daech

Cet article va revenir sur l’islamisme radical pour tenter d’en démêler quelques clés d’explication en se centrant sur le Moyen-Orient. Le 20 janvier 2022, une offensive djihadiste attribuée à Daech (l’État islamique) a visé le plus grand centre de détention de djihadistes en zone kurde syrienne. Tout à coup, l’État islamique revenait sur le devant de la scène.

Le mouvement n’avait-il pas été décapité avec la mort de son leader il y a un peu plus de deux ans ? Cet automne, l’État islamique a fait parler de lui en Afghanistan en multipliant les attentats contre les talibans. Ce qui peut à première vue laisser perplexe. Pourquoi des islamistes se battent-ils entre eux ? N’ont-ils pas les mêmes objectifs ? À l’heure où à Paris se déroule le procès des responsables des attentats du 13 novembre 2015, revendiqués par l’État islamique, doit-on envisager un retour de puissance pour l’organisation terroriste ? La mort du dirigeant de Daech le 3 février dernier, qui se faisait appeler Abou Ibrahim al-Qourachi, change-t-elle quelque chose ?

Alors, est-ce le retour de Daech ? Cet article va tenter de te permettre d’y voir un peu plus clair.

Pour écouter la version podcast :

Tu peux retrouver ICI tous les épisodes de notre podcast La Pause géopolitique !

L’islamisme s’est nourri d’une culture de l’humiliation dominante au Moyen-Orient.

Dominique Moïsi est l’un des meilleurs spécialistes français des questions internationales. Il a publié il y a déjà plus de 10 ans un petit ouvrage : La Géopolitique de l’émotion. Il y montre qu’on ne peut comprendre le monde actuel sans prendre en compte les émotions dominantes chez les peuples. Ainsi, l’Europe et les États-Unis traversent une crise d’identité liée à leur perte de leadership, le monde indubitablement se désoccidentalise, leur déclassement est inévitable face aux émergents. C’est une culture de la peur qui les domine largement.

À l’inverse, une formidable croissance asiatique a permis l’émergence de ce continent sur tous les plans et une nette augmentation du niveau de vie de centaines de millions de personnes. Ceci alimente une culture de l’espoir, qui permet la confiance en soi. Le monde arabe et musulman, quant à lui, est porté par une culture de l’humiliation selon Moïsi. Il écrit : « Quel que soit l’essor de l’Islam comme religion, ce qui domine le monde musulman, psychologiquement et émotionnellement, c’est un sentiment d’humiliation politique et culturelle ainsi qu’une soif exacerbée de dignité. »

La chercheuse Myriam Benraad a montré que ce sentiment d’humiliation était un élément clé de l’attractivité de l’État islamique. L’organisation est née en Irak du sentiment d’exclusion et d’humiliation des Arabes sunnites, et toute la propagande de Daech tourne autour de cette émotion appelant une revanche.

Est-ce là la clé pour comprendre pourquoi les djihadistes sont plus nombreux aujourd’hui qu’il y a 20 ans ?

L’événement : pourquoi parler du retour de Daech ?

Une guerre civile y débute en mars 2011, provoquée par la très brutale répression par le régime de Bachar el-Assad de timides revendications démocratiques. Dix ans après, le bilan humain est effrayant : 500 000 morts, la moitié de sa population déplacée et un pays dévasté.

La Syrie est aujourd’hui un pays fragmenté. Le gouvernement syrien contrôle les 2/3 de son territoire avec l’aide indispensable de l’Iran et de la Russie. Des islamistes liés à Al-Qaïda pour l’essentiel contrôlent un petit territoire : la poche d’Idlib au nord-ouest. La Turquie contrôle une partie du Nord, le long de sa frontière, et aimerait s’étendre encore car son ennemi numéro un, ce sont les Kurdes. Ceux-ci administrent de manière autonome avec le soutien des États-Unis le quart nord-est, peu peuplé.

