erdogan turquie

La Turquie fait énormément parler d’elle ces derniers temps avec la mise en doute par Erdogan de la « santé mentale » du président français et l’appel au boycott des produits français. Profitons de ces tensions pour faire un retour sur l’ère Erdogan entamée en 2002 en Turquie. Cette ère est effectivement marquée par une montée en puissance indéniable mais aussi par des tensions croissantes.

Avant tout, une montée en puissance en deux temps au 21ème siècle

Entre 2002 et 2012, la Turquie a triplé son PNB sous l’impulsion d’Erdogan. Elle se situe aujourd’hui environ à la 18ème place mondiale en termes de PIB. D’abord en s’appuyant largement sur les forces traditionnelles du pays : une industrie agroalimentaire fortement exportatrice mais aussi par exemple un secteur touristique très dynamique. Dans l’agroalimentaire, on pourra par exemple citer les conglomérats Ülker et Köç qui font plusieurs milliards de chiffre d’affaires annuellement. D’un point de vue touristique, exception faite de l’année 2020, particulièrement trouble pour les flux touristiques, la Turquie est une destination prisée. On dénombrait ainsi en 2018 45 millions de visiteurs dont une majorité à Istanbul. Véritable poumon économique et vitrine de la Turquie, Istanbul représente 20% du PIB Turc et reçoit plus de 50% des IDE.

C’est également par un activisme culturel que la Turquie rayonne. Elle est par exemple le deuxième exportateur de séries au monde après les Etats-Unis. Istanbul a aussi acquis de la visibilité en tant que capitale de la culture en 2010 et capitale européenne du sport en 2012. Mais surtout, c’est par l’islam qu’Erdogan entend étendre l’influence turque. En rupture totale avec l’héritage de Mustafa Kemal qui voulait un pays laïque, Erdogan est connu pour son islamisme militant. Il a d’ailleurs été condamné pour cet islamisme militant avant de devenir président. Mais son attitude a évolué depuis sa première élection en 2002.

En effet, le parti créé par Erdogan, l’AKP s’est d’abord montré réformateur, moderniste et a même engagé des négociations pour rentrer dans l’Union Européenne. Mais à partir des années 2010, un clair tournant autoritaire a eu lieu en Turquie. C’est là que la politique d’expansion d’influence par l’Islam s’est largement développée, avec la formation d’imams et le financement de mosquées en Afrique ou dans les Balkans. La Turquie est clairement une puissance militaire majeure en tant que deuxième armée de l’OTAN. L’activisme d’Erdogan a aussi amené l’obtention d’un bail de 99 ans dans le port de Suakin (Somalie) en mer rouge. Recep Tayyip Erdogan sait placer ses pions.

Mais des relations tumultueuses avec les autres puissances mondiales

D’abord, la Turquie est une puissance mondiale. Comme le souligne Dorothée Schmid (directrice du programme Turquie/Moyen-Orient à l’IFRI), « La Turquie est une puissance mondiale. C’est le résultat d’un effort de reconstruction d’une vision diplomatique Turque et de remise en ordre des moyens de la politique étrangère Turque par Ahmet Davutoglu (ministre des affaires étrangères limogé ensuite par Erdogan) ». La stratégie de puissance de la Turquie repose d’abord sur sa capacité d’influence sur les pays voisins ou proches. Ces dernières années, la Turquie s’est ainsi imposée sur plusieurs terrains : dans le nord-est de la Syrie, en Irak pour lutter contre les milices kurdes, dans la guerre civile libyenne. Plus récemment, les forces turques se sont opposées à la Grèce dans un conflit autour de forages en Méditerranée orientale.

