Remis au goût du jour par le baron Pierre de Coubertin en 1894, les Jeux Olympiques, évènement international majeur auquel des milliers d’athlètes participent, étaient liés à l’origine au jeu des relations entre cités grecques. Chaque cité déposait les armes le temps des Jeux, et l’évènement revêtait une dimension sacrale et religieuse, car les sportifs auréolés d’une couronne revenaient comme des dieux vivants. Cette neutralité souhaitée des Jeux est restée par la suite la pierre angulaire de leur organisation, réaffirmée par Pierre de Coubertin et ses successeurs. Pourtant, il est difficile d’envisager la possibilité qu’une manifestation de telle ampleur ne soit pas marquée par des intérêts stratégiques plus ou moins contradictoires. En 2014, le quotidien Les Echos titrait ainsi pour les Jeux d’hiver de Sotchi : «Poutine joue la place de la Russie dans le monde ».

Le mythe de l’apolitisme

Les pères de Jeux modernes ont fortement insisté sur cette neutralité, et plusieurs éléments le démontrent. La Charte olympique affirme les principes fondamentaux de l’olympisme, dont la volonté de « favoriser une société pacifique, soucieuse de préserver la dignité humaine », le « respect des droits de l’homme » ou encore le « refus de toute discrimination ». La propagande pendant les discours est interdite, et le CIO et les CNO (Comités nationaux) sont indépendants à cet effet.

Plus qu’une neutralité, les Jeux s’orientent parfois vers la recherche de paix – temporaire – dans la tradition grecque de la Trêve olympique ou Ekecheira, sous prétexte du caractère unificateur du sport. En 1917 par exemple, le siège du CIO est transféré à Lausanne pour ne pas être instrumentalisé dans le conflit franco-allemand. En 1992, l’invitation à respecter la Trêve olympique pour les participants est relayée par le pape Jean-Paul II et l’ONU adopte en 1993 une résolution visant à cesser les hostilités pendant les Jeux : cette trêve est respectée à Sarajevo en 1994 pendant les Jeux de Lillehammer, en Norvège.

Toutefois, selon Pascal Boniface dans JO politiques, le prétendu apolitisme de l’olympisme est très éloigné de la réalité. En effet, l’interdiction officielle de l’intrusion de la politique dans les Jeux concerne les athlètes, qui n’ont pas la possibilité d’exprimer leur opinion, et non les chefs d’Etat et gouvernements qui sont massivement présents au cours des Jeux. L’objectif officiel même de pacification des relations internationales poursuit une visée géopolitique : concevoir le sport et ses manifestations comme un phénomène apolitique revient à occulter les réels rapports de force qui s’opèrent entre les nations. L’idée de trêve est de plus limitée. Elle n’est pas toujours évidente à mettre en oeuvre – lors des jeux d’Athènes en 2004, les mobilisations en Irak et en Afghanistan étaient toujours d’actualité – et éphémère puisque les conflits reprennent ensuite.

Les Jeux : théâtre et vitrine de la géopolitique mondiale

Le CIO, responsable de la Charte olympique, est un acteur clé de cette géopolitique des jeux. Les enjeux se présentent par rapport au choix des épreuves, de la ville-hôte ou encore de l’admission ou non des comités nationaux olympiques. Bien que le CIO ait officiellement le statut d’ONG, son président est reçu comme un chef d’Etat, ce qui démontre la dimension universelle des jeux. Cet embryon de gouvernement rencontre des problèmes politiques communs comme la corruption – par exemple les Jeux de Salt Lake City en 2002 précédés d’un vaste scandale d’achat de voix – et des contre-pouvoirs, réseaux sociaux et médias se développent pour le contrôler.

