L’Argentine est un pays atypique en Amérique latine. A l’inverse de ses voisins, elle n’a pas connu la colonisation puis la vague d’indépendance des années 1820-1830. Elle ne s’est peuplée que tardivement (au XIXème siècle) et est de fait « un pays neuf » avec une histoire récente, au même titre que l’Australie ou le Canada. La culture européenne est ainsi toujours très prégnante en Argentine, et ses habitants sont volontiers taxés de snobs en Amérique latine : selon la formule qui tourne cette réalité à part en dérision, ce sont « des Italiens qui parlent espagnol et qui se prennent pour des Anglais ».

Surtout, l’Argentine a été un des Etats les plus prospères jusqu’à une époque récente : en 1950, les Argentins étaient les 12ème plus riches de la planète (en PIB par habitant) juste devant les Français, grâce notamment à l’exportation de richesses naturelles et de denrées agricoles. Un demi-siècle plus tard, le constat est amer pour ce pays qui n’a pas su répondre aux attentes de la population, cristallisées autour de la « question sociale » et du développement plutôt que de la croissance.

  1. Pourquoi l’Argentine n’a pas connu le même développement que les autres « pays neufs » ?
  2. Comment l’orthodoxie libérale de l’Argentine, louée par le FMI, a conduit à la plus grande crise de l’histoire du pays en 2002 ?
  3. Pourquoi les difficultés persistent depuis 2011 malgré la renégociation de la dette

En bref, pourquoi l’Argentine est-elle l’enfant malade de l’Amérique latine ?

1.  Des facteurs structurels historiques :

La diversification de l’activité n’a pas eu lieu. Les propriétaires fonciers se sont contentés de profiter de la rente dont ils bénéficiaient sans investir dans d’autres secteurs. Le clivage entre l’oligarchie des propriétaires terriens et le reste de la population s’est par ailleurs accentué jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale et l’arrivée de Juan Perón au pouvoir. Par conséquent, le modèle économique a toujours reposé sur l’exportation de matières premières, mettant le pays à la merci de la baisse des cours et de la demande. L’Argentine s’est aussi endettée très tôt, notamment pendant la dictature entre 1976 et 1983

2.  Les années 1990-2010 :

Le « tournant libéral » de 1989 est opéré par un péroniste (Carlos Menem) qui avait pourtant axé sur sa campagne sur une idéologie populiste et anti-libérale. Jusqu’en 1992, la vente des services publiques s’apparente à une véritable braderie : tout est vendu jusqu’au métro de Buenos Aires ou au service de distribution d’eau (à Suez lyonnaise des eaux en l’occurrence). Ces IDE, à défaut de créer des emplois, conduit à la formation de quelques oligopoles affranchis de toute concurrence.

En 1991, face à l’inflation galopante, le gouvernement décide de « dollariser » l’économie en décrétant qu’on ne peut créer un peso que s’il a sa contrepartie en dollar (c’est-à-dire : les banques doivent posséder un dollar pour créer un peso). Cela permet à la devise argentine de s’apprécier rapidement puisque les banques ont dû faire face à une inévitable pénurie de liquidité. Néanmoins, à moyen terme, elle fut un piège pour l’Argentine qui s’est privée de la fameuse « dévaluation compétitive ». Quoiqu’il en soit, le FMI vante alors l’Argentine comme l’une des économies les plus prometteuses du monde.

La réalité est néanmoins plus sombre : le pays s’endette encore fortement. La hausse du dollar auquel est rattachée l’économie argentine conduit à une baisse de compétitivité pour les produits argentins. La situation se dégrade ensuite très rapidement : l’Etat est gangréné par la corruption et il ne parvient plus à lever les impôts. L’évasion et la fraude fiscale deviennent une pratique des plus courantes. Les IDE se tarissent progressivement car les marchés ont vent des difficultés du pays.

Les manifestations de décembre 2001 ont vite dégénéré: émeutes, pillages... (d'après Le Point)
Les manifestations de décembre 2001 ont vite dégénéré: émeutes, pillages… (d’après www.lepoint.fr)


La crise absolue surgit en 2002 : -11% du PIB après 3 ans de récession, 18% de chômage…

Face à l’urgence, l’Etat abandonne la politique de change peso/dollar, la monnaie se déprécie brutalement de 75% et les Argentins se retrouvent ruinés.

En Avril 2003, le candidat péroniste Nestor Kirchner arrive au pouvoir, il renégocie la dette qui passe de 130% du PIB en 2002 à 41% en 2011. Aidé par l’envolée du cours des matières première (soja X4), l’économie repart. Une vague de renationalisation boutent les compagnies étrangères hors du pays. Comme Lula, Kirchner s’évertue à rembourser le FMI par anticipation, ce qui marginalise le rôle de l’institution dans le redressement économique de l’Argentine. L’accroissement des inégalités est néanmoins patent, 25% de la population se trouve en dessous du seuil de pauvreté.

En 1974 l’écart de salaire entre les 10 % les plus riches et les 10% les plus pauvre était de 1 à 5, il est de 1 à 35 aujourd’hui. Elue en 2007, Kristina Kirchner tente de juguler cette montée des inégalités à travers un vaste programme d’allocation. Cette politique de redistribution est très couteuse pour l’Etat mais assure à la présidente la fidélité de son électorat.

3.  Alors aujourd’hui d’où viennent les difficultés ?

D’abord, l’inflation endémique peine à être contenue, elle est toujours de 25% par an quand le gouvernement prétend que la hausse annuelle est seulement de 10%. La dépendance aux exportations de soja redevient un problème majeur puisque le cours des matières premières est actuellement à la baisse.

La question des « fonds vautours » : la restructuration de la dette négociée par Nestor Kirchner et les créanciers de l’Argentine n’a pas été acceptée par une minorité d’entre eux. Ces créanciers, qui ne détiennent que 7% de la dette totale, ont revendu leurs fonds à des fonds vautours américains. Ce sont des financiers intransigeants qui gagnent de l’argent en forçant les Etats à rembourser 100% de la dette, à grands coups de recours en justice. En 2013 et en 2014, l’Argentine a été condamnée à rembourser 1,5 milliards de dollars à un de ces fonds spéculatifs : Elliot Management. C’est un véritable problème pour le pays, car les autres créanciers refusent le rééchelonnement de la dette si tous ne doivent pas renoncer au même pourcentage de la dette initiale.

ZOOM : le « consensus de Buenos Aires » (2003)

Selon l’accord signé entre Lula et N. Kirchner, Le « consensus de Buenos Aires », en 22 points, recommande le renforcement du Mercosur, la mise en œuvre de politiques gouvernementales favorisant la croissance économique et une gestion de la dette externe compatible avec la réduction de la pauvreté et le développement de l’éducation pour tous. Caricaturalement, on peut parler d’une « dimension sociale du libéralisme » (s’oppose au consensus de Washington de 1989 qui sacralise exclusivement le marché). Le consensus de Buenos Aires s’inscrit dans l’idéal progressiste des deux dirigeants mais s’appuie néanmoins sur les rouages de l’économie mondialisée telle qu’on la connait aujourd’hui. Quant au Mercosur, il est aussi perçu comme un vecteur de partage de valeurs communes et pas seulement comme un gros marché (à l’instar de l’ALENA).