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L’article aborde l’évolution des échanges internationaux dans une approche historique. Ce qui reste central et important pour correctement aborder des sujets sur la mondialisation (cf. ESH ESSEC 2018) ou bien sur le protectionnisme et le libre-échange (cf. ESH ESSEC 2010, 2014 et ESCP 2004). Par ailleurs, il envisage aussi une approche normative en exposant le débat entre protectionnisme et libre-échange, entre autres en opposant la pensée de Paul Bairoch à celle de Jean-Charles Asselain.

L’objectif de cet article, inspiré de l’ouvrage Mythes et paradoxes de l’histoire économique (1993) de Paul Bairoch, est simple. Il s’agit d’approfondir les chapitres concernant La dynamique de la mondialisation économique (dans le module 3 du programme officiel) à l’aide d’exemples précis et originaux. Ainsi, une telle analyse accompagnée d’exemples sera une ressource précieuse mobilisable dans tes dissertations et oraux.

Le libre-échange : une idée qui fait débat…

Après plusieurs siècles de mercantilisme exacerbé, les théories physiocrates du XVIIIᵉ siècle suivies par l’ouvrage Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776) d’Adam Smith marquent une véritable rupture dans le paradigme de l’époque concernant les politiques commerciales. Pour autant, le dilemme demeure. Vaut-il mieux opter pour le libre-échange comme le fait le Royaume-Uni à partir de 1842, plutôt que de se terrer dans le protectionnisme, ou bien choisir un peu des deux comme le recommande Friedrich List en 1841 dans Système national d’économie politique ?

La réponse est loin d’être évidente, en témoigne l’Angleterre. En 1890, elle est la première économie du monde et est libérale depuis 50 ans. Pour autant, sa croissance commence à ralentir, entre autres à cause de la réorientation politique des autres puissances européennes qui optent pour le protectionnisme. Dans un tel contexte, la Fair Trade League est créée en 1881 et plaide pour une restructuration des politiques commerciales via notamment l’imposition de droits à l’importation en représailles.

Seulement quelques décennies après, Chamberlain prononce un discours à Birmingham le 15 mai 1903 dans lequel il plaide pour un accroissement des revenus de l’État et un système préférentiel au bénéfice de l’empire grâce au protectionnisme. A contrario, la même année, Alfred Marshall écrit : « En revanche, il n’est pas seulement opportun, mais il est absolument nécessaire, si l’Angleterre veut maintenir un rang élevé dans le monde, qu’elle ne néglige aucune occasion d’accroître la vigilance de sa population industrielle en général et celle des producteurs en particulier. Dans cet objectif, il n’est pas de moyen plus efficace que le plan consistant à maintenir ses marchés ouverts aux nouveaux produits des autres nations. »

Il est clair que l’arbitrage entre protectionnisme et libre-échange n’a rien d’évident et mérite ainsi d’être analysé.

Remarque

Friedrich List, dans son Système national d’économie politique paru en 1841 suite aux travaux d’Hamilton de 1791, considère qu’un pays gagne à entamer son processus d’industrialisation à l’abri de la concurrence extérieure. Il fonde ainsi l’idée de « protectionnisme éducateur » qui consiste en un établissement de droits de douane temporaires permettant aux entreprises embryonnaires de se développer et aux entreprises sénescentes de survivre. Une fois cela fait, le pays peut rétablir une politique commerciale davantage libérale.

… et qu’il faut d’abord envisager sous l’angle historique…

L’histoire économique montre que protectionnisme et libre-échange se sont succédé au cours du XIXᵉ siècle et XXᵉ siècle.

1815 : un océan de protectionnisme

Après le siècle de transition que constitue le XVIIIᵉ siècle avec le revirement théorique qu’opèrent les physiocrates et Adam Smith à l’égard de la politique commerciale à adopter au début du XIXᵉ siècle, la plupart des pays restent terrés dans le protectionniste. En effet, les guerres de la période 1790-1815 et le blocus des côtes de France mis en place en 1806 par les Anglais ont renforcé les tendances européennes à choisir le protectionnisme comme politique commerciale. Ainsi, sur cette période, le protectionnisme était la norme et les pays s’en sortaient très bien.