Ce sont eux, les Kurdes, qui ont largement contribué à la défaite de l’État islamique qui s’était implanté au cœur de la Syrie. Au fur à mesure de la reconquête, les Kurdes firent prisonniers des milliers de combattants islamistes. C’est ainsi que les Forces démocratiques syriennes, une milice kurde, gèrent, au sud de la ville de Hassaké, la prison de Ghwayran, où s’entassent 5 000 détenus, très majoritairement ex-combattants de l’État islamique. Les Kurdes demandent, depuis longtemps mais en vain, que les détenus soient rapatriés dans leurs pays d’origine (beaucoup d’Irakiens, des Occidentaux), car les perspectives d’éventuels jugements ont été abandonnées.

Le 20 janvier dernier, l’État islamique a lancé l’assaut sur la prison

À l’aide de deux véhicules piégés et d’armes lourdes, son but était de libérer des détenus pour regarnir ses rangs. Pendant plus de 10 jours, des combats ont opposé les forces kurdes, soutenues par les États-Unis (aviation, commandos au sol), aux djihadistes. Les combats ont été très violents, les habitants de la ville voisine ont dû fuir. Le bilan est d’environ 500 morts.

Cette attaque coordonnée à une mutinerie à l’intérieur de la prison montre la résilience de Daech, l’existence de cellules dormantes en Syrie. Elle met également en évidence que les prisons et les camps qui, en Syrie, abritent environ 70 000 personnes liées à l’État islamique, sont un terreau fertile pour l’idéologie totalitaire de Daech. Florence Parly, la ministre de la Défense française, avait prévenu dès 2019 : « Même lorsqu’elle croupit dans les prisons kurdes, ce n’est pas une armée qui se rend, c’est une armée qui attend son heure. »

L’attaque menée sur la prison montre-t-elle qu’elle avait raison et que Daech est de retour ?

La mort du dirigeant de l’État islamique

Le 3 février dernier, comme en réponse à l’événement, Joe Biden annonçait la mort du dirigeant de l’État islamique, réfugié dans la poche d’Idlib en Syrie. Est-elle un coup dur pour les djihadistes ? Pas forcément. Un successeur prendra la relève dans les prochaines semaines et les groupes de combattants sont en réalité très autonomes sur le terrain.

La mort d’un chef ne change rien au constat que l’idéologie islamiste prospère sur les séquelles de la guerre en Irak et en Syrie, et que ses combattants sont plus nombreux au Moyen-Orient et dans le monde. Reste à comprendre pourquoi.

Pour comprendre l’événement, retour sur le contexte irakien et la naissance de Daech.

Le territoire

Il s’agit de la Mésopotamie antique, pays entre les fleuves, le Tigre et l’Euphrate, qui correspond au nord de la Syrie et à l’Irak actuel. C’est la terre de naissance et d’implantation de l’État islamique. C’est une partie du Moyen-Orient, le Middle-East disent les Anglo-Saxons, qui s’étend jusqu’aux portes de l’Afghanistan, ou le Proche-Orient pour les Français (région plus circonscrite). Ces noms de régions rappellent toujours l’ancienne domination européenne. La région est définie par rapport à l’Europe : l’Orient débute avec la méditerranée orientale, tandis que l’Extrême-Orient, l’est lointain, est l’Asie Pacifique.

Les frontières de la région sont nées au lendemain de la Première Guerre mondiale. L’Empire ottoman est vaincu. Les vainqueurs ont dessiné les frontières actuelles après un arrangement conclu pendant la Première Guerre mondiale en 1916 entre le ministre des Affaires étrangères de la France, François Georges-Picot, et son homologue britannique, Mark Sykes. Les frontières Sykes-Picot, avec quelques remaniements en 1920, donnèrent ici naissance à deux États : la Syrie, sous protectorat français, et l’Irak, sous protectorat britannique.

Près d’un siècle plus tard, en 2006, date de naissance de l’organisation État islamique en Irak précisément, le pays est peuplé de 33 millions d’habitants. Il est un peu plus petit que la France (430 000 km²), pour partie désertique et avec l’un des climats les plus chauds de la région. Le pétrole, exploité depuis la fin des années 1920, est la première ressource du pays. Le pays, membre de l’OPEP, est le cinquième producteur mondial.

