Dans cet article, nous allons nous intéresser à la théorie de l’amour-propre de Rousseau. Cet article s’inscrit dans notre série sur le thème de CG 2022 « aimer ».

Tu peux aussi lire notre article sur Pascal et sa conception « d’aimer ».

Quelques mots sur Rousseau et son ouvrage

Rousseau est un philosophe et écrivain français du XVIIIe siècle, siècle des Lumières. Le texte étudié dans cet article est la dernière note de la Première partie du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.

On rappellera que dans ce livre, Rousseau se charge de construire une histoire hypothétique de l’humanité visant à montrer comment l’homme est passé d’un pur état de nature (= vie à l’état naturel) à un état civil (= vie en société politique) corrompu.

La question philosophique posée dans ce texte

Rousseau pose la question suivante : le fait de s’aimer soi-même pousse-t-il l’homme à nuire aux autres ?

Les enjeux de la question

Pour bien comprendre l’intérêt de la question, il faut saisir ses enjeux : Hobbes, dans son Léviathan, considérait l’amour de soi comme l’une des sources de la guerre de tous contre tous qui, selon sa théorie, est la situation dans laquelle l’homme se trouve à l’état naturel. Rousseau admet que l’amour de soi est une passion forte dans l’homme naturel, mais cherche à réfuter cette vision pessimiste de l’état de nature en approfondissant l’étude de cette passion.

La thèse de Rousseau

La thèse défendue par Rousseau est donc la suivante : l’amour de soi dans l’homme naturel ne porte pas celui-ci au mal. C’est une forme pervertie de l’amour de soi, l’amour-propre, qui pousse l’homme au mal, et elle n’apparaît que dans l’état civil.

Le plan du texte

Le texte s’ouvre sur une distinction claire entre ces deux notions voisines que sont l‘amour de soi et l’amour-propre.

La deuxième partie du texte consiste à expliquer pourquoi l’homme, à l’état de nature, est dépourvu d’amour-propre : son isolement et le développement insuffisant de sa raison empêchent son apparition.

Dans une troisième et dernière partie, Rousseau montre comment le développement de l’amour-propre a pour effet une amplification des conflits interpersonnels.

I – Distinction amour de soi / amour-propre

Rousseau écrit :

Il ne faut pas confondre l’amour-propre et l’amour de soi-même ; deux passions très différentes par leur nature et par leurs effets.

Il va donc falloir s’attarder sur ces deux notions qui, dans le langage commun, peuvent passer pour synonymes. Ce que Rousseau appelle l’amour de soi, ce n’est pas l’orgueil, mais l’instinct de conservation : c’est le fait, pour un être humain, de chercher à préserver sa vie. C’est le nom d‘« amour-propre » que Rousseau donne à ce que nous appelons orgueil.

Il est nécessaire d’avoir ces précisions terminologiques en tête pour comprendre la suite de l’article : amour de soi = instinct de conservation, amour-propre = orgueil.

1) La nature de l’amour de soi et de l’amour-propre : sentiment naturel / sentiment social

Rousseau écrit ensuite que ces deux formes d’amour dirigées vers soi doivent être distinguées à deux points de vue : premièrement par leur nature, secondement par leurs effets.

Considérons d’abord leur nature. L’amour de soi est un sentiment naturel : il est présent en l’homme dès sa naissance, et il existe aussi chez les animaux. Ce n’est pas une spécificité humaine. C’est un instinct naturel fondamental commun à tous les animaux. L’amour-propre, au contraire, est un sentiment social : il n’est pas présent en l’homme dès sa naissance, ni même dans l’état naturel de l’homme. Il est fabriqué par la société, autrement dit il apparaît quand les hommes vivent les uns avec les autres. Il faut rappeler, en effet, que pour Rousseau l’homme de l’état de nature vit seul : c’est, selon l’expression souvent employée, un nomade solitaire.

