la croissance des coûts d’organisation consécutive à l’augmentation du nombre de tâches et l’allongement des chaînes hiérarchiques. En bref, l’existence de la petite entreprise se trouve justifiée par les limites inhérentes au fonctionnement des grandes entreprises…

Les grandes entreprises ne souffrent-elles pas néanmoins d’une telle taille ?

Grandes entreprises = grandes dépenses

Pour Coase (The Nature of the Firm, 1937), l’entreprise existe car il y a dans le recours direct au marché des coûts de transaction importants qu’il s’agit d’éviter. Néanmoins, il existe également selon lui un coût à l’organisation, au recours à la hiérarchie. Les grandes entreprises subissent donc – à mesure que leur taille s’accroît – des coûts croissants inhérents à l’organisation de la hiérarchie et de la structure productive.

L’essor de la grande entreprise a également complexifié sa gouvernance. On assiste en effet dans la première moitié du XXᵉ siècle à ce que Burnham a nommé la « révolution managériale » (The Managerial Revolution, 1941), induite par la nécessité croissante de faire appel à des managers capables de surpasser la complexité de l’environnement économique et de mettre en place les stratégies adaptées à ce nouveau paradigme.

Enfin, le développement de la globalisation financière dans les années 1980 a entraîné le déploiement de la gouvernance actionnariale, qui à son tour a complexifié la gouvernance des grandes entreprises. C’est la prise en compte de ses limites qui a entraîné l’essoufflement de la grande entreprise comme modèle de référence au cours des années 1980. Le Wall Street Journal allant jusqu’à écrire en 1974 que cette dernière « apparaît de plus en plus comme une espèce de dinosaure claudiquant vers son extinction ».

La grande entreprise en proie à la bureaucratie et à l’inefficacité

À mesure que la taille d’une entreprise s’accroît, il devient nécessaire de coordonner rationnellement l’activité de ses nombreux acteurs.

Max Weber a ainsi montré que l’organisation bureaucratique s’est imposée en raison de sa grande efficacité. Selon lui, les décisions doivent se fonder sur un ensemble de règles et de procédures plutôt que sur la personnalité mouvante du décideur. Comme ce fut le cas au début du XXᵉ siècle, période durant laquelle les managers pouvaient imposer des décisions sans avoir à les justifier. Weber a ainsi pu distinguer trois types d’autorité :

  • l’autorité traditionnelle : le féodalisme, le patriarcat… ;
  • l’autorité charismatique : la religion, la famille… ;
  • l’autorité rationnelle et légale : le droit, la bureaucratie…

Au sein des grandes entreprises, la division du travail y est poussée et les attributions de chacun y sont également définies par des règles. La coopération entre les acteurs est fréquemment organisée dans le cadre d’une hiérarchie où chaque individu est soumis à des relations d’autorité asymétriques, qui vont de ceux qui ont en charge les décisions majeures vers les cadres intermédiaires qui à leur tour supervisent les exécutants.

À l’échelle de l’usine, l’OST développée par Taylor au sein de la Midvale Steel Company dans les années 1880 cherche à lutter contre la « flânerie » des ouvriers. Le bureau des méthodes organise désormais leur travail, imposant aux ouvriers des normes rigides (temps de réalisation, gestes élémentaires, etc.), sous la surveillance de contremaîtres. Ce type d’organisation a ainsi pu être à la source de conflits latents ou déclarés qui altèrent la coopération entre les acteurs (la grève de Watertown en 1911 en est l’un des exemples les plus marquants).

À l’inverse, la petite entreprise apparaît comme un modèle d’innovation et de flexibilité

Mais les routines, qui constituent un atout pour des entreprises en place et qui leur permettent d’accroître leurs parts de marché, peuvent se transformer en handicap en cas de changement de paradigme technologique. Enfermées dans des impasses, elles se retrouvent désavantagées face à des nouveaux entrants plus petits, mais plus ouverts, dans le régime entrepreneurial qui succède alors au régime routinier.