1815-1846 : le Royaume-Uni est le premier à s’orienter vers le libéralisme à partir de 1842

Dans la continuité de la période précédente, les tendances protectionnistes se poursuivent. C’est ainsi que les Corn Laws (lois céréalières) sont votées dès 1815 en Angleterre pour protéger l’agriculture nationale contre les importations de céréales étrangères. Par ailleurs, sur la période, et ce, depuis 1719, l’émigration de tout ouvrier anglais est interdite pour conserver l’avance en matière de savoir-faire industriel. Plus globalement, la plupart des principaux pays européens conservent des taxes douanières, majoritairement sur les biens agricoles.

Pour autant, en septembre 1838, fut créée à Manchester l’Anti-Corn Law League composée d’industriels, mais aussi d’hommes politiques tels que Richard Cobden. Cela débouche sur l’abrogation des Corn Laws en 1846. La question de savoir si ce revirement vers le libre-échange entamé en Angleterre est positif se doit d’être d’analysée, mais le fait qu’il ait bel et bien été enclenché semble sous-entendre qu’il y avait un bénéfice à la clé.

Nous y reviendrons et montrerons par la même occasion que les bénéfices d’une politique commerciale sont en réalité déterminés par des caractéristiques intrinsèques au pays.

1846-1879 : l’influence théorique du libéralisme britannique se répand sur le continent

L’adoption du libre-échange par l’Angleterre et ses conséquences positives ne passent pas inaperçues. S’ensuit une propagation de ce nouveau paradigme. À ce titre, l’Association belge pour la réforme douanière publia en 1855 un manifeste qui commençait par ces mots : « S’inspirant des données réunies par l’étude de la science économique et de l’expérience des faits acquis, notamment en Angleterre, où, depuis l’introduction des réformes de sir Robert Peel, l’activité de l’agriculture, de la navigation et de l’industrie, loin de décliner, n’a fait que grandir dans des proportions de force et d’énergie les plus imprévues (…) »

Le traité Cobden-Chevalier signé en 1860 pour faciliter les échanges entre le France et le Royaume-Uni illustre cette nouvelle tendance pour les pays d’Europe à s’orienter vers le libre-échange.

Par la suite, entre 1861 et 1866, pratiquement tous les pays européens entrèrent dans ce que l’on a appelé le « réseau des traités Cobden ».

1879-1932 : le retour du protectionnisme dans la cadre de la Longue Dépression

Les performances décevantes que connaissent les pays d’Europe suite à l’enclenchement de la Longue Dépression (1873-1896) redonnent de la crédibilité aux mesures protectionnistes qui se voient être de plus en plus soutenues à travers le continent. L’Allemagne, par exemple, adopte de nouveaux tarifs en juillet 1879. Même en Angleterre, les tentations protectionnistes se précisent : les agriculteurs se mettent à soutenir les industriels qui n’avaient jamais cru aux bienfaits du libre-échange. Pour autant, le libre-échange ne sera que réellement abandonné au Royaume-Uni en 1932.

Le libre-échange exacerbé comme norme comme nous le connaissons aujourd’hui n’a pas toujours été un état de fait. Le protectionnisme a eu une place majeure en Europe et a même pendant longtemps été la règle. Quelles conclusions normatives en tirer ?

 

… pour en tirer des conclusions normatives

L’approche normative est aussi essentielle que l’approche historique dans l’analyse de l’arbitrage entre libre-échange et protectionnisme. Elle est d’ailleurs essentielle dans les sujets portant sur les politiques commerciales.

Les ouvrages fondateurs d’Adam Smith, La Richesse des nations (1776), et de Ricardo, Des principes de l’économie politique et de l’impôt (1817), ont contribué à institutionnaliser le libre-échange en en faisant la condition sine qua non du développement et du succès économique. En effet, il serait le moyen de produire plus et à moindre coût.

Bien que paradoxal, et comme aime à le souligner Paul Bairoch, ce sont globalement les périodes de protectionnisme qui ont été prospères. En effet, d’une part, elles ont tendance à être moins instables. C’est en effet un libre-échange trop important qui a contribué à l’avènement de la Longue Dépression en entraînant une pression à la baisse sur le prix des denrées agricoles dans des pays comme la France ou l’Allemagne. Or, à cette période, ce secteur était largement majoritaire dans ces économies. En conséquence, cela a engendré des crises dramatiques sur le plan économique mais aussi social.