2) Les effets de l’amour de soi et de l’amour-propre : égalitarisme / égoïsme

Considérons maintenant les effets de ces deux sentiments différents. L’amour de soi ne mène pas nécessairement l’homme à entrer en conflit avec ses semblables ou à agir de façon immorale. Il arrive que la survie d’un homme nécessite le conflit avec un autre (si par exemple ils sont en face d’un aliment insuffisant pour les nourrir tous les deux), mais c’est un cas extrême et rare. D’autre part, et c’est un point qui distingue Rousseau de Hobbes et fait sa spécificité, l’homme possède un autre instinct naturel qui vient tempérer le potentiel conflictuel déjà très limitée de l’instinct de conservation : cet autre instinct naturel est la pitié. Autrement dit, à l’état naturel, l’homme cherche sa survie tout en veillant instinctivement à ne pas nuire à autrui. Pour cette raison entre autres, les conflits interpersonnels dans l’état de nature sont rares. La combinaison de l’amour de soi et de la pitié fait que l’homme de l’état de nature agit en quelque sorte instinctivement selon une éthique égalitariste : l’instinct de conservation le pousse à s’attribuer une certaine valeur, mais la pitié le pousse à attribuer une certaine valeur aux autres.

L’amour-propre, au contraire, détruit cet égalitarisme primitif. Il porte chaque individu à faire plus de cas de soi que de tout autre

Dans les cas extrêmes, on pourrait même dire qu’il porte l’individu à n’attribuer de valeur qu’à soi-même et à n’attribuer aucune valeur aux autres. Autrement dit, l’amour-propre détruit l’égalitarisme instinctif de l’homme et le remplace par un égoïsme plus ou moins développé.

II – L’absence de l’amour-propre à l’état naturel : s’aimer soi-même avec modération

Nous avons vu quels étaient la nature et les effets de l’instinct de conservation et de l’orgueil. Nous allons maintenant voir que, et expliquer pourquoi, l’orgueil n’existe pas dans l’homme primitif : dans notre état primitif, dans le véritable état de nature, l’amour-propre n’existe pas.

1) Les 2 conditions de l’amour-propre : le jugement social et la comparaison interpersonnelle

Il faut d’abord comprendre comment l’amour-propre apparaît. Selon Rousseau, il a deux conditions : premièrement, il faut que je puisse me comparer avec autrui et secondement, il faut que j’aie conscience du jugement qu’autrui porte sur moi. La comparaison interpersonnelle et le jugement social sont les deux conditions de l’amour-propre.

2) Le nomade solitaire, seul spectateur de sa propre vie

Or, ces deux conditions, dans l’état de nature, sont absentes. L’homme naturel est un nomade solitaire qui ne rencontre que rarement ses semblables. De ce fait, il n’est presque jamais soumis à leur jugement comparatif, et sa raison est même trop peu développée pour former de telles comparaisons. L’homme naturel est le seul spectateur de sa propre vie. Sa conscience ne contient en quelque sorte que ses propres états psychologiques et les états physiques de son environnement plus ou moins immédiat, mais aucune représentation des états psychologiques des autres êtres humains, donc aucune représentation de la manière dont il est perçu et jugé par eux. C’est pourquoi il cherche simplement à survivre, et non à convaincre autrui et soi-même qu’il vaut mieux que les autres. Ainsi, l’asocialité de l’homme primitif rend impossible l’apparition d’une passion qui ne peut éclore que sur le terrain de la vie sociale. C’est, comme souvent chez Rousseau, la société qui fera apparaître en l’homme ce vice que la nature ne lui avait pas conféré.

III – L’amour-propre et l’amplification des conflits interpersonnels : trop s’aimer soi-même = conflit avec les autres

Nous venons de voir pourquoi l’amour-propre n’existait pas chez l’homme primitif. Dans la première partie, nous avions distingué l’amour-propre et l’amour de soi par leur nature et par leurs effets. Nous revenons ici sur les effets de l’amour-propre. Il s’agit d’expliquer plus exactement pourquoi l’amour-propre, contrairement à l’amour de soi, est générateur de conflits entre les hommes.

