Inde

Cet article va traiter de l’Inde, puissance émergente qui se démarquait jusqu’alors d’autres géants émergents comme la Chine et la Russie par sa démocratie. Le 31 mars 2022, en plein conflit ukrainien, le ministre des Affaires étrangères russes, Sergueï Lavrov, s’est rendu en Inde. Le pays s’était abstenu de condamner la Russie lors du vote au Conseil de sécurité, dénonçant la guerre russe en Ukraine. Cette abstention fut remarquée.

Pourtant, l’Union indienne ne s’était-elle pas rapprochée des États-Unis dans la région Indopacifique pour mieux contrer la montée en puissance chinoise ? Alors, quel est le positionnement stratégique du pays ? L’Union indienne est-elle dans le camp des démocraties ? Ses liens historiques avec la Russie (qui lui vend une partie notable de son armement) et son désir de voir un nouvel ordre mondial émerger expliquent-ils sa neutralité bienveillante pour Poutine ? Sa démocratie est-elle si déterminante que cela ?

En mars 2022, les résultats des élections régionales dans quatre États de l’Union indienne tombaient. Ils consacraient la victoire du BJP dans trois États sur quatre, et surtout dans le plus important d’entre eux, l’Uttar Pradesh. Ces élections régionales avaient valeur de test pour le parti au pouvoir, qui cherche à polariser au maximum la société avec un discours très clivant et hostile aux musulmans.

J.-Joseph Boillot écrivait début 2022 que « l’Inde est aujourd’hui à feu et à sang ». Les appels à la haine sont devenus monnaie courante depuis le début d’année, des groupes ultranationalistes lancent des appels au meurtre de musulmans en toute impunité. Le parti de Modi, sorti victorieux des urnes en dépit de sa gestion assez calamiteuse de la pandémie, semble indiquer que la démocratie indienne évolue vers moins de liberté, moins de tolérance, plus de fractures entre les groupes et les religions.

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L’Uttar Pradesh : un laboratoire de l’hindouisme radical.

Fin novembre 2020, l’Uttar Pradesh, l’un des États composant la Fédération de l’Union indienne et le plus peuplé (environ 230 millions d’habitants), a adopté une loi contre le djihad de l’amour, le love djihad. Cette loi punit les conversions religieuses et vise à interdire les mariages interreligieux en prévoyant jusqu’à 10 ans de prison pour toute tentative de conversion. Ce qui signifie qu’un musulman qui épouse une femme hindoue risque 10 ans de prison.

Cette loi répond à une théorie complotiste répandue par le pouvoir selon laquelle les musulmans séduiraient les femmes hindoues pour mieux les convertir à l’islam. Les autorités n’ont pas de preuve de l’existence d’un tel phénomène de conversion, mais peu importe. L’Uttar Pradesh était et est aux mains du BJP, le parti nationaliste au pouvoir. Il est dirigé par un extrémiste hindou et ami de Modi, Yogi Adityanath, qui n’a pas cessé de multiplier les mesures discriminatoires envers les musulmans.

Les 150 millions d’électeurs de cet État viennent de renouveler leurs députés et de donner une large victoire au moine soldat. C’est l’une des plus importantes élections de 2022. D’une part, parce qu’il s’agit d’une élection test pour l’hindouisme radical incarné par son gouverneur et Modi, qui remettra en jeu son mandat en 2024. D’autre part, parce qu’avec 150 millions d’électeurs, c’est numériquement le plus important scrutin organisé dans le monde cette année (devant le Brésil qui vote à l’automne).

Le vote en Uttar Pradesh s’est déroulé du 10 février au 7 mars. Si le BJP l’emportait, l’hindouisme radical était conforté et la perspective de voir ces lois extrémistes s’étendre dans le pays devenait sérieuse. Si l’opposition sortait victorieuse, le rêve de Nehru de fonder une nation non pas laïque mais fondée sur l’égalité entre les religions pourrait vivre encore un peu. Est-il donc enterré ?

Les enjeux pour l’Union indienne, la plus grande démocratie du monde.