Les Irakiens

Ils appartiennent au peuple arabe très majoritairement, mais au nord, vit une minorité kurde (17 % de la population). Les Kurdes sont un peuple sans État, que les découpages frontaliers au début du XXᵉ siècle ont réparti sur quatre pays (Turquie, Syrie, Irak et Iran). Ils aspirent depuis à former une nation indépendante ou, car leur regroupement est illusoire, à acquérir une autonomie voire une indépendance dans le cadre des États existants.

Les Kurdes comme les Arabes sont musulmans en quasi-totalité, mais il subsiste des minorités chrétiennes, surtout ou encore Yézidis. Enfin, point désormais essentiel, au sein de l’islam, dès le VIIᵉ siècle, s’est opéré sur la question de la succession du prophète un schisme entre les sunnites et les chiites (la fitna). Les chiites, partisans d’une succession au sein de la famille du prophète Mahomet, perdirent ce conflit et devinrent dès lors un groupe minoritaire, souvent défavorisé, doté d’un clergé spécifique, qui n’est majoritaire qu’en Iran et également en Irak, où il constitue les 2/3 de la population.

En 2006, l’Irak est en guerre

Les États-Unis ont décidé unilatéralement une offensive militaire en 2003 sous G. W. Bush pour en chasser Saddam Hussein. L’événement est bien connu. En quelques mois, l’Irak est occupé, S. Hussein est arrêté et les États-Unis mettent en place une administration directe en s’appuyant sur les chiites majoritaires et en excluant le groupe sunnite auquel appartenait Hussein et qui était dominant dans l’armée.

Si la bataille est gagnée, pas la guerre. Les États-Unis tentent de reconstruire un pays qu’ils n’ont pas cherché à comprendre. Ils ne prennent en compte ni les structures tribales ni les élites locales, et ils renforcent la communautarisation de la vie politique. Les chiites se vengent des malheurs subis sous le régime de S. Hussein, les sunnites sont furieux d’être exclus.

L’occupation américaine est vécue comme une humiliation et suscite des réactions nationalistes. La démocratie que les États-Unis entendent instaurer est discréditée par les pratiques mêmes des Américains (tortures en prison, victimes civiles collatérales qui se comptent en dizaines de milliers, 125 000 morts entre 2003 et 2011). L’Irak sombre. Dans ce contexte de guerre civile, des groupes islamistes terroristes prospèrent et en particulier, Al-Qaïda, ennemi juré des États-Unis depuis 2001, s’installe. Daech en est issu.

L’État islamique est né dans ce contexte irakien

Le mouvement naît en Irak à partir de la branche locale d’Al-Qaïda en 2006. À cette date, Al-Qaïda est une organisation terroriste islamiste, dirigée depuis sa création en 1987 par Oussama Ben Laden, un Saoudien sunnite. Celui-ci a fui l’Afghanistan en 2001 et vit au Pakistan d’où il dirige son réseau mondial.

Al-Qaïda lutte contre les Occidentaux prioritairement et les gouvernements musulmans qui les soutiennent. Or, sa branche irakienne se singularise par son extrême violence et le fait de cibler systématiquement les chiites. C’est une différence clé entre eux. Ben Laden entend reconstituer la communauté des musulmans ; en revanche, Abou Bakr al-Baghdadi, qui dirige la branche irakienne, est partisan d’une extrême violence contre ses ennemis locaux, chrétiens, chiites et tous ceux qu’ils jugent mécréants, y compris des sunnites comme les Kurdes. Son ambition est la restauration d’un pouvoir sunnite, le califat sous son autorité.