L’Azerbaïdjan illustre bien la stratégie d’Erdogan. Dans les conflits opposant l’Azerbaïdjan à l’Arménie au Haut-Karabagh, la Turquie a rapidement apporté son soutien à l’Azerbaïdjan et réclame la fin de l’occupation arménienne. En 1991, les séparatistes soutenus par l’Arménie ont déclaré leur indépendance à l’occasion de la chute de l’URSS. Peuplée majoritairement d’Arméniens, cette région avait été rattachée à l’Azerbaïdjan en 1921 par l’Union Soviétique. La diplomatie française, UE et Russe ont voulu apaiser les tensions. A l’inverse, la Turquie souhaite avoir la part du lion dans les négociations. Dès 2017, le président Erdogan martelait « la Turquie n’hésitera pas à s’opposer à toute attaque contre les droits et le territoire de l’Azerbaïdjan ».  Là où la Russie se contentait du statu quo, la Turquie n’a de cesse de le remettre en cause. La Turquie a d’ailleurs participé a des exercices militaires conjoints avec l’Azerbaïdjan. Torniké Gorgadzé (professeur à Sciences Po Paris) explique : « La Turquie est désormais beaucoup plus proactive et n’hésite pas à envoyer des forces à l’étranger. »

Enfin, les relations sont de plus en plus tendues avec l’Europe, dont les membres ont condamné les accusations de déficience mentale proférées par Erdogan à l’encontre d’Emmanuel Macron. L’UE a mis en garde contre les ingérences (Turquie) « inacceptables » en Azerbaïdjan.  Ankara va même jusqu’à défier la France dans son pré carré en Afrique de l’Ouest, où Ankara étend son influence. Les relations avec les Etats-Unis, pourtant alliés pendant la Guerre Froide se sont aussi distendues, notamment avec le refus en 2003 par Erdogan de l’utilisation des bases américaines sur sol turc pendant la guerre en Irak. L’allié le plus proche de la Turquie aujourd’hui paraît être la Russie. En 2020, Russie et Turquie ont en effet inauguré le Turkish Stream. Ce gazoduc est destiné à alimenter la Turquie et le sud de l’Europe en gaz russe via la mer noire en contournant l’Ukraine.

La Turquie d’Erdogan a cependant des faiblesses bien réelles qui sont autant de facteurs d’inquiétudes

En effet, la stratégie de puissance « néo-ottomane » (telle que définie par Ahmet Davutoglu) est confrontée à bien des défis. Outre les conflits géopolitiques évoqués précédemment, le modèle proposé par Erdogan paraît s’essouffler en interne. L’économie Turque marque le pas depuis 2018. Avec les sanctions américaines en 2018, la livre turque s’est effondrée, révélant la fragilité de l’économie Turque malgré une croissance à 7.8% en 2017. Parmi ces faiblesses structurelles, on note un endettement extérieur trop élevé, une inflation en forte hausse, aux alentours de 15%. Pire, depuis mars 2019, la Turquie connaît sa première récession en dix ans. Alors qu’elle commençait à peine à s’en remettre, la crise sanitaire a empiré la récession en mars 2020.

Outre l’économie, la Turquie d’Erdogan apparaît plus divisée qu’au début de l’ère Erdogan. Les relations avec la population kurde du Sud-Est du pays sont toujours très conflictuelles et les attentats réguliers. L’opposition politique reprend des couleurs depuis le début de la décennie. En 2016 déjà, une tentative de coup d’Etat interroge sur la confiance accordée à Erdogan. En juin 2019, les Stambouliotes ont choisi le candidat de l’opposition, autre signe du désaveu.

Conclusion

Alors, sur la Turquie d’Erdogan, il y a beaucoup à dire. Sous l’impulsion de ce dernier, le pays est passé dans une autre dimension sur le plan économique et culturel. Mais surtout, l’activisme géopolitique d’Erdogan dénote une intention à peine dissimulée de partager avec la Russie une position d’influence majeure en Asie centrale et au Moyen-Orient. La Turquie pèse ainsi aujourd’hui plus que jamais sur l’échiquier international. La stratégie de puissance « néo-ottomane » porte ses fruits. Elle a libéré la Turquie du poids du passé et lui a rendu sa fierté. Attention toutefois, certains signes de fragilité pointent depuis 2016 et les défis sont grands pour les années à venir.

NB : Lien vers une vidéo explicative sur le conflit au Haut-Karabagh évoqué ci-dessus. Conflit intéressant et on ne peut plus actuel donc important pour tout préparationnaire !