Le pays représente l’expérience politique la plus ambitieuse de l’histoire humaine. Ses dirigeants aiment à rappeler que l’Union indienne est la plus grande démocratie du monde, avec un corps électoral de plus de 900 millions d’électeurs. Mais qu’en est-il vraiment ? Est-ce conciliable avec le fait d’être dirigé par des hindouistes radicaux ?

Il faut donc raisonner sur les thématiques d’inégalités, de castes, de ségrégations et expliquer comment l’hindouisme, religion et société, est instrumentalisé pour devenir une idéologie au service d’une élite conservatrice, maniant un discours facilement violent et raciste. Comme toujours, le vocabulaire employé a une très grande importance et il faut commencer par ne pas confondre indiens et hindous.

La victoire du BJP aux élections législatives en Uttar Pradesh.

C’est un État fédéral. Grand comme six fois la France métropolitaine, sa population est 20 fois plus nombreuse, avec plus de 450 habitants au km². Cet État, immense par la population plus que par le territoire, est d’une considérable diversité linguistique (pas moins de 22 langues officielles, l’anglais est la langue officielle associée depuis 1963, elle paraît plus neutre face à des langues qui sont liées à des territoires précis), ethnique, religieuse, sociale. C’est le pays des communautés.

Assez logiquement, la Constitution en 1950 a débouché sur un État fédéral. À New Delhi, capitale fédérale, siège le pouvoir central. Le régime parlementaire est dominé par l’Assemblée (la Lok Sabha), qui investit le Premier ministre Narendra Modi depuis 2014. Il existe 29 États et sept territoires dans l’Union. Leur nombre a eu tendance à augmenter par partition de certains États.

Chaque État est un peu un modèle réduit de l’État fédéral. Il est dirigé par un Chief minister, ministre en chef qui gouverne avec des ministres et découle de la majorité politique de l’Assemblée régionale. Ces États locaux ont de vastes compétences : ordre public, éducation, santé, agriculture, fiscalité locale… Le plus important de ces États est l’Uttar Pradesh (pradesh veut dire État).

Avec 230 millions d’habitants, cet État est le plus peuplé de l’Union indienne

S’il formait un État séparé, il serait le cinquième plus grand au monde par la population, faisant de cette élection la plus importante de l’année. L’Uttar Pradesh envoie 80 députés au Parlement de New Delhi sur un total de 545, lui donnant également un poids majeur dans le gouvernement du pays. Cet État est dominé par le BJP, Bharatiya Janata Party, le parti de Narendra Modi.

L’élection législative régionale qui vient de s’achever est donc un test décisif avant les élections générales dans deux ans. L’Assemblée sortante élue il y a cinq ans de l’État était dominée par le BJP (¾ des députés et 40 % du vote populaire), d’où le choix comme gouverneur ou ministre en chef de Yogi Adityanath et qui va le rester après sa nette victoire (2/3 des sièges).

Ce moine soldat, crâne rasé et vêtu de sa toge couleur safran, surnommé par la presse indienne « le prêcheur de la violence » a fait de l’Uttar Pradesh pendant cinq ans le laboratoire de l’hindouisme le plus radical. Il a notamment pris trois mesures phares. L’interdiction de l’abattage des vaches (sacrées pour les hindous), or, il s’agit de la principale occupation des musulmans et 40 à 50 millions de personnes ont été privées de leur revenu de base. La deuxième mesure est la loi sur la citoyenneté, qui vise à ne donner la nationalité uniquement qu’aux hindous. Et la troisième mesure est celle visant à interdire les mariages interreligieux.

Dans la campagne électorale pour sa réélection, il expliquait faire campagne pour les 80 % contre les 20 % de criminels (il visait les musulmans dans cet État composé de 80 % d’hindous). Adityanath a créé sa propre milice, une organisation paramilitaire qui est accusée de lynchages de musulmans.

Cette victoire dans les urnes est remarquable

D’autant plus remarquable que l’année a été difficile pour Modi, avec la révolte paysanne ou sa gestion assez calamiteuse de la pandémie de Covid. Selon une dernière étude indépendante, la Covid aurait fait environ 3,5 millions de victimes dans le pays. Le scrutin s’annonçait plus serré que prévu.

