Ukraine

Cet article , texte écrit en janvier 2022 pour la diffusion du podcast, va s’intéresser à l’action de Vladimir Poutine. Si depuis, le 24 février 2022 celui ci a décidé d’envoyer son armée envahir l’Ukraine, niant totalement sa souveraineté, l’état des lieux présenté ici reste tout à fait pertinent pour comprendre les tenants et aboutissants d’un conflit qui était alors redouté, mais que l’on n’arrivait pas à imaginer avec une telle violence, une telle ampleur.

En janvier 2022, V. Poutine semble faire feu de tout bois, mettant une pression certaine sur l’Ukraine, sa voisine, et massant des dizaines de milliers d’hommes de troupe à la frontière orientale de ce pays. Mais que veut-il ?

L’Ukraine, 45 millions d’habitants, n’est pas la Crimée et ses deux millions d’habitants. Veut-il la guerre pour ramener l’Ukraine entière dans la Fédération ? Que cherche Poutine en imposant son calendrier aux Occidentaux, en exigeant et en obtenant des négociations en direct avec Joe Biden, le Président américain, en posant un ultimatum à l’OTAN ?

Entre gesticulations et menaces envers l’Ukraine, que veut la Russie ? Réponse dans le quatrième épisode de La Pause géopolitique !

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Historique et contexte

Le 25 décembre 1991, M. Gorbatchev annonçait sa démission du poste de Président de l’URSS, qu’il occupait depuis un an et demi. Il prenait acte en fait de l’éclatement de l’Union voulu en réalité par Boris Eltsine, président du Parlement de la Russie, qui au fond, pour se débarrasser de Gorbatchev, n’avait pas trouvé mieux que de se débarrasser de l’URSS. C’était le 25 décembre 1991.

En avril 2006, dans un discours à la nation, le président Vladimir Poutine, qui dirige le pays depuis 2000, déclare que la chute de l’URSS fut « la plus grande catastrophe géopolitique du XXᵉ siècle ». Phrase étonnante pour les Occidentaux, mais qui montre bien le traumatisme que cela représenta pour un homme comme V. Poutine, ancien officier des services secrets, et pour beaucoup dans le pays. Traumatisme dont les Occidentaux ne prennent pas la mesure, persuadés que la population russe se réjouit de rejoindre le camp des démocraties.

En 2007, Poutine vient à la Conférence de Munich sur la sécurité. Il a 55 ans et est en train d’achever son second et dernier mandat. Les Occidentaux estiment que les relations avec la Russie sont bonnes, apaisées. L’UE est en train de signer un partenariat avec la Russie. Elle déchante. À sa grande surprise, le discours de Poutine est virulent, accusateur, clivant. Il accuse l’OTAN de s’étendre jusqu’à ses frontières, celles de la Russie, et ce, au mépris de garanties prétendument fournies en 1990 (sur la non-extension de l’OTAN). Il réclame déjà une nouvelle architecture européenne et mondiale de sécurité.

15 ans plus tard, Poutine est toujours là, et aujourd’hui, il s’agit d’un ultimatum qu’il adresse à l’Occident, fort d’une puissance qu’il estime retrouvée.

Que s’est-il passé avec l’Ukraine ?

Depuis 2014, l’Ukraine est un pays en guerre dans sa partie orientale que l’on appelle le Donbass. Des séparatistes, soutenus par les Russes, y combattent l’armée ukrainienne dans un conflit qui a fait à ce jour environ 14 000 morts. Les accords conclus en 2014 et à nouveau en 2015 pour imposer un cessez-le-feu, les accords de Minsk, ne sont pas respectés. Les combats continuent.

En juillet 2021, Poutine a publié un long article intitulé Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens. Il y défend l’idée d’un seul peuple divisé en trois entités : la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine. Les divisions sont le résultat des actions passées et présentes de l’Occident. À l’automne 2021, on constate que l’armée russe masse des troupes considérables. 100 000 soldats russes à la frontière ukrainienne, comme si la Russie se préparait à envahir le pays.

