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Sujet : Peut-on renoncer à l’idée de nature ?

« Nature est un doux guide, mais non pas plus doux que prudent et juste », écrit Montaigne dans ses Essais. Mais cette nature à laquelle se réfère Montaigne, quelle est-elle ? La nature est avant une idée : le mot nature renvoie aussi bien à l’ordre apparent de l’Univers, à la légalité universelle que nous percevons empiriquement, qui serait donc un ordre systémique, au sein duquel tout se tient, qu’à un principe immanent de développement des étants vers une fin propre et déterminée, ou encore, dans une acception plus restreinte, à toute réalité absolument indépendante de l’homme et de son action, à la réalité primordiale. Mais si la nature est avant tout une idée, quel sens peut-il y avoir à s’y référer ? On serait tenté, au vu de la confusion qu’induit l’idée de nature, à cause de la polysémie du terme même de nature, d’y renoncer entièrement. Mais pour renoncer à l’idée de nature, encore faudrait-il que cela soit possible. Or l’idée de nature nous sert de fondement dans bien des domaines. L’idée de nature comme ordre systémique est en effet la raison d’être des sciences dites naturelles : quel sens y aurait-il à essayer de déterminer avec exactitude un ordre auquel on ne croit pas ? Plus encore, la nature vue comme ordre finalisé ou comme réalité primordiale est notre référence morale et axiologique instinctive, en tant qu’elle désigne un absolu. Avant de se demander si l’on peut renoncer à l’idée de nature, ne convient-il pas d’en interroger la pertinence ? En effet, pourquoi chercherions nous à renoncer à une idée pertinente ? A supposer qu’elle ne soit pas tout-à-fait pertinente, il s’agirait alors de savoir s’il est possible de la remplacer par une idée plus pertinente, plus légitime, et donc plus à même de fonder notre rapport au monde. Comme l’écrit Pascal dans ses Pensées (fragment « misère ») en parlant de l’homme « sur quoi la fondera-t-il, l’économie du monde qu’il veut gouverner », à défaut de pouvoir la fonder sur l’idée de nature ? Non ne pouvons donc renoncer à l’idée de nature sans la remplacer par une autre.

A première vue, l’idée de nature est tout à fait pertinente et il est parfaitement légitime de nous y référer pour fonder notre rapport au monde, de sorte que chercher à y renoncer n’aurait pas de sens. Derrière la polysémie du terme nature se cache toutefois une grande confusion, voire des contradiction : l’idée de nature n’est en réalité pas parfaitement pertinente, et il nous faudrait effectivement y renoncer. Cependant nous ne pouvons jamais totalement y renoncer, nous ne pouvons jamais renoncer qu’à une certaine idée de nature.

Le terme nature recouvre essentiellement, comme on l’a vu, trois idées. Observons tout d’abord que les deux première recouvrent l’idée de nature comme réalité primordiale. C’est donc la pertinence de ces deux première idées de nature qu’il convient d’interroger, et elles semblent être parfaitement pertinentes.

Comme ordre systémique et parfaitement réglé de l’Univers, l’idée de nature semble relever de l’évidence, du simple constat empirique. Dès que l’on observe l’Univers, on est en effet frappé par la régularité que l’on y rencontre : qu’il s’agisse de la succession des saisons ou de la chute des corps, tout paraît s’inscrire dans un ordre bien réglé. Cette légalité universelle est d’ailleurs mise en évidence par les sciences modernes : de la chimie avec Lavoisier à la mécanique avec Newton, en passant par le vivant avec Linné, l’Univers semble bien être régi par une légalité universelle et déterminable, identifiable. Aussi Galilée écrit-il dans l’Essayeur que l’Univers est comme un livre écrit en langage mathématique : au-delà du simple constat empirique, il paraît possible d’identifier avec précision et certitude l’ordre systémique auquel renvoie l’idée de nature. Cette idée semble d’ailleurs d’autant plus pertinente que les lois mises en évidence par les sciences modernes s’avèrent opérantes. Le progrès des sciences modernes coïncide en effet avec celui de la technique, au point qu’on en vient à parler de civilisation technicienne et de techno-science.