D’autre part, les mesures protectionnistes sont aussi porteuses et protectrices. En effet, elles portent les industries naissantes en les aidant à se développer à l’abri de la concurrence extérieure et protègent les entreprises sénescentes. Dans une telle perspective, on comprend mieux pourquoi Paul Bairoch considère que les mesures protectionnistes ont largement contribué à sortir de la Longue Dépression.

Pourquoi le libre-échange s’est-il imposé au XVIIIᵉ siècle ?

En réalité, si le libre-échange s’est imposé, c’est parce qu’il a contribué à accroître la puissance et l’influence du Royaume-Uni qui étaient déjà importantes. Pour autant, il y a un détail qu’il ne faut pas omettre : celui des caractéristiques intrinsèques du pays. En effet, en 1846, certes l’adoption du libre-échange par le Royaume-Uni lui a permis de prospérer davantage, mais il s’agissait du pays le plus développé du monde. À titre d’exemple, le taux d’industrialisation était plus de trois fois supérieur à celui du reste du futur monde développé.

Enfin, si le libre-échange est devenu la norme, il ne faut pas omettre qu’il y a des institutions majeures comme l’OMC pour l’encadrer. C’est ainsi que depuis la création du GATT en 1947 (remplacé par l’OMC en 1995) jusqu’en 2009, le taux de croissance du commerce international a progressé plus vite que celui du PIB mondial avec un pic de croissance annuelle de 7,5 % pendant les Trente Glorieuses.

Conclusion

Ainsi, au regard de l’analyse menée jusqu’ici, le protectionnisme serait, du moins à court terme, la voie privilégiée vers le développement. En effet, il protège les industries ainsi que le secteur agricole et limite la dépendance à l’égard des autres pays. C’est plutôt à long terme que le libre-échange doit être recherché, une fois que le secteur agricole a reculé au profit des industries et que celles-ci sont suffisamment développées, à l’image de l’Angleterre au milieu du XIXᵉ siècle. Plus encore, ce dernier se doit d’être encadré par des institutions afin d’éviter la survenue de déséquilibres trop importants au niveau international.

Le libre-échange selon Jean-Charles Asselain

Asselain, dans sa postface de Mythes et paradoxes de l’histoire économique intitulée « Faut-il défendre la croissance ouverte ? », en réponse à Paul Bairoch, nous laisse entrevoir une autre facette du libre-échange.

Premièrement, il relativise le constat selon lequel le libre-échange est profitable seulement quand un pays est développé. Il peut en effet l’être dès le début. Ainsi, il pointe l’illusion statistique de la pseudofermeture des États-Unis de 1865 à 1914 et de l’URSS par la suite, puisqu’il y avait en réalité des échanges, mais au sein de ces zones, ce qui n’est pas pris en compte dans les études statistiques. Ainsi, le libre-échange intrazone a largement contribué à l’essor de ces pays qui ne s’est donc pas seulement fait à l’abri des barrières douanières.

Deuxièmement, Asselain nous permet de relativiser l’impact respectif du libre-échange et du protectionnisme durant la Longue Dépression. Par exemple, en France, selon que l’on retient comme tournant du retour du protectionnisme la hausse des tarifs douaniers de 1881 ou le tarif Méline de 1892, les très mauvaises performances de la Longue Dépression sont rattachées soit au libre-échange, soit au protectionnisme.

Enfin, il relativise l’impact du protectionnisme sur la sortie de crise. En effet, sur la période 1892-1914 qui signe la sortie de la crise et qui est considérée comme protectionniste par Paul Bairoch, il s’avère que la dose de protectionnisme n’est pas si importante. Elle est du moins largement moindre par rapport au pic atteint dans la première moitié du XIXᵉ siècle. Asselain insiste même sur le fait que sur la période 1892-1914, la croissance du commerce international augmente plus vite que la croissance du PIB.

Ainsi, opposer le point de vue de Bairoch, davantage en faveur du protectionnisme, à celui d’Asselain, permet d’envisager deux approches normatives à propos de l’arbitrage entre libre-échange et protectionnisme. C’est utile pour adapter l’argumentation dans une dissertation en fonction du point de vue que l’étudiant veut défendre.