Dans cet article, nous nous penchons sur le rapport entre l’éthique et l’amour familial tel qu’il est conçu par Godwin.

Quelques mots sur Godwin et son ouvrage

William Godwin est un philosophe politique et moral, ainsi qu’un romancier anglais de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle. Il défend, dans le champ de la théorie politique, une théorie anarchiste, et dans le le champ moral, une théorie utilitariste.

Dans cette article, nous présentons une synthèse de certains aspects du Chapitre II, intitulé « De la justice », du livre II de l’un de ses principaux ouvrages, L’Enquête sur la justice politique, où Godwin expose les fondements de sa théorie morale et politique.

La question philosophique posée par Godwin dans ce texte

Nous nous intéresserons à la manière dont Godwin traite la question suivante : l’amour familial nous autorise-t-il à enfreindre les principes de la justice ?

Les enjeux de la question

Pour bien comprendre l’intérêt de la question, il faut saisir ses enjeux : l’opinion commune reconnaît des devoirs moraux spécifiques envers notre famille. L’amour de nos proches nous porte même à privilégier spontanément leurs intérêts à ceux des autres. Mais, d’un autre côté, l’éthique en général nous enjoint à considérer tous les hommes impartialement. Nos conceptions morales communes mènent donc potentiellement à un conflit des devoirs : faut-il agir d’abord suivant l’amour familial, ou d’abord suivant le respect de la justice ? Il s’agit pour Godwin de questionner la légitimité morale de la partialité naturelle des hommes envers leurs proches.

La thèse de Godwin

La thèse défendue par Godwin est donc la suivante : le respect de la justice doit passer avant l’amour familial.

I – Une expérience de pensée – Fénelon et son valet dans une maison en feu : aimer les siens, faire son devoir

1) Sauver mon père ou Fénelon ?

Godwin passe par une expérience de pensée pour poser la question morale qui l’intéresse. L’expérience de pensée est la suivante. Imaginons que dans l’habitation de Fénelon (célèbre écrivain français du XVIIe siècle, auteur notamment des Aventures de Télémaque) se déclare un incendie. Fénelon et son valet y sont présents. Son valet se trouve être notre frère ou notre père. Aucun des deux hommes ne peut survivre sans une aide extérieure. Nous sommes à l’extérieur de la maison, et nous pouvons sauver seulement l’un des deux. Qui devons-nous choisir ? Autrement dit : notre devoir moral est-il de sauver Fénelon ou de sauver notre père ?

2) Les devoirs familiaux et l’amour familial contre le bonheur collectif

Pourquoi y a-t-il là un véritable dilemme ? Pourquoi la réponse ne paraît-elle (normalement) pas évidente ? Il y a deux raisons à cela. Premièrement, deux devoirs contradictoires semblent s’opposer. C’est ce qu’on appelle, en philosophie morale, un conflit des devoirs. D’un côté, il semble que j’aie des devoirs particuliers envers mon père ou mon frère, car nous reconnaissons volontiers que nous devons plus à un membre de notre famille qu’à un pur étranger. Nous nous sentons plus obligés d’aider notre père qui nous demande de l’emmener à la gare en voiture que de faire de même pour un inconnu croisé dans la rue.

D’un autre côté, il semble que la personne de Fénelon (on pourrait aussi bien penser à d’autres personnages importants, comme Didier Bourdon ou Pasteur) ait, en un certain sens, plus de valeur que mon père ou mon frère. En quel sens ? On peut proposer deux idées : la première est que Fénelon a plus de valeur que mon père en soi, parce que c’est un grand écrivain. C’est une réponse inégalitariste : il existe des humains de diverses valeurs. La seconde est que Fénelon n’a pas plus de valeur en soi, mais plus de valeur par ses conséquences sur la vie des autres : par ses œuvres, il contribue au plaisir, à l’instruction et à l’amélioration morale de très nombreux individus, donc finalement à l’augmentation du bonheur collectif. C’est plutôt cette seconde idée que Fénelon met ici en avant.

La seconde raison qui fait que la situation est pour nous un dilemme est que nous sommes (en général) naturellement plus attachés à nos proches, surtout à notre famille, qu’aux autres, même s’ils sont de grands écrivains ou de grands médecins. J’aime mieux mon père que Pasteur. Nous avons donc tendance à privilégier les intérêts de nos proches par amour pour eux, abstraction faite de tout questionnement éthique.

II – La définition générale de la justice : décider impartialement plutôt qu’aimer partialement

1) Le bonheur de tous

Pour faire le meilleur choix devant ce dilemme, il est nécessaire de poser une définition de la justice. Godwin pose la définition suivante, qui semble tout à fait évidente et en accord avec nos opinions spontanées sur la question :

Par justice, j’entends le traitement impartial de chaque homme dans les affaires qui concerne son bonheur

La première chose à remarquer est que la justice est liée au bonheur. Ce qui importe, la fin, le but, c’est de travailler aux bonheur des hommes en général, au bien-être de l’humanité ou de la population dont il est question quand on envisage les conséquences de nos actions.