En Uttar Pradesh, la situation économique n’est pas bonne. Le Chief minister s’est aliéné de nombreuses catégories de citoyens, en réprimant les manifestations paysannes ou en utilisant les lois antiterroristes lors de la pandémie pour imposer le silence aux journalistes . « L’Uttar Pradesh est très pauvre. Le gouvernement cherche à séduire les dalits en leur disant ‘vous êtes d’abord des hindous’, mais après leur année de protestation comme fermiers, je ne suis pas sûre que cela suffise, on ne peut pas leur dire ‘soyez fiers d’être hindous et tant pis pour le reste’ », soulignait Arundhati Virmani, historienne spécialiste de l’Inde contemporaine avant l’élection. Visiblement, cela a suffi.

Pour comprendre ce qui est en train de se dérouler en Inde, il faut revenir sur les structures de la société indienne, tellement originale et éloignée de l’Europe. Il faut chercher à comprendre ce qu’est l’hindouisme et le rôle que jouent l’Uttar Pradesh, son moine soldat fanatique et son ami le Premier ministre Modi, qui n’a pas ménagé ses efforts pour assurer sa réélection.

L’hindouisme : une religion et une société.

L’hindouisme échappe aux codes classiques pour définir une religion. Pas de dogme ni d’Église instituée, pas de livre sacré mais des textes comme le Veda ou des épopées antiques comme le Maha-barata. Pas de capitale religieuse mais des pratiques cultuelles, des dieux multiples (Shiva le destructeur, Vishnou le Sauveur, Ganesh la déesse de l’abondance…), qui coexistent avec la croyance en un Dieu unique. Et surtout la croyance aux renaissances successives, à la réincarnation et à la rétribution des actes (tout acte a un futur), ce qui se retrouve aussi chez les bouddhistes.

L’hindouisme est une religion qui se vit plus qu’elle ne se pratique. La ville sainte la plus connue est Bénarès (Varanasi) sur le Gange. On y vient pour y mourir, car mourir ici permettrait d’éviter les réincarnations successives. 80 % de la population indienne est hindoue, adepte de cette religion. Leur vie sociale est structurée par le système des castes.

Les castes sont indissociables de l’hindouisme

Elles ne concernent pas les non hindous qui, par définition, sont hors castes. L’hindouisme insiste sur la nécessité de préserver l’harmonie immuable de l’univers en respectant les obligations propres à chacun, et sur l’inégal degré de pureté des êtres vivants. La société est ainsi divisée en groupes sociaux, hiérarchisés, héréditaires et cloisonnés.

Il existe, au sein des hindous, quatre ordres principaux appelés Varna. Les brahmanes ou prêtres, les guerriers, les marchands – ces trois castes supérieures ne rassemblent que 10 % environ de la population –, et les paysans et serviteurs qui rassemblent près de la moitié de la population. Ces quatre groupes principaux sont sous-divisés en sous-groupes : les Jati.

À leurs côtés, les hors-caste sont les intouchables ou Dalits. La Constitution a interdit le nom infamant d’intouchables ou parias, d’où le terme de Dalit, qui signifie opprimés (ils sont plus de 250 millions). Hindous, ils sont intégrés au système des castes et se trouvent tout en bas. Il leur est traditionnellement interdit de se mêler aux autres.

Cette structure marque fortement la vie sociale, notamment par l’endogamie stricte au sein de ces groupes, leur aspect héréditaire, les interdits alimentaires (ne jamais accepter de nourriture ou de boisson des castes inférieures dites impures). La société est donc strictement hiérarchisée et cela perdure. Les hautes castes ont ainsi monopolisé la vie politique. 12 des 15 Premiers ministres de l’Inde sont issus de la caste des Brahmanes.

L’hindouisme apparaît ainsi comme une société

L’hindouisme apparaît ainsi non seulement comme une religion mais également comme une société qui structure près de 80 % de la population du pays.