La rupture entre Al-Qaïda et Daech découle de ces divergences. Les djihadistes irakiens s’implantent en Syrie en 2013, à la faveur de la guerre civile qui y a éclaté deux ans plus tôt, et Baghdadi crée alors l’État islamique en Irak et au Levant, dont l’acronyme arabe est DAECH. La rupture avec Al-Qaïda est consommée. Dans ces deux pays en guerre, en s’appuyant sur des cadres sunnites de l’ancienne armée irakienne, avec sans doute 20 000 djihadistes tout au plus, il peut espère se tailler un État.

Quelle est l’idéologie de l’État islamique ?

L’islamisme est une idéologie politique prônant l’instauration d’un État où l’islam est à la base du fonctionnement des institutions de l’économie et de la société. Attention à ne pas tout confondre : l’islam est une religion, l’islamisme, un projet politique. Le salafisme est un courant de l’islam prônant le retour à la doctrine des premiers temps. Le salafisme peut être une affaire de comportement individuel, de pratiques. On parle de salafisme quiétiste.

Les salafistes deviennent islamistes lorsqu’ils veulent que l’État impose une islamisation de la société. Au sein des islamistes, certains choisissent la voie légale des urnes et cherchent à diffuser leurs idées dans la limite du respect de la constitution des États. C’est la situation au Maroc, en Tunisie, en Turquie, où Erdogan a cependant modifié la constitution. D’autres choisissent la violence, voire le terrorisme, pour imposer leurs idées. C’est le cas de l’État islamique.

Les trois points clés de la doctrine de l’État islamique

Son idéologie est un islamisme d’abord totalitaire, exclusif, visant à restaurer l’autorité d’un califat. Il entend renouer avec la pureté fantasmée des origines de l’islam, luttant contre tous types d’infidèles, imposant un ordre moral extrême. Par exemple : l’éducation proscrit l’art, la science, l’histoire…

Cet islamisme est apocalyptique. Il annonce que la fin du monde est proche, l’affrontement Occident/Orient le montre. Daech reprend une parole attribuée au prophète (un hadith), qui dit que dans une ville située en Syrie, Dabiq, aura lieu la bataille finale entre chrétiens et musulmans. Le journal de propagande de Daech se nomme Dabiq.

C’est enfin une idéologie agressive qui entend imposer son ordre par une violence qui peut être extrême. Les djihadistes sont des élus, prêts à mourir en martyrs. Leur salut est assuré dans l’au-delà. Le djihad est permanent. Cette guerre sainte doit apporter les victoires indispensables pour assurer un flux permanent de nouveaux combattants. La terreur est le mode d’action privilégié, c’est l’arme des faibles contre les puissants. Or, la terreur n’existe que par la médiatisation de ses actions. Il faut les mettre en scène par une propagande qui utilise tous les ressorts de la modernité.

Ce mouvement brutalement arrivé sur la scène politique semble avoir connu rapidement apogée et déclin

En 2014, l’État islamique mène une offensive surprise en Irak, puis en Syrie. Dans ce contexte, al-Baghdadi proclame la restauration du Califat, à son profit, dans la ville irakienne de Mossoul. Pour la première fois, un mouvement terroriste a une base territoriale puissante. Il édifie un semblant d’État à cheval sur la Syrie et l’Irak, ce qui lui permet de se poser en contestateur de la colonisation. Il dispose d’un armement considérable pris à l’adversaire (une armée irakienne équipée par les US), de réserves financières obtenues par rackets, prise de guerre et trafics de pétrole, d’antiquités et même d’êtres humains (population Yézidis réduite en esclavage).

Sa dangerosité est liée à ses succès, qui lui amènent 15 à 20 000 volontaires étrangers, et à l’encadrement (des militaires sunnites irakiens notamment), qui y voit là une forme de revanche. Au plus fort de sa puissance, l’État islamique comptait environ 40 000 recrues, démontrant une efficace capacité de propagande. Mais la dynamique d’expansion de l’État territorial de Daech va se heurter à la coalition internationale développée autour des Occidentaux et à des oppositions locales, que ce soit celles des Kurdes ou des chiites appuyés par les Iraniens.