En tant qu’elle renvoie à un principe de développement autonome des étants vers une fin  qui leur est propre, l’idée de nature et l’utilisation qui en est faite semblent également pertinentes. En effet, dans l’ordre systémique de la nature, il nous apparaît clairement que tout est finalisé, c’est ce qu’explique Kant dans sa Critique de la faculté de juger : tout étant est finalisé, soit selon une finalité interne, au sens où tout en lui est orienté vers son propre développement, soit selon une finalité externe, pour servir au développement d’un autre. Ainsi donc il apparaît que l’idée de nature comme ordre non seulement systémique, mais également finalisé, est pertinente.

Il apparaît dès lors légitime de faire appel à l’idée de nature pour fonder l’ordre humain, c’est-à-dire l’ordre politique et moral. En effet, comme l’explique Aristote dans son Ethique à Nicomaque, il apparaît, dans cet ordre finalisé, que la fin de l’homme passe par la vie en société, par la cité : l’homme ne devient proprement humain qu’en société. La fin de l’homme passe par la vie sociale et politique. Aristote va même jusqu’à définir l’homme comme un animal politique. Ainsi, au sens où elle détermine la fin de l’homme, le sens de sa vie, l’idée de nature apparaît comme la référence la plus légitime aussi bien en morale qu’en politique, puisqu’il s’agit alors simplement de savoir si telle loi, tel comportement, est bien ordonné à la fin de l’homme. C’est en ce sens que Cicéron écrit dans son traité Des lois que « nous n’avons pour juger qu’une loi est bonne ou mauvaise d’autre critère que la nature ». L’idée de nature serait donc à tout point de vue pertinente, et il semble alors absurde de chercher à y renoncer.

Mais cette idée de nature comme ordre systémique de l’Univers ou ordre finalisé n’est-elle pas contradictoire, et par là même illégitime ?

Qu’on l’envisage comme ordre systémique finalisé ou non, l’idée de nature apparaît en réalité profondément étrangère à l’homme, et ne peut donc faire sens d’un point de vue politique ou moral. En effet, si la nature est un ordre systémique, un simple état de fait absolu donc, elle est profondément étrangère à ce qui est proprement humain, à savoir la valeur et le sens. Comment, en effet, concilier l’horreur que l’on peut rencontrer, les malheurs de l’existence humaine, et l’indifférence totale de l’Univers, à l’image de l’expérience que fait le Dr.Rieux dans le roman La Peste d’Albert Camus, qui, visitant des pestiférés agonisants à l’hôpital, voit par la fenêtre la beauté calme du ciel bleu et de la mer paisible ? La valeur est en réalité étrangère à ce que nous appelons nature, tout comme le sens. C’est d’ailleurs là ce qu’entent Pascal quand il écrit dans ses Pensées que ‘le silence des espaces infinis [l’] effraie » : ce que nous appelons nature est à jamais silencieux sur la question du sens et de la valeur. Pascal écrit d’ailleurs que « la mathématique est inutile dans sa profondeur », signifiant par là qu’elle ne dit rien d’essentiel : l’ordre que nous mettons en évidence ne dit rien au point de vue du sens et de la valeur.

D’ailleurs, l’idée de nature ne renvoie en réalité à rien de clairement identifiable, définissable. En effet, l’ordre que nous parvenons à déterminer dans l’Univers est tout relatif. Si ce que nous découvrons est opérant, cela n’est pas pour autant vrai : le système de Ptolémée permet après tout de calculer la trajectoire des astres avec une certaine précision, quoiqu’il soit faux, et la mécanique de Newton, parfaitement opérante à petite échelle, doit céder le pas à la relativité à grande échelle. Ce que nous parvenons à identifier, ce n’est jamais en fait qu’un ordre relatif, pour notre milieu. Comme l’écrit Pascal dans ses Pensées (fragment « disproportion de l’homme ») « nous n’enfantons que des atomes au prix de la réalité des choses ». Ce que nous appelons nature n’est pas identifiable, il n’y a là qu’une idée, un idéal.

Dès lors la référence à la nature en politique comme en morale ne relève jamais que d’un alibi, c’est une mystification. Nous ne faisons qu’identifier notre coutume à l’ordre des choses, nous projetons par là notre coutume sur le monde, faisant ainsi passer les « grandeurs d’établissement » pour des « grandeurs naturelles », selon le mot de Pascal dans ses Trois discours sur la condition des grands. En réalité, à travers l’idée de nature, nous cherchons à absolutiser, à ériger en norme universelle, ce qui ne relève que d’un comportement relatif, particulier. Aussi sommes nous tentés de poser la famille nucléaire comme norme absolue et intemporelle, alors que, comme l’a montré Philippe Ariès dans La place de l’enfant sous l’Ancien Régime, c’est là un modèle relativement récent. Nous voulons que l’idée de nature soir vraie, pertinente pour l’homme, parce que nous avons besoin d’un absolu.