Voilà qui pose un premier paradoxe : la plus grande démocratie du monde est fondée sur une société qui accepte une inégalité fondamentale entre individus selon leur groupe de naissance. Second paradoxe : la tolérance et la non-violence indiennes sont contredites par les persécutions et les violences que subissent les Dalits. Ceux-ci sont les damnés de l’Inde et les violences à leur encontre, allant de l’insulte au meurtre, ne cessent de croître. En 2020, plus de 50 000 agressions et atrocités ont été commises à l’encontre des Dalits. Et l’Uttar Pradesh arrive en tête de ce palmarès avec ¼ des agressions, suivi de deux autres États du nord de l’Inde. Pourquoi ?

Le sort de la minorité musulmane.

Les musulmans, quant à eux, sont 170 millions dans l’Union indienne, ce qui en fait en soi la troisième nation musulmane du monde derrière l’Indonésie et le Pakistan. Ils représentent un peu plus de 14 % de la population. Ils souffrent de discrimination sociale, de ségrégation spatiale et d’une faible représentation politique.

Les hindous mettent l’accent sur la défense de la vache, leur animal sacré, et veulent interdire l’abattage et la consommation de viande de bovidés. Cela nuit à l’activité des musulmans (boucherie, travail du cuir) et ces derniers sont régulièrement lynchés en pleine rue au prétexte qu’ils auraient consommé par exemple de la viande bovine. Les discours de Yogi Adityanath les prennent pour cible privilégiée. Il mène une croisade contre ceux qu’il appelle les antinationaux et affirme : « Je suis contre tous ceux qui sont contre l’hindouisme. »

Pourquoi l’Uttar Pradesh est-il l’un des États les plus intolérants ?

L’Uttar Pradesh est à la fois le plus important État par la population et le plus pauvre. Situé au nord de l’Inde, grand comme la moitié de la France, ses 230 millions d’habitants parlent surtout l’hindi (pour les hindous) et l’ourdou (pour les musulmans).

L’Uttar Pradesh est l’État le plus pauvre de l’Inde (38 % de la population vit dans la grande pauvreté et 44 % sont mal nourris). Il y a un monde entre cet État et certaines régions du Sud, autour de villes comme Bangalore ou Bombay, qui incarnent l’Inde moderne, technologique, exportatrice de services qualifiés. En Uttar Pradesh, l’activité principale reste l’agriculture.

Enfin, cet État est traversé par le Gange et la ville de Varanasi (ou Bénarès) sur ses rives est le principal lieu de pèlerinage hindou. Modi y est venu en décembre dernier inaugurer des grands travaux qui doivent restaurer la grandeur perdue de la ville Sainte et de ses 27 temples. De manière très médiatique, Modi s’est baigné dans le Gange, dans une tenue couleur safran, le front barré du signe hindou… c’est tout à fait inédit pour un Premier ministre. En se posant en leader religieux, il donne un aspect théocratique à son pouvoir. C’était aussi une manière de soutenir le moine Adityanath en campagne, qui porte haut et fort l’idéologie hindoue et qui est parfois présenté comme le successeur de Modi.

L’Hindutva  : une idéologie suprémaciste hindoue portée par le BJP et Narendra Modi.

C’est une idéologie suprémaciste hindoue qui présente les hindous comme les descendants des premiers aryens ayant habité le sous-continent. Le critère ethnique est ici mis bien en avant, voire devant le critère religieux. Et face aux hindous, les musulmans représenteraient une menace.

De même, ces penseurs s’opposent à la vision d’une nation universaliste accueillante pour tous les individus, vision défendue par le parti du Congrès de Nehru et Gandhi. Cette idéologie est au cœur d’un mouvement de masse qui est l’Association des volontaires nationaux. Son signe indien est RSS et il recrute des centaines de milliers, puis des millions d’hindous pour leur inculquer une conscience nationaliste, un sentiment de solidarité au-dessus des castes et une formation paramilitaire.

Le RSS existe depuis les années 1920. Il s’agit de souder les hindous face aux musulmans qu’ils jugent plus unis et pouvant compter sur une solidarité panislamique. Loin des idées non violentes de Gandhi, le RSS joue le rôle de milice armée protégeant les hindous au moment de la partition. C’est l’un de ses membres qui assassina Gandhi en 1948, ce qui conduisit Nehru à suspendre le mouvement quelque temps.