Après le temps de l’expansion vient celui des défaites. Le territoire contrôlé se réduit, notamment au fur à mesure des conquêtes kurdes. En 2019, l’État islamique perd son dernier territoire, avec la chute de Baghouz en Syrie et son chef se tue six mois plus tard, cerné par une opération commando américaine.

Alors, fin de l’histoire ?

Le monde a vu naître, puis disparaître Daech. Il va falloir expliquer pourquoi il renaît. Le contexte est déterminant. La responsabilité américaine dans le chaos irakien est grande et le fiasco total. Puisque le grand gagnant de cette histoire est l’Iran qui, de manière inespérée, voit son ennemi juré, l’Irak, devenir son meilleur allié chiite. Mais cela, c’est une autre histoire. Il faut revenir sur le monde arabe pour comprendre l’essor de l’idéologie islamiste et son dynamisme encore aujourd’hui.

Retour sur l’histoire pour comprendre ce qui a nourri cette culture de l’humiliation et donc l’islamisme radical.

C’est dans cette histoire et ce rapport aujourd’hui avec le monde moderne que se retrouve ce sentiment d’humiliation évoqué par Dominique Moïsi et le besoin d’affirmation au cœur de l’islamisme.

La civilisation arabe a connu un âge d’or aux premiers siècles de l’ère musulmane

« La naissance et l’essor de l’Islam ont l’apparence d’un prodige », écrivait l’historien et orientaliste français Claude Cahen. Et il expliquait : « Un peuple jusqu’alors presque inconnu s’était unifié dans l’élan d’une religion nouvelle. Il conquérait en quelques années tout l’Empire sassanide (c’est-à-dire l’Empire perse), les provinces asiatiques et africaines de l’Empire byzantin. Il frappait aux portes de l’Inde et de la Chine, de l’Éthiopie et du Soudan occidental, de la Gaule et de Constantinople. La civilisation nouvelle issue de ces conquêtes allait compter parmi les plus brillantes et devait être à maints égards l’éducatrice de l’Occident, après avoir elle-même recueilli en la vivifiant une large part de l’héritage antique. »

Claude Cahen fait ici allusion à la création de l’Empire arabo-musulman édifié à partir de la mort du prophète Mahomet en 632 avec une rapidité prodigieuse (certains se souviendront qu’en 732, Charles Martel bat les Arabes à Poitiers) par ses successeurs qui prennent le titre de Calife. Au VIIᵉ siècle, une fois la question de la succession réglée avec la victoire des sunnites, cet Empire, dont l’âge d’or correspond surtout à la période VIII-Xᵉ siècles sous la dynastie des Abbassides, eut deux grandes capitales. Damas d’abord, puis Bagdad avant que celle-ci ne tombe en 1258, prise par les Mongols. Pendant cet âge d’or, le monde arabe surpassait l’Europe occidentale dans la plupart des domaines.

La dynastie turque des Ottomans

Cette dynastie s’affirme progressivement à partir de 1280 et unifie une grande partie du monde musulman jusqu’au début du XXᵉ siècle. Les Ottomans sont des Turcs d’Asie centrale, convertis à l’Islam, installés en Asie Mineure (actuelle Turquie). Ils prennent Constantinople en 1453 à l’Empire byzantin. Le Sultan prend le titre de Calife. Cet Empire s’étend de l’Asie Mineure au Moyen-Orient et à l’Afrique du Nord. Il a donc sous son autorité l’essentiel des populations arabes et des musulmans également. C’est une puissance musulmane redoutée et respectée par l’Occident. Elle s’étendra jusqu’à faire le siège de Vienne par exemple au XVIIᵉ siècle. Cependant, elle décline au XIXᵉ siècle et se trouve dépecée avant de disparaître après la guerre de 14/18.

La colonisation européenne concrétise le déclin du monde arabe au XIXᵉ siècle

L’humiliation devient une clé de compréhension, mais elle suscite un mouvement de renaissance arabe. Les Français s’installent en Afrique du Nord, les Anglais en Égypte et dans le Golfe, les Italiens en Libye. L’immigration juive européenne vers la Palestine commence à la fin du XIXᵉ siècle.