Les États-Unis s’inquiètent

L’administration Biden a tissé quelques liens avec la Russie. Biden et Poutine se sont rencontrés une fois à Genève en juin 2021, et les négociations sur le nucléaire ont repris. Mais les Américains ne s’attendaient pas à une telle menace. Poutine impose son calendrier et exige des négociations, mais il annonce la couleur en décembre 2021.

Il veut un traité bilatéral avec Washington et un accord de sécurité avec l’OTAN. Il pose en fait un double ultimatum à l’OTAN. Celle-ci ne doit pas disposer de forces dans les pays d’Europe centrale et orientale qui l’ont rejointe depuis 1999, ni missiles ni exercices militaires, et second point, elle doit s’engager à ne pas s’élargir à l’Ukraine et la Géorgie, deux pays candidats à l’entrée, ni y soutenir une activité militaire.

Opération de bluff ? Coup de Poker ? Poutine a obtenu en échange l’ouverture de négociations directes avec le Président américain. Un premier échange téléphonique a eu lieu le 30 décembre entre Poutine et Biden, les choses s’accélèrent en janvier avec des négociations Russie-États-Unis le 10, une réunion OTAN-Russie le 12 et une réunion de l’OSCE le 14 (l’organisation de la sécurité et de la coopération en Europe étant la seule instance réunissant tous les acteurs européens, Russie et Ukraine incluses).

L’affaire kazakh donne l’occasion à Poutine de montrer sa détermination et sa puissance

Au début du mois de janvier 2022, des manifestations dans cette très vaste République d’Asie centrale, indépendante depuis 1991, ont eu lieu. L’élément déclencheur fut la hausse du coût du gaz et les manifestants s’en prirent au pouvoir et surtout à Nazarbaïev, qui dirigea l’État de 1990 à 2019. Il reste en coulisses très influent en dépit de l’élection d’un nouveau président, Tokaïev.

Le soulèvement est écrasé dans le sang, l’actuel président Tokaïev donnant l’ordre à l’armée d’ouvrir le feu sans avertissement. De plus, Tokaïev appelle à l’aide la Russie pour lutter contre ce qui est présenté comme une insurrection terroriste. Le Kazakhstan appartient à l’OTSC, Organisation du traité de sécurité collective, alliance militaire constituée autour de la Russie et de cinq autres ex-Républiques d’URSS.

Poutine envoie immédiatement 3 000 soldats, au nom de la lutte contre le terrorisme. Voilà qui n’est pas sans rappeler les heures du pacte de Varsovie, cette alliance qui reliait l’URSS aux démocraties populaires. Même si le retrait des forces russes est à cette heure bien entamé.

Alors, pourquoi ces démonstrations de force de Poutine ? Que veut-il véritablement ? Il faut se concentrer sur les revendications russes en Ukraine, significatives des ambitions de puissance de la Russie.

L’acteur clé est la Russie, une puissance sur le retour

L’État russe

Lorsque Poutine est arrivé à la tête du pays, en 2000, le pays connaissait un déclassement général. Le PIB de la Russie a reculé de 40 % entre 1990 et 1998 ! Il faut se souvenir de cela pour comprendre le sentiment d’humiliation vécu par les Russes et la volonté qui anima et anime toujours Poutine de restaurer la puissance russe. C’est ainsi qu’il veut rentrer dans l’histoire.

Pour atteindre cet objectif, Poutine a d’abord repris en main la Fédération de Russie. Il a restauré la verticalité du pouvoir, tout part de lui. La Russie est une Fédération, 89 territoires, mais solidement tenue. Les deux guerres de Tchétchénie dans les années 1990 ont montré ce qu’il en coûte à ceux qui seraient tentés par la sécession. Il s’est débarrassé des oligarques (Berezovsky, Khodorkovski) ou les a mis au pas.

La constitution fut progressivement remaniée pour lui permettre de rester au pouvoir. Il a fait deux mandats de quatre ans, 2000-2008, a gouverné en coulisses comme Premier ministre de 2008 à 2012, s’est fait réélire pour deux nouveaux mandats portés à six ans. Il est actuellement en cours de second mandat et s’est donné les moyens de rester au pouvoir à la fin de celui-ci en 2024, finalement jusqu’à son bon vouloir.