Cette idéologie de l’Hindutva se retrouve dans le BJP fondé en 1980, parti du peuple indien. Il cherche à s’intégrer au jeu politique en modérant son discours nationaliste, tandis que les mouvements comme le RSS (qui compte quatre millions de membres aujourd’hui) ou d’autres organisations font de l’agitation afin de renforcer la fracture hindous/musulmans. De grandes manifestations de masse sont organisées, avec hymne et parade aux couleurs de l’hindouisme (jaune safran).

Narendra Modi est le leader du BJP, le parti nationaliste hindou

Il fit carrière au sein de la formation paramilitaire nationaliste du RSS, puis au sein du BJP. Il fut Chief minister de l’État du Gujarat de 2001 à 2014. C’est alors qu’il dirige cet État que se produit un pogrom antimusulman en 2002, dans lequel 2 000 à 3 000 musulmans furent tués. La passivité de son gouvernement, voire sa complicité supposée, explique que les États-Unis comme l’Union européenne le privèrent de visa… du moins jusqu’en 2014. Car à cette date, il remporte les élections de 2014 et devient Premier ministre de l’Union indienne. Il est alors un dirigeant international incontournable et stratégique pour les États-Unis face à la Chine.

Encore mieux élu en 2019 qu’en 2014 et disposant d’une majorité absolue à la Chambre des députés, Modi incarne l’Inde actuelle. Comment le pays s’est-il éloigné de ses pères fondateurs, Gandhi et Nehru, pour devenir cette démocratie ethnique, à tendance illibérale et presque théocratique ?

À ce stade de l’article, il est difficile de comprendre comment un pays, dont l’une des figures tutélaires fut Gandhi, chantre de la lutte non violente, ou Nehru, fondateur d’une démocratie laïque, peut être aujourd’hui menacé par le national-populisme et par une dérive ethnique, inégalitaire, se traduisant par des violences multiples. Bref, toutes choses contraires aux principes de ses pères fondateurs.

Retour sur l’histoire : l’Inde est une vieille civilisation et une jeune nation.

Une vieille civilisation

Il s’agit d’une formule de Jean-Luc Racine, spécialiste du sous-continent. Une vieille civilisation, donc, autrement dit, l’idée de l’Inde s’est forgée au creuset des civilisations qui se sont succédé et de références multiples.

Dans les références historiques ainsi reprises par le pouvoir, les nationalistes hindous cultivent l’idée que la civilisation indienne aurait été le berceau du peuple aryen. En réalité, les Aryens sont un peuple originaire des steppes au nord de la mer Noire et de la mer Caspienne, qui s’installe dans la péninsule au second millénaire avant notre ère. On les appelle aussi peuples védiques. Ce sont eux qui apportent en Inde une structure sociale très hiérarchique, dont vont découler les castes.

C’est à partir de ce mélange entre les peuples védiques et les populations locales que se constitue le brahmanisme, qui devient l’hindouisme. Leur langue est le sanskrit. Au fil des siècles se succédèrent dans cette Asie du Sud royaumes et dynasties multiples. Ce morcellement va favoriser la pénétration musulmane. Si le bouddhisme a pratiquement disparu de l’Inde, où il est né au VIᵉ siècle av. J.-C., l’islam coexiste avec l’hindouisme qui rassemble aujourd’hui 80 % de la population. L’un des plus importants royaumes indiens fut l’Empire moghol au XVIᵉ et au XVIIᵉ siècle, centré sur Delhi, dont l’Empereur est musulman. C’est l’un d’eux, Shah Jahan, qui fit construire le monument le plus célèbre de l’Inde, le Taj Mahal, pour son épouse défunte, musulmane donc.

Une jeune nation

C’est en effet il y a presque 75 ans que naît l’Union indienne avec l’indépendance obtenue en août 1947, au prix d’une partition très douloureuse avec le Pakistan. La ligue musulmane refusant l’intégration dans l’Inde laïque et obtenant la création d’un État spécifique, le Pakistan, alors divisé en deux territoires (correspondent aux actuels Pakistan et Bangladesh).