L’économiste qui a le plus vanté les mérites de la petite entreprise est Schumacher. Dans son célèbre ouvrage Small is Beautiful: a study of economics as if people mattered paru en 1973, il souligne les limites du dogmatisme économique qui tend à valoriser uniquement le modèle de la grande entreprise. Selon lui, ce modèle est dépassé et ne répond plus aux enjeux du monde contemporain : « L’économie du gigantisme et de l’automation est un résidu des conditions et de la pensée du XIXᵉ siècle. Elle est tout à fait incapable de résoudre le moindre problème réel de notre temps. »

Aujourd’hui, les petites entreprises, nourries par le modèle des start-up, apparaissent comme des modèles d’innovation (pensons aux nombreuses licornes qui émergent dans le paysage économique français) et de flexibilité leur permettant d’encaisser les chocs exogènes et de réaliser des transitions plus rapides pour constamment s’adapter aux différents paradigmes économiques. Cet avantage n’est pas nécessairement une invention du XXIᵉ siècle. Dès le XIXᵉ siècle, les petits ateliers textiles jouent la carte de la diversification et de l’adaptation à la demande pour subsister face aux grandes filatures mécanisées.

Comment concilier ces deux modèles ?

Grandes et petites entreprises ne doivent pas nécessairement s’opposer

Les différences – aussi grandes soient-elles – que nous avons mises en avant ne doivent pas laisser penser que petites et grandes entreprises doivent s’opposer. Au contraire, elles se nourrissent mutuellement et c’est bien leur complémentarité qui permet de bâtir un tissu industriel compétitif et performant. Cette union est justement recherchée au sein des pôles de compétitivité. Les bassins de petite métallurgie de Birmingham et plus récemment la Silicon Valley en sont de parfaites illustrations. Il s’agit alors de mettre en commun les efforts d’innovation, les réseaux et les talents afin de croître et de briser la routine économique.

L’organisation industrielle moderne se caractérise de surcroît par l’établissement de liens étroits entre grandes et petites entreprises. Les premières délèguent l’activité de recherche et développement aux secondes, tout en leur fournissant des ressources financières et logistiques, et avant éventuellement de les racheter en cas de succès. C’est notamment le modèle suivi par Microsoft, qui participe massivement aux différentes levées de fonds des jeunes entreprises, et donc à leur succès.

Les grandes entreprises ont besoin des petites

C’est en cela qu’il ne faut pas opposer ces deux modèles. Les grandes entreprises possèdent des avantages que les petites envient, et inversement. Les grandes entreprises n’ont aucun intérêt à faire disparaître les petites qui leur fournissent l’innovation et les méthodes dont elles ont besoin. L’enjeu réside bien plus dans la manière dont cette fusion d’intérêts doit s’opérer. Coopération, coopétition, voire OPA hostile qui à l’inverse nourrit les tensions entre petites et grandes organisations et qui perturbe le tissu industriel et humain d’une zone géographique donnée.

Il s’agit alors de garantir un cadre légal permettant des ententes et des collaborations entre ces deux modèles tout en préservant l’intégrité des petites entreprises et le respect des règles de la concurrence afin d’imposer un climat tempéré favorisant la croissance des entreprises et des personnes en leur sein.

Conclusion

Le concept de taille optimale n’est pas sans utilité. Il permet de s’interroger sur les liens entre la taille des entreprises et d’une part les techniques qu’elles mettent en œuvre et d’autre part les marchés sur lesquels elles opèrent. Il permet également de mettre en évidence les évolutions survenues dans l’organisation industrielle et la structure des marchés depuis la Révolution industrielle. Néanmoins, il contient de nombreuses limites. D’une part, l’optimum peut ne pas être le même pour tous les acteurs concernés par l’action de l’entreprise et d’autre part, il ne peut être déterminé que dans des conditions données à un moment précis du temps.