Se nourrir est une des préoccupations primaires des hommes. On remarquera qu’elle est à l’origine de multiples circuits d’échanges, ces mêmes circuits qui constituent le nerf de la mondialisation. Le premier repas, la première habitude culturelle d’une certaine façon « mondialisée » est le petit-déjeuner comme le rappelle Christian Grataloup dans son ouvrage « Le monde dans nos tasses ». Certains préféreront le thé et du sucré, d’autres du café et du salé, et la culture d’origine a bien souvent une influence sur ces préférences. Dans tous les cas, on retrouve aujourd’hui le thé sur de nombreuses tables le matin et dans le monde… Cela n’a pas toujours été le cas ! Quelle est donc l’histoire de ce produit, et quels ressorts de la mondialisation symbolise-t-il ?

Un peu d’histoire : de la Chine au reste du Monde et de l’aristocratie au peuple

Le thé apparaît en Chine il y a près de 5000 ans et, sous la dynastie des Hans, était un breuvage réservé à la Cour. Il faut attendre plusieurs siècles pour qu’il devienne une boisson populaire et soit commercialisé dans le monde entier. Si le thé est d’abord présent uniquement sur la table des aristocrates, c’est parce qu’il s’agit d’une boisson chaude et sucrée exigeant un service rapide et la formation de domestiques pour le préparer et le servir convenablement. Ainsi le thé à la menthe n’est pas une ancienne tradition perpétuée dans le simple but de ravir les touristes au Maroc, de même le “tea time” tout aussi codifié n’est pas un simple cliché sur nos voisins outre-Manche.

Le thé au Maroc n’est pas ancestral comme l’on pourrait le croire, bien que ritualisé et emblématique de l’art de la bienvenue sur l’ensemble du territoire. Découvert par un marchand arabe en Asie au IXe siècle -preuve que les routes du commerce se dessinaient déjà à cette époque- sa consommation ne devient massive qu’à partir du XIXe siècle ! L’usage est généralisé grâce à un conflit : la guerre de Crimée (1854). En effet, le blocus de la Baltique incite la Compagnie des Indes à rechercher de nouveaux débouchés commerciaux pour le surplus de marchandises de ses comptoirs coloniaux. Proches de Gibraltar, les ports marocains sont alors ciblés et les comptoirs de Tanger et de Mogador constituent les plaques tournantes du commerce du thé qui devient une boisson populaire.

Au début du XVIIIe siècle, le thé servi avec du lait et du sucre devient une boisson emblématique de Grande Bretagne. Mais cette forme de consommation n’a en réalité rien à voir avec la consommation originelle en Asie. En effet, dans les steppes d’Asie, le thé était souvent mélangé à des laitages fermentés et les Mongols le consommaient souvent salé. Cela illustre d’une certaine façon la remarque suivante de Christian Grataloup : « aucun doute, l’émergence du petit-déjeuner est bien la conséquence de la mainmise européenne sur les régions tropicales ». L’épisode de 1773 et la vision du thé comme mixture nocive et traîtresse des patriotes américains montre toutefois à quel point le thé s’ancre dans les traditions de la Grande Bretagne à cette époque, au point d’en devenir un symbole fort. Néanmoins il est rendu « branché » en Angleterre grâce à la Princesse portugaise Catherine de Bragance, épouse de Charles II !  Ce n’est qu’au XIXe siècle qu’apparaît la tradition de l’ « afternoon tea » dans les cercles nobles.

Le thé : un produit de la mondialisation aux enjeux bien contemporains

Le thé a directement une influence sur l’organisation du commerce et des échanges mondiaux dès le XVe siècle. Le sucre qui accompagne la consommation occidentale du thé est à l’origine du trafic triangulaire entre Afrique, Europe et régions tropicales entre le XVe et le XVIIIè siècles. Il représente par ailleurs un bel exemple autour de la problématique de la transformation des matières premières au «Nord ». Le thé a donc un rôle dans l’ouverture de routes nouvelles et du développement des échanges et de leur protection. Des structures semblables aux économies mixtes sont ainsi inventées par les Hollandais et les Anglais. Il s’agit d’associations d’armateurs et de commerçants sous l’égide d’une puissance publique à l’instar de l’East India Company.

Déjà à l’époque des débuts du thé on note un enjeu géopolitique : l’équilibre des puissances et des échanges commerciaux. La Chine étant presque l’unique fournisseur, cela représente pour la Grande Bretagne de lourdes sorties de capitaux et un fort déséquilibre de la balance commerciale. Pour pallier ce déséquilibre, la Grande Bretagne alimente ainsi un marché parallèle : la contrebande massive d’opium en provenance du Bengale. Cela est à l’origine de la célèbre « Guerre de l’opium » qui aurait tout aussi bien pu se nommer la « Guerre du thé » et se termine par le traité de Nankin. Soucieux de mettre fin au monopole chinois, les britanniques organisent même une expédition du botaniste Robert Fortune ; des milliers de pieds de thé sont acheminés jusqu’en Inde et acclimatés autour de Darjeeling et Ceylan.

De façon plus contemporaine le thé se retrouve au cœur de conflits et témoigne de la compétition commerciale mondiale. En 2017 l’Inde est le 2e producteur de thé au monde –environ 25% de la production mondiale- et l’unique producteur de thé Darjeeling (du nom d’une ville du Bengale occidental). La saison des récoltes –habituellement 8000 tonnes par an- entre juin et août –et alimentant essentiellement le marché européen- est perturbée par un conflit entre la minorité des Gorkhas et le gouvernement du Bengale occidental qui provoque une hausse des prix, des incendies criminels détruisant les plantations. Toute l’économie de la région est alors menacée. Si les pays asiatiques, la Chine en tête – plus d’un million de tonnes par an soit 30% de la production mondiale-, comptent parmi les premiers producteurs au monde, on notera que le Japon ne se classe que 8e avec une production inférieure à 90 000 tonnes par an. Cela peut paraître étonnant pour un pays où la cérémonie du thé fait partie intégrante de l’art de vivre  et où l’un des plus grands classiques date de 1906, « Le Livre du thé » de Kakuzo Okakura, rédigé en anglais. Cela en réalité est dû à la surface minime du pays. On y cultive par ailleurs essentiellement du thé vert et selon un mode qui n’est pas celui traditionnel chinois. On notera que la France ne produit pas de thé. Parmi les grands producteurs se classent aussi l’Argentine -70 000 tonnes par an- et l’Afrique avec notamment en 3eplace le Kenya –plus de 300 000 tonnes par an soit 10% de la production mondiale.

Conclusion

On retiendra ainsi que le thé, breuvage réconfortant les soirs d’hiver et compagnon des révisions de beaucoup d’entre vous, est une matière première et un produit aux enjeux purement géopolitiques, économiques et culturels.