La Constitution voulue par Nehru, chef du parti du Congrès et Premier ministre de l’Union indienne, met en place un État laïc (secular en anglais). Ce terme n’a pas la même acceptation qu’en France. Plus précisément, l’État indien s’engage à traiter toutes les religions sur le même plan, ce qui est différent. Mais c’est bien une conception universaliste de la nation qui est défendue.

Gandhi l’avait écrit dès 1909 : « Si les hindous croient que l’Inde devrait n’être peuplée que d’hindous, ils vivent dans un rêve. Nulle part au monde, religion et nationalité ne peuvent être synonymes ; et cela n’a jamais été le cas en Inde. » Une démocratie universaliste, mais qui fait cependant la part belle aux hautes castes. Certes Nehru avait des idées socialistes, mais il était tributaire des notables du parti du Congrès qui appartenaient tous à celles-ci. La démocratie était fondamentalement conservatrice.

La Constitution n’a pas banni le système des castes, mais elle a interdit le concept d’intouchables et a interdit toute discrimination fondée sur la religion, la race, la caste, le sexe ou le lieu de naissance, supprimant dans les recensements la mention de la caste. Les derniers chiffres dataient ainsi de 1931.

Pour lutter contre les discriminations, l’État indien a mis en place des quotas réservés aux Dalits et aux basses castes dans la fonction publique. Cette discrimination positive a permis l’émergence d’une petite classe moyenne Dalit, mais ses effets sont très limités et ne jouent que dans la fonction publique. Encore aujourd’hui, les membres des hautes castes accaparent l’essentiel des fonctions de pouvoir.

Comment expliquer la dérive vers l’hindouisme radical de la vie politique indienne ?

Pour le politologue Christophe Jaffrelot, l’un des meilleurs connaisseurs français de l’Inde, auteur de Inde, la démocratie par la caste en 2005 et L’Inde de Modi en 2019, c’est la phase de démocratisation de l’Inde à partir des années 1990 avec l’élargissement des quotas, leur mise en place à l’université, le gouvernement d’un premier non hindou (le sikh Manmohan Singh entre 2004 et 2014) qui explique la contre-révolution menée par le Parti du peuple indien, BJP, un parti nationaliste hindou.

Il s’agit en réalité d’une révolution conservatrice à l’indienne, qui a pour objectif de redonner le pouvoir aux hautes castes par un discours insistant sur l’unité hindoue face au danger que représenterait l’islam. C’est ainsi que le BJP, fondé en 1980, défend l’idée d’une nation définie par l’appartenance à l’hindouisme, en arguant l’antériorité des hindous sur ce sol, une terre qu’ils considèrent comme sacrée.

Un événement va cristalliser cette polarisation voulue de la société

En 1992, les militants des mouvements extrémistes hindous, comme le RSS, détruisent une mosquée désaffectée du XVIᵉ siècle dans la ville d’Ayodhya en Uttar Pradesh, arguant pour eux qu’il s’agit du lieu supposé de naissance du dieu hindou Rama. Cela débouche sur des vagues de violences interreligieuses dans tout le pays faisant 1 200 victimes.

Ce cycle d’émeutes faisait partie de la stratégie électorale du BJP. Il faut que la majorité hindoue se regroupe ainsi derrière la formation politique censée le mieux la représenter, dans un contexte de tensions avec les musulmans. Ils exploitent également les attentats islamistes commis par des djihadistes pakistanais ou cachemiris (Bombay 1993, 2008, Delhi 2005). Le Pakistan, ennemi héréditaire, permet d’alimenter cette islamophobie.

C’est ainsi que le parti nationaliste, qui ne rassemblait que 7 % des électeurs en 1984, montait à 25 % des voix en 1998. C’est l’action de Modi qui, à partir du Gujarat, en conjuguant nationalisme et populisme, sait s’imposer et l’emporter en 2014 au niveau national. En 2020, il viendra à Ayodhya poser la première pierre de la construction du temple de Ram sur le site de la Mosquée détruite.