Le régime a évolué vers l’autoritarisme (on parle de démocrature, de démocratie illibérale… mais il devient difficile de trouver des éléments démocratiques), car aujourd’hui, il a éliminé toute forme d’opposition libérale (Navalny est en prison). En interdisant en décembre 2021 l’ONG Mémorial, qui s’était donné comme tâche de faire connaître la période du stalinisme, le pouvoir russe montre qu’il est déterminé à réécrire l’histoire russe et à contrôler la société civile. Le passé russe doit être glorifié.

De quels atouts de puissance dispose Poutine pour atteindre ses objectifs ?

Le pays est d’abord une puissance territoriale, le plus grand pays du monde avec 17 millions de km² (l’URSS en faisait 22 millions). Il est peuplé d’environ 145 millions d’habitants (l’URSS en comptait 240). Le PIB de la Russie la place au 11ᵉ rang mondial, autrement dit une puissance économique comparable ici à l’Italie. Donc, une puissance moyenne.

La Russie est une superpuissance énergétique, elle exporte ses hydrocarbures vers l’Europe et vers la Chine (UE : 44 % de ses exports). Elle exporte du blé et des céréales et c’est un atout qu’il ne faut pas sous-estimer. Enfin, elle vend des armes. Mais hormis cela, elle a une structure de son commerce extérieur qui rappelle bien des PVD. Son entrée à l’OMC en 2012 ne lui a pas permis de diversifier ses exportations.

Elle est une puissance militaire, indéniablement, avec le premier stock d’ogives nucléaires (+ de 6 000), mais là encore, avec un budget militaire qui est le onzième ou douzième de celui des États-Unis (60 mds $). Ceci la place au niveau de l’Inde, de l’Arabie saoudite, et un peu au-dessus du Royaume-Uni et de la France. Elle sait intervenir rapidement à proximité de ses bases. Elle peut agir aussi via des sociétés privées, la bien connue société Wagner, qui emploie des mercenaires et permet d’agir officieusement.

Elle est une puissance diplomatique (siège au conseil de sécurité de l’ONU), a été à l’origine du forum des BRIC. Elle excelle dans le sharp power, c’est-à-dire l’art de la propagande masquée, la divulgation de fausses informations, l’utilisation d’usines à trolls (faux comptes créés pour générer des polémiques sur le Net ou diffuser des fake news) pour influencer les opinions occidentales…

Pour résumer, la Russie est une puissance moyenne qui a une forte capacité d’action ou de nuisance diraient plutôt certains. 

Deuxième acteur : l’OTAN

L’OTAN (Organisation du traité de l’Atlantique Nord) a été créée en 1951. Il s’agit du bras armé du traité de l’Atlantique Nord et de l’alliance militaire la plus importante conclue depuis 1945. Le traité signé en 1949 rassemble les États-Unis, le Canada et dix pays d’Europe occidentale afin de protéger l’Europe occidentale d’une éventuelle agression du bloc de l’Est. Il s’agit d’une alliance militaire défensive qui stipule, article 5, que « toute attaque contre un ou plusieurs membres de l’Organisation est considérée comme une attaque contre tous ».

La Turquie (1952) et la RFA (1955) ont rapidement rejoint l’alliance, avant qu’elle ne s’élargisse aux anciennes démocraties populaires à partir de 1999, au grand dam de la Russie.

En effet, à la chute de l’URSS, le Pacte de Varsovie est dissous (1991), mais pas l’OTAN. Cela crispe la Russie qui y voit une rupture d’équilibre, si ce n’est une trahison. Bien au contraire, l’alliance s’élargit dès 1999 avec la Pologne, la République tchèque et la Hongrie. En 2004, les pays baltes, pourtant frontaliers de la Russie, intègrent l’organisation et cela continue. L’OTAN compte aujourd’hui 30 membres. La Géorgie et l’Ukraine sont candidats. Candidatures acceptées clairement en 2008, mais les pays de l’Organisation ne sont pas tous d’accord pour les laisser entrer.