Le déclin de l’Empire ottoman est donc politique, mais aussi économique à l’heure de la révolution industrielle européenne. Il est militaire et donc territorial. Les colons européens sont en position de domination. Ils sont même majoritaires dans certaines villes du Maghreb, mais vivent largement séparés des populations arabes. Face à cette situation, les populations arabes aspirent à un sursaut.

Cette période entre le début du XIXᵉ siècle et 1950 est dans l’histoire arabe la Nahda, c’est-à-dire une renaissance qui est à la fois culturelle et politique. Elle se traduit d’abord par des réformes au sein de l’Empire ottoman, par la défense de la langue arabe et l’idée d’un réveil des Arabes en tant que nationalité face aux Européens, mais également face aux Turcs.

Dans ce contexte, un clivage se produit sur la place de l’islam dans cette renaissance. D’un côté, il y a les tenants d’un nationalisme arabe laïc, porté par l’espoir d’un panarabisme rassemblant ces populations, qui s’inspire de la modernité européenne. De l’autre, on trouve des mouvements plus traditionalistes, comme les Frères musulmans fondés en Égypte en 1928, qui proposent de refuser les valeurs occidentales en revenant à un islam fondamentaliste et de fonder un État islamique.

Cette aspiration à la renaissance se concrétise-t-elle avec les indépendances ?

Le temps des indépendances ne tient pas ses promesses

Un sentiment d’humiliation marque le XXᵉ siècle. Les régimes qui se mettent en place après la Seconde Guerre mondiale, dans un contexte de décolonisation, sont des régimes autoritaires, pour la plupart laïcs, qui acceptent les frontières héritées de la période coloniale. Le panarabisme, c’est-à-dire l’espoir de rapprocher les pays arabes afin qu’ils se constituent en force politique, est alors actif, d’où la création de la Ligue Arabe en 1945.

Les pays connaissent une forte croissance démographique et leurs populations aspirent au développement. C’est le temps de l’espoir… Mais les déceptions et les humiliations vont s’accumuler. L’échec du panarabisme, les défaites répétées face à Israël (notamment l’humiliante guerre des Six Jours en 67 qui permet à Israël de contrôler les territoires occupés), la confiscation dans ces États arabes du pouvoir politique par un groupe restreint, l’absence de perspective économique pour une jeunesse diplômée et nombreuse (puisque les élites proches du pouvoir confisquent les richesses dans des régimes très corrompus). Tout cela nourrit les frustrations et les humiliations.

De plus, dans la mondialisation qui rebat profondément les cartes à partir des années 1990, le Moyen-Orient semble marginalisé, peu capable de tirer profit des nouvelles opportunités dont profitent certains pays du Sud. Ce contexte explique le développement de l’islamisme, d’autant que les pétrodollars saoudiens soutiennent depuis les années 1960/70 les formes les plus intégristes de l’islam.

C’est le temps de l’islamisme comme idéologie et projet politique

L’offre islamiste est attractive ! Non seulement elle séduit des populations par un discours fondé sur la rupture avec l’existant, avec les élites locales corrompues, mais aussi avec les valeurs occidentales imposées. Elle permet à des individus en errance une métamorphose identitaire, elle leur offre de devenir quelqu’un d’autre. Elle est alimentée par un sentiment de revanche.

Une phrase du Cheikh Yassine, le fondateur du mouvement Hamas (branche palestinienne des Frères musulmans), le résume très bien : « Lorsque toutes les portes sont closes, s’ouvrent celles d’Allah. » Voilà qui est clair et concis. Aujourd’hui, 20 ans après les attentats du 11 septembre, l’idéologie djihadiste reste séduisante et le nombre de combattants tend à progresser.

Quels sont les enjeux et perspectives géopolitiques désormais ?

Quel est donc l’état de la menace djihadiste aujourd’hui ? En particulier, pourquoi l’État islamique semble reconstituer ses forces, alors que le mouvement semblait vaincu en 2019 ?