Modi a 71 ans et le moine Adythyanath se pose en successeur, mais le BJP est fondamentalement le parti des hautes castes, le moine soldat est un thakir, membre d’une des plus hautes castes hindoues (à la différence de Modi) et a favorisé les membres de son groupe. Le BJP ne prône pas une société égalitaire, mais une harmonie au sein du système des castes.

Enjeux  : Quel est l’avenir de la démocratie indienne ?

Comme le montre C. Jaffrelot, ce qui est en jeu en Uttar Pradesh et dans deux ans dans le pays, c’est l’avenir de la démocratie indienne. D’ores et déjà, le gouvernement de Modi a fait basculer l’Union indienne dans une nouvelle forme de démocratie ethnique et illibérale. La démocratie ethnique considère qu’il y a deux catégories de citoyens et relègue les minorités dans un statut de seconde zone.

Certes, cela n’est pas inscrit dans la Constitution, qui continue de prôner l’égalité, mais c’est de facto le cas. La démocratie indienne souffre d’autres maux. Le BJP achète de nombreux députés à coup de pots-de-vin ou d’effacements de procédures judiciaires. Il obtient ainsi le ralliement d’hommes politiques du parti du Congrès, longtemps parti dominant et miné par les divisions et l’absence de leadership. Il peut compter sur des ressources financières considérables, notamment liées au financement de groupes industriels. La journaliste Rana Ayyub, très critique de Modi, a été empêchée de quitter le pays le 30 mars dernier, la liberté de la presse s’effrite.

Quel est l’avenir de Narendra Modi ?

Le discours nationaliste est fragile, car la persécution des minorités religieuses est instrumentalisée pour mieux cacher la domination des hautes castes sur la majorité, qui sont les castes inférieures. Les années de gouvernement de Modi ont permis de rétablir le pouvoir des hautes castes, notamment en augmentant significativement leur nombre au sein des députés.

Son pouvoir politique est-il solide ? Certes, la violence de certaines milices nationalistes hindoues peut aliéner le cœur de l’électorat du BJP. Le discours populiste visant à rassembler les hindous atteint ses limites. Les politiques de discrimination positive se diluent. Modi s’est aliéné la paysannerie par les réformes libérales qu’il a voulu mettre en place avant d’y renoncer tardivement, et le chômage des jeunes urbains et sa gestion assez calamiteuse de la pandémie nuisent à sa popularité.

Mais les succès électoraux récents montrent que ces problèmes structurels n’affectent pas la popularité de l’homme fort. La force de Modi réside dans la faiblesse et la division de ses adversaires. Le parti du Congrès toujours dirigé par Rahul Gandhi est le grand perdant des élections récentes. Modi continue de miser sur la carte hindoue et compte bien que le chantier du temple de Ram soit achevé pour 2024, date des prochaines élections nationales. Est-ce que cela sera suffisant ?

Constat : Le nationalisme radical est dangereux pour la stabilité du pays et l’influence indienne régionale

La partition entre Pakistan et Inde fut douloureuse en 1947, les deux pays sont les meilleurs ennemis. Le partage du Cachemire fut une source de discorde. La région étant à ce jour partagée entre les deux États et également la Chine. Dès 1948, une première guerre opposa Inde et Pakistan sur la province du Jammu-et-Cachemire. Ce fut à nouveau le cas en 1965 et en 1999. Les deux pays n’hésitant pas à démontrer lors de ce dernier affrontement leur capacité à posséder la bombe atomique. 600 000 soldats indiens sont sur place, alors qu’il y a 12 millions d’habitants dans cet État.

Or, Modi joue de plus en plus la carte nationaliste. C’est surtout net depuis l’année 2019 pour sa réélection. Il exploita pleinement un regain de tensions avec le Pakistan. Après un attentat, un bref conflit militaire éclate à la frontière indo-pakistanaise, exploité par Modi pour rassembler les hindous. Depuis sa réélection, il infléchit sa politique dans un sens plus nationaliste. Il supprime l’autonomie du Jammu-et-Cachemire, seul État à majorité musulmane. La propriété de la terre y est désormais ouverte aux hindous et l’ambition de Modi est de transformer progressivement la répartition ethnoreligieuse de l’État en faveur des hindous.