Pour leur sécurité, les anciennes démocraties populaires ne jurent que par les États-Unis

Depuis 1999, l’OTAN se transforme. De défensive, elle devient l’instrument d’interventions offensives (Kosovo 1999). Lorsque les États-Unis sont attaqués en septembre 2001, les pays européens en vertu de l’article 5 n’hésitent pas à intervenir en Afghanistan. Pourtant, dans le même temps, les budgets militaires européens régressent doucement mais sûrement. L’OTAN dispense les Européens d’assurer leur propre sécurité. « Les Européens sont shootés à la dépendance stratégique. » (Pascal Boniface, Requiem pour le monde occidental, 2019).

Ces dernières années, l’OTAN ne va pas très bien. Trump critique les Européens pour leur faible effort de défense. En 2021, Biden, plus policé, ne les prévient pas du retrait décidé unilatéralement d’Afghanistan et la Turquie se rapproche de plus en plus de la Russie. E. Macron choque en parlant de la « mort cérébrale » de l’Organisation (2019).

Les États-Unis viendraient-ils au secours d’un pays européen agressé ? À quoi et à qui sert l’OTAN ? Pourquoi Poutine fait-il ainsi une fixation sur une alliance qui n’est pas si solide que cela ? 

Troisième et dernier acteur : l’Ukraine

Elle était la plus importante des Républiques de l’URSS aux côtés de la Russie. Par sa population (45 millions d’habitants), vaste comme la France, elle est surtout historiquement liée à la Russie. Kiev fut l’une des capitales de la Russie médiévale. C’est l’embryon de la Sainte Russie. L’Ukraine ne fut pas toujours sous contrôle russe (les Polonais la dominèrent), mais les tsars en reprirent le contrôle au XVIIIᵉ siècle.

Région riche, grenier à blé, Staline y déclencha par les réquisitions une terrible famine en 1932-33 (Holodomor, mot ukrainien qui signifie « extermination par la faim »), qui fit environ quatre millions de morts, et ce, pour y briser la résistance des Ukrainiens. Ceci expliqua la forte hostilité des Ukrainiens envers les Russes, et l’accueil relativement favorable qu’ils firent aux Allemands en 1941. Ces mémoires éclatées font que les Ukrainiens gardent ce souvenir des grandes famines, comme des déportations de populations décidées par Staline (exemple : les Tatars de Crimée), tandis que les Russes traitent facilement les Ukrainiens de fascistes, puisque certains collaborèrent avec les nazis.

L’Ukraine est un des pays les plus pauvres d’Europe aujourd’hui

Son niveau de vie représente le quart de niveau de vie moyen d’un habitant de l’UE. Les Ukrainiens (80 % de la population) sont un peuple au passé ancré dans l’histoire européenne. La minorité russe du pays (20 % environ) est située dans sa partie la plus orientale, avec une économie très liée à la Russie (industrie lourde). Les frontières de l’Ukraine tracées par Staline sont un héritage source de divisions.

Le pays est indépendant en 1991 (92 % de « oui » au référendum), comme toutes les Républiques. En 1994, le mémorandum de Budapest, signé par les membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, garantit à l’Ukraine le respect de ses frontières et de sa souveraineté en échange de sa dénucléarisation (elle possédait le troisième stock d’armes nucléaires à cette date).

L’Ukraine est aujourd’hui dirigée par le Président Volodymyr Zelensky, ancien comédien. Le pays souffre toujours de corruption. L’économie et la vie politique sont encore dominées par le poids des oligarques (grandes fortunes constituées au moment de la privatisation de l’appareil productif et qui dominent non seulement l’économie, mais aussi les médias, et donc font et défont les politiques). Mais le pays est résolument tourné vers l’Europe.

Il faut reprendre alors l’histoire des relations entre la Russie et l’Occident pour comprendre pourquoi l’Ukraine est au centre du jeu.

Que veut Poutine en Ukraine et dans sa politique de bras de fer avec l’Occident ?

ll faut reprendre le fil de l’histoire en trois étapes.