L’état des lieux

Daech n’a plus de base territoriale, mais est devenu un réseau concurrent d’Al-Qaïda dont l’extension est impressionnante. On peut effectivement parler d’un État islamique différent, dont le réseau s’étend en Afrique, en Asie et au Moyen-Orient. Joe Biden parle d’une menace terroriste métastasée dans le monde entier.

L’État islamique est un label séduisant, que revendiquent des cellules islamistes. C’est ainsi qu’il est présent au Sahel, au Grand Sahara, en Libye, au Nigéria, où il lutte contre Boko Haram, en Afrique de l’Est, où les Chebabs de Somalie comme du Mozambique s’en revendiquent, mais également au Sri Lanka et aux Philippines. À chaque fois, il se fait connaître par des attentats, ou encore, comme au Mozambique, par des enlèvements systématiques de jeunes filles.

Dans son aire d’origine, entre Syrie et Irak, l’État islamique disposerait aujourd’hui de 15 000 combattants. Ce sont des combattants locaux qui n’ont d’autres solutions que de se battre et qui peuvent recruter dans la population sunnite. En Irak, trois attentats par semaine sont attribués à l’État islamique. Le pays est contrôlé par des forces pro-iraniennes, ce qui alimente la renaissance de foyers de l’État islamique, notamment dans les régions rurales du nord-ouest.

En Afghanistan, l’État islamique est implanté dans la région du Khorasan. Il multiplie les attentats contre les talibans. On se souvient du terrible attentat près de l’aéroport de Kaboul qui avait fait 175 morts le 26 août dernier. Il cherche à s’étendre vers les États d’Asie centrale.

L’État islamique est un réseau désormais aussi disséminé qu’Al-Qaïda et il représente toujours une menace. Les djihadistes sont aussi bien des islamistes radicaux, qui aspirent à un Sunnistan et à la restauration du Califat, que des individus radicaux qui choisissent le djihadisme comme espace d’expression.

Le débat entre les chercheurs français sur les facteurs de l’islamisme

Est-ce une radicalisation de l’islam avec la perception d’une continuité entre le salafisme et le djihadisme ? Est-ce plutôt une islamisation de la radicalité ? Notamment si on en juge par le parcours très peu orthodoxe de certains djihadistes ou par la revendication du label État islamique par des groupes africains qui s’apparentent plutôt à du banditisme.

Les motivations se mélangent. L’anti-occidentalisme reste mobilisateur et il ne faut pas nier la capacité d’emprise mentale et de manipulation des agents recruteurs de l’État islamique qui mettent en avant aujourd’hui le sort des détenus dans les camps syriens pour présenter ses partisans comme des victimes. Mais aujourd’hui, et à la différence de la période précédente, le recrutement de l’État islamique est surtout local.

La guerre globale contre le terrorisme n’est plus d’actualité

Les chercheurs Marc Hecker et Élie Tenenbaum ont publié à la fin 2021 un ouvrage intitulé La Guerre de vingt ans : djihadisme et contre-terrorisme au XXIᵉ siècle. Ils expliquent que 20 ans après les attentats du 11 septembre 2001, qui a signifié le début d’une guerre globale contre le terrorisme, ce cycle stratégique touche à sa fin.

En effet, les appareils militaires occidentaux sont efficaces pour détruire un sanctuaire djihadiste. Daech a été territorialement vaincu en 2019, de même que Barkhane a éliminé un certain nombre de chefs djihadistes. Mais à moyen terme, il est clair que ces succès ponctuels ne signifient pas la victoire sur le terrorisme islamiste. Les djihadistes sont plus nombreux aujourd’hui qu’il y a 20 ans. On assiste aujourd’hui à un retrait de l’Occident du Moyen-Orient ( Westlessness), ce qu’Obama avait souhaité pour se concentrer sur la montée en puissance de la Chine, alors que les pétroles de schiste leur ont assuré leur indépendance énergétique.

