« L’industrie de l’armement plus prospère que jamais » souligne un article publié le 11 décembre 2017 dans le Monde. Les contrats récents signés, comme la commande qatarie de 24 avions Eurofighter au britannique BAE Systems et de 12 Rafales supplémentaires à la France, témoignent de la lucrativité du commerce des armes dans le monde. Pourtant, malgré son volume et son caractère moralement questionnable, ce marché est encore moins régulé que celui… de la banane, par exemple. Il est marqué par son opacité et par un manque de contrôle international, sources évidentes de polémiques.

Panorama global d’une industrie florissante

Une arme est définie comme un outil ou dispositif destiné à neutraliser, blesser, tuer ou causer une destruction matérielle. On distingue d’un côté les armes de destruction massive (chimiques, biologiques, nucléaires) et de l’autre les armes dites conventionnelles. Parmi elles, sept catégories sont indiquées, dont les gros calibres, avions de combat, navires de guerre ou encore lanceurs de missiles, mais les armes légères et de petit calibre n’en font pas partie. Or, selon Amnesty International, près de 875 millions d’armes légères et de petit calibre sont en circulation dans le monde, et jouent un rôle prépondérant dans les bilans humains de nombreux conflits.

Cette prolifération des armes résulte majoritairement de la Guerre froide, marquée par un équipement massif en armes classiques et nucléaires des deux Grands, ainsi que l’approvisionnement des pays amis et groupes rebelles dans le monde entier. De 1988 à 1998, des courtiers se chargent de la livraison d’armes en dépit des embargos mis en place, en raison de la volonté des producteurs d’armes de se débarrasser des surplus militaires, dont proviennent la plupart des armes commercialisées. A partir de 2001, la lutte contre le terrorisme justifie d’autant plus l’augmentation des ventes d’armes.

Aujourd’hui, les ventes légales sont difficiles à évaluer car les contrats ne sont pas toujours publics, et peuvent porter sur du matériel, aussi bien que sur de l’assistance ou de la formation. On estime que le commerce des armes (légal) atteint une valeur de 30 à 40 milliards de dollars par an, alors que les dépenses militaires étaient en 2014 de 1700 milliards de dollars. Près de 1249 entreprises sont productrices d’armes dans 90 pays. L’industrie de l’armement est florissante. Selon un rapport de l’Institut suédois de recherche sur la paix Sipri, les exportations ont doublé sur la période 2011-2015 par rapport à 2006-2010.

Qui vend et qui achète ces armes ?

Les Etats-Unis sont de loin le plus gros exportateur d’armes au monde, avec près de 30% des transferts d’armes conventionnelles en valeur et 170 clients. Les ventes américaines ont augmenté de 21% par rapport à la période 2007-2011, et près de la moitié sont à destination du Moyen-Orient, notamment l’Arabie Saoudite. Le classement des entreprises d’armement est d’autant plus révélateur de ce poids américain.

La Russie est à la seconde place du classement en valeur, avec 10% de ses ventes en Syrie.  La France est 4ème dans ce classement, et pourrait gagner une place grâce aux contrats juteux signés entre 2012 et 2017, avec un total de 84 Rafales vendus à l’Egypte, le Qatar, et l’Inde, et la vente d’une frégate à l’Egypte.

La Chine pèse selon les estimations pour 5% du commerce d’armes, vers des pays en développement comme l’Algérie, l’Angola, la République démocratique du Congo, l’Irak, le Pakistan. La Libye de Kadhafi s’était également approvisionnée massivement auprès de la Chine pour des « armes légères » type roquettes et mines antichars.

L’Arabie Saoudite, impliquée plus ou moins directement dans plusieurs conflits régionaux, dont le Yémen, a augmenté ses importations de 212% par rapport à la période 2007-2011. D’autres pays se sont aussi démarqués récemment : le Vietnam ou l’Algérie, premier importateur d’armes en Afrique.