Aussi apparaît-il qu’il nous faudrait bien renoncer à l’idée de nature, mais dans quelle mesure pouvons-nous le faire, attendu qu’il nous faudrait la remplacer par une autre, puisque l’on ne saurait fonder l’ordre humain sur quelque chose d’absolument relatif ?

De ce qui précède découle que nous devons renoncer à l’idée de nature comprise comme ordre finalisé au sens moral. En effet, la seule finalité véritable dans l’ordre de l’Univers semble être mécanique, matérielle. L’ordre apparent de l’Univers ne rien de la supposée finalité morale de l’homme, il est absurde donc d’y chercher le sens. Nous devons donc renoncer à l’idée d’une nature porteuse de sens, car la seule finalité qui apparaît dans l’Univers est physique. Si l’homme porte en lui une loi de développement autonome, cela n’est vrai qu’au sens physique. En ce qui concerne l’esprit, qui est justement le propre de l’homme, nous ne sommes que bien peu orientés : si nous l’étions aussi bien que nous le sommes physiquement, d’où nous viendrait cette angoisse métaphysique qu’évoque Pascal ?

Il nous faudrait d’ailleurs de même renoncer à l’idée de nature en tant que légalité universelle. En effet, nous l’avons vu, l’ordre que nous décrivons, que nous identifions dans l’Univers, n’est en réalité jamais exact. Mais plus encore, il n’est même pas certain que cet ordre que nous voyons dans l’Univers ne soit pas une simple projection de notre esprit. Comme l’explique Kant dans sa Critique de la raison pure, notre vision du monde est déterminée par les structures a priori de notre entendement : nous n’appréhendons la réalité qu’à travers les structures logiques de notre entendement, qui supposent l’existence d’un ordre. Si nous pouvons voir un ordre dans l’Univers, ordre que nous appelons alors nature, c’est parce que notre entendement est structuré de façon logique. Cette idée de nature semble donc plus répondre à un désir inconscient d’ordre qu’à une réalité objective incontestable. Pierre Durheim explique d’ailleurs dans Sauver les phénomènes que toutes les révolutions scientifiques, d’Aristote à la science mordre, ne sont jamais qu’autant de tentatives de sauver l’ordre, pour avoir un absolu auquel se référer.

Cependant renoncer totalement à l’idée de nature n’est pas possible, encore moins souhaitable. En effet, il nous faudrait pour cela la remplacer par un absolu équivalent. Or le seul absolu « comparable » est Dieu, qui présente justement les mêmes défauts que l’idée de nature, à savoir qu’il n’est pas identifiable et qu’il est alors difficile de s’y référer pertinemment comme à une norme. Mais nous ne pouvons pas pour autant renoncer à toute idée d’absolu. Comme l’écrit Dostoïevski dans Les Frères Karamazov, « si Dieu n’existe pas tout est permis », c’est-à-dire que sans absolu auquel nous référer, on ne peut tomber que dans le relativisme. Dès lors, il nous faut admettre l’idée de nature comme légalité universelle, puisque cette idée reste a priori pertinente : elle concorde avec notre expérience sensible. A partir de là, nous pouvons au moins tenter de mettre en évidence une morale réellement universelle. En effet, en pensant la légalité morale sur le mode de la légalité dite naturelle, nous pouvons alors tenter de mettre en évidence des lois universelles de la morale. C’est là le sens de l’impératif catégorique formulé par Kant dans ses Fondements de la métaphysique des mœurs : « agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature ». En tant qu’elle reste a priori pertinente pour la morale, nous ne pouvons renoncer à l’idée de nature comme légalité universelle.

Ainsi s’il paraît première vue absurde de chercher à renoncer à l’idée de nature, au vu de sa pertinence apparente, cela nous est en fait nécessaire : l’idée de nature est au mieux illusoire, au pire un mystification. Mais il nous est impossible d’y renoncer pleinement, en l’absence d’un autre absolu plus satisfaisant, plus pertinent. Nous ne pouvons renoncer qu’à l’idée d’une nature porteuse de sens et de valeur, il nous est impossible de renoncer à l’idée de nature comme Univers réglé, comme légalité universelle.