Première étape : le début des années 1990

Au départ de ces relations conflictuelles, il y a un échec et un manque de vision de l’Occident. Dans les années 1990, Gorbatchev avait émis le rêve d’une maison commune européenne, marquant une réconciliation entre Est et Ouest. La Charte de Paris, adoptée par 34 pays européens dans le cadre de l’OSCE, prônait de nouvelles relations entre pays européens, affirmait le respect des frontières et rappelait que tout pays pouvait choisir librement ses alliances.

Ensuite, les Occidentaux assistèrent aux difficultés grandissantes de Gorbatchev. Après le putsch raté, puis l’éclatement du pays en 1991, ils s’inquiétèrent de l’éparpillement de son arsenal nucléaire. L’effondrement économique du pays dans les années 1990 ne les inquiéta pas. Le communisme disparaissait, le pacte de Varsovie aussi. Aux yeux des Occidentaux, la sortie du communisme ne pouvait se faire que dans l’imitation de l’Occident, la croyance en une fin de l’histoire (Fukuyama) conduisant à la démocratie et à l’économie de marché.

En 1999, l’OTAN acceptait l’entrée de trois ex-démocraties populaires, d’autres suivaient rapidement. Pour les Occidentaux, c’est normal, mais pour les Russes, c’est une atteinte à leur sécurité. La Russie se sent humiliée et les Occidentaux, à l’exception de quelques voix isolées, ne le prennent pas en compte… Pour Poutine, ces concessions ont été arrachées à une Russie faible.

Deuxième étape : l’Ukraine entre en scène

En 2004, la Révolution Orange se produit en Ukraine. Les électeurs choisissent le candidat pro-Europe et non le candidat pro-russe. La Russie ne lui a pourtant pas ménagé son soutien, elle a même tenté d’empoisonner le candidat pro-Europe Iouchtchenko, qui a finalement été élu. La Russie est furieuse. L’Ukraine est au cœur de tous les projets qui permettraient à la Russie de retrouver une zone d’influence sur son étranger proche, c’est-à-dire les anciennes Républiques de l’URSS. En 2007, le discours de Poutine accuse l’OTAN d’être déloyale et réclame une nouvelle architecture de sécurité.

La Russie fait tout pour diviser son voisin ukrainien, utilise l’arme énergétique (prix du gaz, guerre des tubes), mais la corruption et l’incurie du gouvernement permettent la victoire en 2010 du candidat pro-russe. Tout va bien alors pour Poutine ? Non. Ce nouveau président pro-russe, Ianoukovitch, refuse en 2013 le partenariat oriental proposé par l’Union européenne dans le cadre de sa politique de voisinage. La population ukrainienne est furieuse, la révolution s’empare de Kiev, les drapeaux de l’UE dominent la place Maïdan et les émeutiers finissent par chasser en février le président pro-russe.

Une humiliation pour Poutine. En guise de réponse, en mars 2014, les troupes russes envahissent la Crimée et celle-ci est promptement rattachée à la Fédération de Russie, dont elle devient une région. En même temps, Poutine soutient la rébellion des pro-Russes du Donbass contre le gouvernement de Kiev et vise ainsi à affaiblir durablement l’Ukraine. Tant pis si cela viole le mémorandum de Budapest, signé en 1994 quand la Russie était faible dirait Poutine. Au fond, ce qui est insupportable pour le président russe, c’est que ce voisin ukrainien, de culture russe, choisisse une autre voie, et vaille que vaille avance vers l’État de droit et la liberté politique.

Troisième étape : aujourd’hui, l’Ukraine est au cœur du retour de puissance russe

Depuis 2014, l’agression russe contre le territoire de l’Ukraine a tendu considérablement les relations avec l’Occident. La Russie a été exclue du G8/G7, elle a subi des sanctions économiques. L’OTAN a aussi mis en place des bases permanentes de quelques milliers d’hommes dans les pays d’Europe de l’Est, ce qui naturellement est jugé comme agressif par Moscou.