Un marché marqué par une forte opacité et un manque de contrôle évident

Les enjeux éthiques liés au commerce des armes conventionnelles et des munitions sont très complexes, et justifient la volonté de certains acteurs de réglementer et moraliser ce domaine. Le transfert des armes est en effet un processus compliqué : négociations, achat, délivrance d’une autorisation d’importation et d’exportation, transport, transit…

La traçabilité est un défi clé dans ce secteur très opaque. Cela s’explique en partie par la structure de l’industrie de l’armement : presque aucune arme moderne n’est fabriquée dans un endroit unique depuis les années 90. Un hélicoptère de combat Apache est par exemple constitué de près de 6000 pièces, émanant des quatre coins du globe. De plus, la fabrication d’armes implique souvent l’achat de « biens à double usage », pouvant être utilisés à la fois à des fins civiles et militaires, d’où la faible surveillance dont ils font l’objet.

Ensuite, l’autorisation de transfert ne signifie pas pour autant que l’utilisation finale ne violera pas le droit humanitaire ou les droits de l’homme. Le certificat d’utilisation n’est même pas suffisant dans certains cas. Il est présent dans peu de pays, et il est aisé d’en obtenir un faux, ce qui soulève une autre question pour le commerce des armes : la corruption. Selon le département américain du commerce, près de la moitié des pots-de-vin versés dans le monde le sont dans l’industrie de la défense, alors qu’en valeur, les armes commercialisées ne dépassent pas 1% du commerce mondial. L’armée américaine a elle-même reconnu récemment des lacunes dans le suivi de transferts d’armes et autres équipements militaires d’un milliard de dollars en valeur, vers le Koweït et l’Irak.

Consécutivement, le trafic d’armes fait partie des 4 trafics illégaux les plus lucratifs au monde avec la drogue, les médicaments et la prostitution. Il est évalué à près de 1200 milliards de dollars par an. De nombreuses ventes sont réalisées par les Etats souverains eux-mêmes sur le « marché gris », à la frontière du légal et de l’illégal.

Une première tentative de régulation : le TAC

Le commerce des armes a longtemps été un marché entièrement dérégulé jusqu’à l’adoption en 2013 du Traité sur le commerce des armes par les Nations Unies. Les premiers objectifs de ce traité juridiquement contraignant sont entre autres :

  • Prévenir et éliminer le commerce illicite d’armes conventionnelles et empêcher le détournement de ces armes.
  • Instituer des normes internationales concernant l’importation, l’exportation et le transfert d’armes conventionnelles et de munitions.
  • Empêcher que les Etats parties n’autorisent de transfert d’armes s’il sait que ces armes pourraient servir à commettre un génocide, des crimes contre l’humanité, des attaques dirigées contre des civils ou d’autres crimes de guerre.

Alors que de nombreux Etats invoquent le droit de chacun à produire, stocker ou acquérir des armes pour les besoins de sa défense (cf. article 51 de la Charte des Nations unies qui évoque le « droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective »), le TCA cherche à promouvoir des transferts internationaux « responsables ». Les transferts irresponsables sont ceux autorisés par un gouvernement mais dont la légalité est douteuse car les armes sont utilisées à des fins détournées.

Pourtant, ce traité est loin d’être dépourvu de failles. Sur les 134 signataires du traité, seuls 93 Etats l’ont ratifié, et la mise en oeuvre n’est pas optimale.

Tout d’abord, l’absence de l’Arabie Saoudite, la Chine, les Etats-Unis, l’Inde, le Pakistan et la Russie, qui comptent pour 60% des transferts mondiaux, limite fortement l’action du traité. Même chez les parties, des transferts importants ont été réalisés vers des zones de conflits, pays en guerre et régimes brutaux depuis l’entrée en vigueur en décembre 2014. Bien que le traité exige que les acheteurs respectent le droit international humanitaire et les droits de l’homme, des ventes sont effectuées au Yémen et en Syrie, en Egypte ou encore aux Philippines malgré la campagne anti-drogue meurtrière de Duterte. Cela s’explique en partie par des divergences d’interprétation, quant à la façon de distinguer les « bonnes » des « mauvaises mains » pour les différents Etats.

Enfin, le traité vise la transparence par la transmission de rapports annuels exhaustifs et publics sur les exportations et importations d’armes, afin de permettre à la société civile d’assurer son rôle de contre-pouvoir. Pourtant, seule la moitié des pays avait respecté ces engagements en 2016, avec des rapports encore partiellement confidentiels.