2) L’impartialité : ne pas faire acception de personne

La seconde chose importante dans cette définition de la justice est que nous devons poursuivre ce but, le bonheur général, de manière impartiale. Autrement dit, nous ne devons pas considérer que le bonheur d’un individu compte plus que le bonheur d’un autre. C’est ce que signifie l’expression « ne pas faire acception de personne » : quand nous émettons des jugements moraux ou quand nous devons décider d’une action qui a des conséquences morales, nous ne devons pas accorder de privilège arbitraire à l’une des personnes concernées. Tous les êtres humains ont la même valeur éthique.

III – Solution du dilemme : être juste avant d’aimer sa famille

1) Les conséquences étonnantes d’une définition consensuelle

Si la définition de la justice par Godwin semble évidente et facilement acceptable, les conséquences logiques qu’elle implique le sont moins. Le mérite de Godwin est donc ici de développer ces conséquences jusqu’au bout, avec cohérence.

De quelles conséquences parlons-nous ? Dans le dilemme précédent, il semble que non seulement nous avons des devoirs spécifiques envers notre père, mais qu’en plus nous soyons naturellement plus portés à agir suivant notre amour familial que selon notre intérêt pour un auteur célèbre. Godwin montre pourtant que la justice exige que nous sauvions Fénelon (ou Didier Bourdon ou Pasteur selon le cas). C’est un calcul utilitariste, joint à la définition précédente de la justice, qui justifie ce choix.

2) Calcul utilitariste + impartialité = mise au second plan de l’amour familial

Le calcul utilitariste est le suivant : si je sauve mon père, je produis une certaine quantité de bonheur pour moi-même ainsi que les autres membres de la famille et ses amis, qui seront heureux de ne pas l’avoir perdu. Mais si je sauve Fénelon, je produis une quantité immensément supérieure de bonheur, car il écrira des œuvres qui contribueront, comme on l’a dit, au bonheur d’un très grands nombres d’individus, même de plusieurs générations et de l’humanité dans son ensemble (c’est peut-être plus clair encore si l’on pense à Pasteur qu’à Fénelon par exemple). Or, si je veux agir suivant ce que commande la justice, je dois choisir non pas ce qui produit du bonheur chez moi ou chez tels et tels individus que je privilégie arbitrairement, comme les membres de ma famille, mais ce qui produit le maximum de bonheur, quels que soient les individus dans lesquels ce bonheur est produit. C’est ce que réclame l’impartialité. Comme l’écrit Godwin :

La vie qui doit être préférée est celle qui conduit le mieux au bien général

Pour mieux disqualifier l’importance apparente du lien familial, Godwin pose cette question rhétorique et ironique :

Qu’y a-t-il de magique dans le pronom « mon », qui devrait justifier que nous tournions le dos à la vérité impartiale ?

Le fait que cet individu soit « mon » père ne change rien à sa contribution au bonheur général. Le sauver plutôt que Pasteur au motif que je l’appelle « mon » père serait attribuer une plus grande valeur au bonheur de sa personne, ou à celui de ses proches, qu’au bonheur du nombre gigantesque d’individus que Pasteur contribuera à rendre plus heureux. Ce serait donc clairement aller contre les exigences de la justice impartiale. La conclusion est donc que nous devons sauver Fénelon-Bourdon-Pasteur plutôt que notre frère-père, c’est-à-dire préférer la justice à l’amour et au devoir familiaux.

Pour résumer ce texte de Godwin :

  • Imaginons une situation où nous devons choisir entre sauver Pasteur et sauver notre père. Que ferions-nous ?
  • Il y a là un conflit entre, d’une part, notre amour familial et d’éventuels devoirs familiaux, qui nous portent à sauver notre père, et d’autre part le devoir de servir le bonheur général, auquel Pasteur contribue plus que mon père.
  • La justice se définit comme étant « le traitement impartial de chaque homme dans les affaires qui concernent son bonheur ».
  • Sur cette base, nous pouvons apporter une solution au dilemme, solution qui va contre certaines au moins de nos impressions morales : nous devons sauver Pasteur.
  • En effet, d’après le calcul utilitariste des conséquences sur l’humanité qui résulteraient respectivement du sauvetage de Pasteur et du sauvetage de mon père, le bonheur général est mieux servi par la survie de Pasteur que par la survie de mon père.
  • Si j’obéis aux exigences impartiales de la justice, sans privilégier mon bonheur et celui de mes proches, je dois donc sauver Pasteur. La justice doit passer avant l’amour familial.

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