La Russie entend de son côté contribuer à la désoccidentalisation du monde. Elle s’appuie sur la Chine qui a le même projet. Elle use de l’arme militaire, installe des missiles à moyenne portée dans l’enclave de Kaliningrad et fait intervenir son aviation en Syrie pour soutenir son allié el-Assad. Désormais, la Russie saisit toutes les occasions pour intervenir dans ce qui fut l’Empire russe, puis l’URSS. Elle est intervenue dans le conflit Arménie-Azerbaïdjan en septembre 2020, elle envoie des troupes au Kazakhstan, elle soutient à bout de bras le dictateur biélorusse.

Maintenant, elle menace l’Ukraine et pose ses conditions. Où cela va-t-il conduire ? 

Quelles sont les perspectives désormais ?

La Russie, puissance moyenne, veut être reconnue comme une puissance clé de l’ordre mondial

L’humiliation est un point que l’on aurait tort de sous-estimer en histoire. Poutine entend être le dirigeant qui a redonné à la Russie son statut de grande puissance, de puissance globale, mais c’est un homme politique réaliste. Il a certes la nostalgie de la puissance soviétique, mais il sait qu’il est illusoire de penser récréer l’ancienne puissance soviétique. Il entend défendre les intérêts nationaux russes. Cela implique pour lui le contrôle d’une zone d’influence sur son étranger proche, c’est-à-dire ses anciennes Républiques à l’exception des trois pays baltes sur lesquels il a fait une croix.

Cet espace postsoviétique est le lieu d’implantation de nombreuses bases militaires russes, qu’elles soient souhaitées par les États (Arménie, Tadjikistan…) ou non (troupes en Abkhazie, Ossétie du Sud contre la volonté de la Géorgie, en Transnistrie contre la volonté de la Moldavie, « stratégie des conflits gelés »). Poutine propose une Alliance militaire (OTSC) et une zone de libre-échange (Union économique eurasiatique), ce qui permet de conserver inégalement des liens avec certaines Républiques.

Mais les relations perpétuellement conflictuelles avec l’Ukraine montrent les faiblesses de cette zone d’influence russe. Le renforcement considérable de la présence militaire russe à la frontière ukrainienne confirme la propension de Poutine à recourir à la force et montre qu’aux yeux de la Russie, l’Ukraine a une souveraineté limitée en politique extérieure au moins. Une doctrine qui rappelle l’époque Brejnev.

L’OTAN est un obstacle qu’il veut contrôler. Or, il sent que le moment est propice. L’OTAN a des faiblesses, les États-Unis viennent de partir d’Afghanistan et le rival numéro un pour les EU, c’est la Chine. Il avance ses pions. Il s’agit pour lui d’une question de sécurité. Il ne perd rien à réclamer des garanties.

Poutine mène une politique extérieure qui répond aussi à des exigences de politique intérieure

Poutine reste populaire, mais sa popularité traduit surtout une aspiration à l’ordre et à une absence d’alternative. Les élections législatives ont eu lieu en septembre dernier. Les opposants déclarés à Poutine n’ont pas été autorisés à se présenter. Le parti du Président, Russie unie, a récolté la moitié des voix environ (devant les communistes), dans un scrutin entaché de multiples fraudes. Ce n’est pas très brillant.

Sa popularité a chuté avec la réforme des retraites. Les inégalités sont considérables. Les 2/3 des Russes n’ont pas la moindre épargne et sont particulièrement vulnérables. La gestion de la Covid est également difficile, laissée aux régions, et la population, méfiante avec le pouvoir, reste peu vaccinée. La surmortalité atteindrait 600 000 personnes dans une relative indifférence. Poutine est apparu comme un chef autoritaire en perte d’autorité. Les affaires extérieures lui permettent de se remettre en selle, de regagner en légitimité. Cela explique son acharnement à défendre son glacis stratégique et le maintien d’un ordre autoritaire.

Quelle est la réalité du risque de guerre en Europe ?

Poutine a déclaré un jour : « Celui qui ne regrette pas l’Union soviétique n’a pas de cœur, celui qui souhaite son retour n’a pas de tête. » Ce qui laissait à penser que Poutine n’était pas assez fou pour se lancer dans une attaque contre l’Ukraine. De plus, depuis 2014, celle-ci s’est considérablement réarmée. Même la Turquie d’Erdogan, alliée de Moscou tout en étant membre de l’OTAN, a choisi de vendre des drones à l’Ukraine. Drones qui avaient fait leurs preuves dans la guerre de 2020 en Azerbaïdjan.