Son rôle est essentiel car les attributions ou participations peuvent revêtir un caractère symbolique. Les dynamiques géopolitiques peuvent s’observer à trois niveaux :

  • Les attributions : l’attribution des jeux de 1960 à Rome puis de 1964 à Tokyo apparaissent comme le signe hautement symbolique d’un pardon accordé aux vaincus de la Seconde guerre mondiale. Les enjeux de rayonnement international sont majeurs, et les jeux comme démonstration de puissance peuvent aussi témoigner du bouleversement de l’ordre du monde : de la domination du monde occidental au gigantisme des Jeux de Pékin en 2008, puis à l’attribution au Brésil en 2016 comme reconnaissance d’un monde multipolaire.
  • L’autorisation de participer est significative. L’Allemagne et le Japon n’en ont pas le droit après la Seconde guerre mondiale. L’Afrique du Sud est interdite dans les années 60 par rapport à l’Apartheid, puis l’Afghanistan en 1999 car les Talibans interdisent toute pratique sportive aux femmes.
  • Les boycotts apparaissent pour la première fois lors des jeux de Melbourne en 1956 : l’Egypte, le Liban et l’Irak refusent de participer en réponse à l’intervention franco-britannique sur le canal de Suez. Les jeux de Moscou en 1980 sont aussi largement boycottés car l’URSS vient d’envahir l’Afghanistan.

Une dimension communicationnelle sans égal 

            Avec près de 4 milliards de téléspectateurs et la présence de 10 000 athlètes de 200 délégations nationales, les Jeux revêtent une dimension communicationnelle majeure. Ils sont d’abord un moyen plus qu’une finalité. Le sport et l’image qu’il façonne pour un pays sont considérés comme un investissement, l’élément d’un projet gouvernemental de rayonnement et de compétitivité.

Cette dimension n’est pas nouvelle. Les Jeux de 1936 par exemple ont été utilisés comme une vitrine de l’Allemagne renaissante après son effondrement lors de la Première guerre mondiale. Alors que l’Amérique et l’Europe appellent au boycott, ces jeux ont un retentissement fort à cause de la position de tête de l’Allemagne, qui remporte 89 médailles contre 56 pour les Etats-Unis. L’utilisation des nouveaux médias du temps pour soutenir ce projet est importante, avec une propagande idéologique par le sport – le film Les Dieux du stade commandé par le Führer à la cinéaste Leni Riefenstahl.

Plus généralement, les images générées par les exploits olympiques servent souvent des objectifs politiques. En 1976, le score parfait de 10 de la gymnaste roumaine Nadia Comaneci et ses cinq médailles dont trois d’or contribuent fortement à dédiaboliser sur le plan médiatique le régime communiste roumain. Le journaliste Jean-Jacques Bozonnet déclare ainsi : « De Mussolini à Ceausescu en passant par tous les pays du bloc soviétique, tous les dirigeants ont cherché à jouer sur la fibre nationale sportive. »

Aujourd’hui, plus encore avec l’explosion de la révolution numérique, chaque Etat tente d’attirer l’attention, le respect et la sympathie des autres puissances selon Pascal Boniface, via des démonstrations de puissance non agressives, et des actions symboliques. On peut penser par exemple à l’obtention d’une médaille d’or en judo -52kg lors des jeux de Rio en 2016 par Majlinda Kelmendi, lors de la première participation du Kosovo aux JO d’été.

La démonstration de puissance s’opère également sur le plan économique, avec des cérémonies d’ouverture et de clôture qui constituent une vitrine sans pareille pour les pays organisateurs.

Une caisse de résonance médiatique pour des acteurs non étatiques

            L’imbrication de la politique et du sport est parfois utilisée comme instrument de revendications par des acteurs extérieurs ou des athlètes. En 1968 par exemple, lors des Jeux de Mexico, deux sprinters noirs américains lèvent le poing sur le podium au moment de l’hymne national pour protester contre la ségrégation raciale aux Etats-Unis. La surmédiatisation des Jeux conduit également à des enjeux sécuritaires, à cause de l’utilisation potentielle par des mouvances terroristes. En 1972, la tuerie de Munich révèle l’engrenage du conflit israélo-palestinien. Un commando de l’organisation terroriste palestinienne « Septembre noir » s’introduit dans le village olympique avant de prendre en otage des membres de la délégation israélienne. Cette prise d’otage, suivie en direct à la TV, a conduit à la mort de 17 personnes.

L’apolitisme des Jeux semble bien illusoire lorsque l’on voit la multitude d’acteurs en présence et les actions entreprises par les différents pays pour dorer leur image. Tout comme les autres manifestations sportives de grande ampleur comme la Coupe du monde de foot, ils sont une illustration claire du soft power décrit par Joseph Nye – mais aussi l’illustration de rapports de force existants, qu’il s’agisse de la course aux médailles entre la Chine et les Etats-Unis, ou de la menace croissante d’attaques terroristes.