La lutte contre le terrorisme islamiste continue, mais sous des formes différentes

Joe Biden, lorsqu’il était vice-président, parlait du « contre-terrorisme plus », qui associait le renseignement, les drones, les forces spéciales et la formation des armées locales. Ce dernier point, en Afghanistan comme au Sahel, est à ce jour le moins convaincant.

L’antiterrorisme se mène également dans le champ cyber. Les plateformes numériques ont renforcé leur contrôle sur les contenus en ligne. La propagande est toujours présente, mais n’est plus comparable à ce qu’elle était auparavant. La guerre des idées n’est pas encore gagnée. L’idéologie qui nourrit cet islamisme terroriste continue de circuler et de séduire tant que les problèmes fondamentaux des sociétés demeurent, tant que les questions de gouvernance, de corruption, d’inégalités et d’exclusion n’ouvrent pas de perspectives à certaines populations. Ces mouvements ne sont forts que de la faiblesse de leurs adversaires.

Concluons : ce que l’historien Luizard appelait « le piège Daech » fonctionne toujours

Daech a de très nombreux ennemis, il ne faut pas surestimer sa puissance

L’opposition Al-Qaïda/État islamique est consommée depuis 2014. Elle est virulente et correspond à des différences d’objectifs et de doctrines (cf. leur attitude par rapport aux musulmans chiites, premières victimes de Daech), et à des rivalités de pouvoir. Les islamistes djihadistes se battent entre eux. Cela est frappant en Afghanistan. Les talibans qui veulent un émirat islamique d’Afghanistan et sont dans une logique totalement nationaliste peuvent faire alliance avec Al-Qaïda, mais leur ennemi juré est l’État islamique de la province du Khorasan. L’État islamique n’a pas d’alliés et ses adversaires sont innombrables dans le monde musulman, comme hors de celui-ci.

Les succès de l’État islamique ne traduisent pas le succès de l’islamisme comme idéologie

L’islamisme politique a largement échoué là où il est arrivé aux urnes légalement comme en Tunisie, en Égypte ou au Maroc. Il n’a pas fait ses preuves de sa capacité à gouverner et il a perdu le monopole de l’opposition politique et sociale. Cela s’est vu dans certains États en 2019, comme l’Algérie ou l’Irak, où les manifestants réclamaient d’abord une gouvernance plus démocratique. L’universitaire Olivier Roy expliquait en 2015 que le djihadisme est une conséquence de la globalisation et de la déculturation de l’islam et non de la dérive des partis islamistes. Cela se voit aujourd’hui dans ses formes récentes.

La renaissance de Daech et ses progrès en Afrique attestent surtout de la crise que traversent ces régions

Pierre-Jean Luizard l’écrivait dans Le Piège Daech, publié en 2015. « L’État islamique n’est fort que de la faiblesse de ses adversaires et il prospère sur les ruines d’institutions en cours d’effondrement. » C’est ce qui est constaté depuis en Afrique sahélienne, au nord du Mozambique, en Syrie, en Irak et aux Philippines.

Mais Daech piège aussi l’Occident en le provoquant pour l’obliger à s’impliquer et en voulant mettre en scène la thèse de Huntington sur le choc des civilisations (ici, l’affrontement inéluctable entre l’Occident contre l’islam). Tout discours qui stigmatise l’autre, le musulman simplement du fait de son appartenance à un groupe religieux et tend à l’opposer aux Occidentaux, fait son jeu. Il ne faut pas oublier cette phrase du philosophe Tzvetan Todorov en 2008 : « La peur des barbares est ce qui risque de nous rendre barbares. »

À ce propos, il est souvent dit que dans l’islam, le pouvoir politique et le pouvoir religieux ont été cumulés dans les mains du successeur du prophète. Mais cela ne signifiait pas une confusion totale des deux pouvoirs. Il y eut toujours de grandes autonomies locales, une tolérance pour les minorités religieuses. Les oulémas, d’un côté, et le sultan, de l’autre, avaient leurs propres attributions.