En 2019, le gouvernement réforme l’accession à la citoyenneté par une loi qui favorise la naturalisation des immigrés non musulmans et demande aux musulmans présents de prouver leur ascendance indienne. Cette politique fait le jeu des islamistes, est-ce vraiment gênant pour lui ou cela sert-il ses desseins ?

Le 11 mars 2022 sort un film dans les salles indiennes, The Kashmir Files, qui raconte l’exode de l’élite hindoue du Cachemire en 1990 face à l’essor du djihadisme. Encore une manière de mettre de l’huile sur le feu.

Ces politiques nationalistes permettent-elles à l’Inde de répondre aux défis qui sont les siens ?

Ils sont innombrables. Le problème numéro un du pays est la pauvreté. 650 millions d’Indiens vivent de l’agriculture, avec des petites exploitations (moins d’un hectare pour les 9/10 des agriculteurs) qui ne leur permettent que de survivre. Mais les villes n’offrent pas d’emplois à cette main-d’œuvre en surplus, faute d’une insertion dans les chaînes de valeur mondiales et/ou de débouchés industriels locaux.

C’est une croissance sans développement, une émergence fragile. L’Inde ne brille – pour reprendre un slogan du BJP – que pour certains. Voilà qui renforce les inégalités alors que le pays est déjà celui des discriminations en tout genre, entre hommes et femmes, entre castes, entre religions. Bref, l’Inde a prospéré depuis 20 ans, mais pas les Indiens.

La philosophe indienne Divya Dwivedi considère que le problème des castes est le plus important de la société indienne, même s’il est nié en tant que tel. L’Inde attend toujours une révolution sociale qui donnerait à ses habitants une liberté qu’ils n’ont pas.

Et de nouveaux problèmes environnementaux s’accumulent. En mars 2022, New Delhi gagnait une fois de plus le triste record d’être la ville la plus polluée au monde, et le mois de mars fut le plus chaud enregistré en Inde depuis 122 ans… Voilà qui ne va pas aider les agriculteurs.

Comme l’écrivait Pascal Lamy en 2018 : « L’Inde est d’abord absorbée par l’Inde, et ce sentiment me fait douter d’une Inde puissance mondiale, au sens géopolitique et géoéconomique du monde, dans les deux décennies à venir. »

Conclusion : une Union Indienne en difficultés dans un monde en recomposition.

L’Union Indienne est mise en difficultés par la guerre en Ukraine. Elle refuse de se fâcher avec l’un et l’autre camp, et ça peut se comprendre. Elle refuse de rendre Moscou responsable de la guerre, elle dépend à 75 % de matériel militaire russe et lui achète son pétrole. L’Inde a deux adversaires dans la région. La Chine, qui ne cesse avec elle de souffler le chaud et le froid et occupe depuis deux ans des parcelles de terrain réclamées par l’Inde. Et depuis toujours, le Pakistan. Elle veut être capable de se défendre contre lui, dont l’allié traditionnel reste les États-Unis. L’Union indienne cherche donc à ne pas appliquer les sanctions occidentales et entend avoir une politique étrangère indépendante. L’Ukraine est loin…

Le pays est d’abord tourné sur lui-même .(Il affronte actuellement un épisode climatique dramatique).  Et c’est  avec ce constat d’une Union indienne de moins en moins démocratique, de plus en plus nationaliste, qui exacerbe les inégalités de castes, de religions que cet article se termine. Les élections de ce printemps 2022 semblent annoncer une belle longévité à Narendra Modi. Mais ses succès sont surtout liés à la faiblesse de l’opposition, moins riche, moins organisée, plus divisée. Toutes choses qui sur le long terme peuvent changer…

Si tu veux en savoir plus, lis l’ouvrage de Christophe Jaffrelot, L’Inde de Modi paru en 2019, ou celui de Gilles Boquérat, L’Inde d’aujourd’hui en 100 questions (Tallandier, paru en 2021).