L’Ukraine n’est donc pas un adversaire négligeable. La Russie n’a pas les moyens de mener une guerre longue et coûteuse, et les réactions occidentales seront lourdes en termes de sanctions. Les négociations qui ont eu lieu le 10 janvier à Genève et le 12 janvier lors du sommet Russie-OTAN n’ont rien donné. L’OTAN refuse les deux exigences de Poutine (il n’a pas à dicter où l’OTAN place ses troupes ni qui peut en être membre), mais l’OTAN se dit prête à discuter des futurs déploiements de troupes afin que la Russie ne se sente pas menacée. Alors, aucun risque de guerre ?

Le secrétaire général de l’OTAN demeure inquiet : « C’est la Russie qui doit engager une désescalade, le risque d’un conflit armé est réel », dit Jens Stoltenberg. L’inquiétude demeure aussi chez certains chercheurs spécialistes de la Russie, comme Anne de Tinguy. Elle insiste sur le fait que l’affaire ukrainienne n’est pas une question rationnelle pour les Russes et pour Poutine. C’est une affaire de cœur et d’identité, ce qui ne permet pas d’exclure un emballement dangereux.

Et les Européens dans tout cela ?

Il existe un vrai défi géopolitique pour l’Union européenne que V. Poutine cherche à éliminer du processus de négociation.

Pour l’UE, la Russie est son voisin principal. Pour la Russie, l’UE n’est qu’un voisin parmi d’autres. Pire, c’est un voisin qu’elle méprise. Ce qui est spectaculaire ici, c’est le refus de Poutine de traiter cette question de l’architecture de la sécurité de l’Europe avec les Européens. Clairement, Poutine entend court-circuiter les Européens et discuter directement avec Washington de la sécurité du continent, comme aux meilleures époques de la guerre froide. C’est à Washington que le gouvernement russe a remis ses exigences concernant l’OTAN. Poutine ne veut plus du « format Normandie », qui, avec l’intervention de la France et de l’Allemagne, permettait de discuter de la situation en Ukraine.

Il est vrai que l’Europe est divisée. France et Allemagne demeurent hostiles à l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN, les pays baltes, la Pologne et la plupart des pays de l’Est sont favorables. Tout cela ramène l’Union européenne à ses défis sécuritaires, à sa dépendance à l’OTAN et à sa faible autonomie stratégique. Les choses avancent trop lentement (même si un fonds européen de défense apparaît en 2020 dans le budget).

Ces tensions avec la Russie doivent-elles pousser l’UE à s’autonomiser davantage dans son effort de défense ? Oui, plaident la France, l’Allemagne ou encore la Commission européenne qui défend l’idée d’une boussole stratégique pour l’Union, mais les pays d’Europe de l’Est ont, eux, plutôt tendance à penser que plus la menace russe est brûlante, moins il faut envoyer un signal d’autonomie aux Américains dont ils dépendent in fine.

Conclusion

Il ne faut pas oublier que si Poutine semble un va-t-en-guerre dangereux, la responsabilité des Occidentaux est grande d’avoir fait peu de cas de la Russie et de son opinion dans les années 1990, d’avoir laissé miroiter la possibilité d’une intégration de l’Ukraine à l’OTAN (sommet de Bucarest de l’OTAN en 2008). C’était irréaliste, dangereux, méprisant. Se joue aujourd’hui à l’est de l’Europe, un jeu diplomatique qui s’inscrit dans la durée. Il est possible de le comprendre un peu mieux en songeant que c’est la proximité de la démocratie ukrainienne qui fait peur à Poutine plus que l’OTAN.

Bibliographie

L’ouvrage, paru en novembre 2021, de David Teurtrie : Russie, le retour de la puissance (Armand Colin, collection Objectif monde).

L’article de janvier 2022 de Florent Parmentier et Cyrille Bret sur le site Telos : La normalisation du Kazakhstan, retour à l’URSS ?