1) Maux physiques et maux d’orgueil

Pour le comprendre, il faut distinguer d’une part ce qu’on peut appeler les maux physiques, et d’autre part ce qu’on peut appeler les maux d’orgueil. Un mal physique, c’est simplement un mal que l’on ressent pour des raisons strictement physiques, par exemple la douleur qu’on ressent quand une pierre tombe sur notre main, qu’elle soit tombée par un accident naturel (éboulement) ou parce que quelqu’un nous l’a jetée. Le mal d’orgueil, au contraire, est un mal psychologique qui vient du fait qu’on se représente le mal physique comme causé par un agent qui nous méprise ou qui a l’intention de nous nuire. C’est l’idée que le mal physique vient d’un agent hostile qui fait le mal d’orgueil : nous sommes psychologiquement blessés, humiliés, vexés par son intention.

Pour reprendre l’exemple précédent, si la pierre qui tombe sur ma main vient d’un éboulement, l’effet est une simple douleur physique sans douleur d’orgueil. Si, au contraire, elle vient du fait que quelqu’un me l’a jetée dessus volontairement, la douleur d’orgueil peut s’ajouter à la douleur physique.

2) Mal d’orgueil ⇒ haine ⇒ violence

Cette distinction permet de comprendre comment l’amour-propre mène à une amplification des conflits interpersonnels. Si je suis un nomade solitaire, incapable ne serait-ce que de me représenter ce qu’autrui pense de moi, je verrai ce dernier comme un simple agent naturel inconscient, c’est-à-dire comme un animal, voire comme un éboulement de pierres. Les maux qu’il me causera éventuellement ne seront donc que des maux physiques : si autrui m’a privé de nourriture en me volant ma proie, je ressens simplement une faim qui se perpétue ou s’accentue. Mon instinct de conservation a été lésé, mais pas mon orgueil qui n’existe pas. Je continue ensuite ma vie sans plus me soucier de lui.

Si, au contraire, je suis un homme vivant en société, qui se représente les opinions d’autrui à son égard, je verrai ce dernier comme un agent conscient, qui me juge et a des intentions à mon égard. Les maux qu’il me causera éventuellement seront donc non seulement des maux physiques, mais aussi des maux d’orgueil : s’il m’a privé de nourriture en me volant ma proie, je ressens non seulement une faim qui se perpétue ou s’accentue, mais aussi une humiliation ou un sentiment d’offense qui vient du fait que j’ai conscience qu’il avait l’intention de me nuire ou qu’il me méprise. C’est à la fois mon instinct de conservation et mon orgueil qui ont été lésés. Ce mal d’orgueil génère donc en moi une haine d’autrui, qui me pousse à entrer en conflit avec lui (par vengeance). On peut imaginer ensuite un cercle vicieux de violence : ma vengeance appelle la sienne et ainsi de suite.

Rousseau ne le rappelle pas dans cette note, mais il est utile de préciser que sa théorie suppose que l’amour-propre intense va jusqu’à étouffer complètement la pitié qui tempérait l’instinct de conservation de l’homme à l’état naturel. L’amour-propre brise donc la seule barrière qui aurait pu l’empêcher de dégénérer en tendance agonistique et immorale.

Pour résumer ce texte de Rousseau à l’aune du thème « aimer »

  • Il faut distinguer l’amour de soi (= instinct de conservation) et l’amour-propre (= orgueil) : l’amour de soi est un sentiment naturel et paisible, l’amour-propre est un sentiment social et nuisible.
  • L’homme primitif est dépourvu d’amour-propre : vivant en nomade solitaire, il n’a pas l’occasion de se comparer à autrui ni de prendre conscience du jugement d’autrui sur lui-même.
  • L’amour-propre ne naît donc que dans la société, qui permet le jugement social et les comparaisons interpersonnelles.
  • L‘amour-propre agit comme un amplificateur des conflits, parce qu’il ajoute les maux d’orgueil aux maux physiques.
  • Il pousse ainsi l’homme à entrer en conflit avec les autres, voire à sombrer dans un cercle vicieux de violence.
  • Il également jusqu’à étouffer la pitié qui aurait pu limiter ses conséquences conflictuelles et immorales.