A l’approche de vos concours, il est bientôt temps de cesser d’accumuler des références supplémentaires pour votre thème : vous pouvez suffisamment avoir confiance en vous pour le jour-J si vous avez fait le travail nécessaire au cours de l’année. Néanmoins, il m’est apparu assez utile de vous parler de cette référence, qui me semble plutôt originale, et qui se situe dans la continuité d’un article que j’avais précédemment publié sur cette question précise. Dans cet ouvrage publié post-mortem en 1949 par son ami A. Camus, S. Weil s’attache à énumérer les différents besoins vitaux de l’homme, qu’ils soient physiques ou moraux, et plus particulièrement ceux qui concernent la vie de l’âme ; le titre fait référence à un des besoins de l’âme les plus vitaux selon elle : l’enracinement.

1- L’obligation engage chaque homme envers autrui, une introduction nécessaire pour comprendre le concept de « besoins de l’âme humaine »

Ce n’est pas directement lié à votre thème, mais il faut bien avoir assimilé la notion de « besoin de l’âme humaine » pour ensuite que vous puissiez comprendre en quoi la liberté de parole est nécessaire à l’âme humaine.

Tout d’abord, S.Weil explique que l’homme n’a pas de droits et de devoirs – comme le stipule la DDHC de 1789 – mais qu’il a avant tout des devoirs : ces devoirs (obligations) sont universels pour tout être humain. Les droits sont subordonnés à ces obligations : ils naissent de l’obligation. Nous ne pouvons prétendre à des droits que dans des situations particulières, tandis que les obligations sont inconditionnelles et universelles : elles sont « au dessus de ce monde » et sont liées à des besoins éternels de l’être humain et non à des conventions. Chacun d’entre nous à des devoirs éternels envers tout être humain. Une de ces obligations peut-être par exemple de ne pas laisser mourir quelqu’un de faim lorsque cette personne se trouve en face de nous.

La liste des obligations envers l’être humain doit correspondre à la liste des besoins vitaux de l’homme.  L’homme a non seulement des besoins physiques, comme le laisse sous entendre l’exemple précédent, mais également des besoins liés à la vie morale. Ces derniers sont plus difficiles à énumérer, mais si nous n’y répondons pas, nous portons atteinte à la vie de l’âme.

Ces besoins de l’âme doivent être énumérés car « l’absence d’une telle étude force les gouvernements, quand ils ont de bonnes intentions, à s’agiter au hasard« . Par conséquent, toute législation est dénuée de sens si elle ne prend pas en compte ces besoins de l’âme humaine.

2- La liberté d’expression est un besoin de l’intelligence, et par conséquent de l’âme humaine

  • La liberté d’expression totale, illimitée, pour toute opinion, quelle qu’elle soit, sans restriction ni réserve, est un besoin absolu de l’intelligence. Si l’intelligence est mise à mal, c’est l’âme entière qui en souffre. La liberté de parole est donc un besoin absolu de l’âme humaine.
    • La nature et la limite de la satisfaction de ce besoin sont inscrites dans les différentes facultés de l’âme.
    • Le besoin absolu et illimité de la liberté d’expression n’entre pas en contradiction avec l’existence de limites, S.Weil prend l’exemple du rectangle : on peut limiter sa largeur tout en augmentant de manière illimitée sa longueur sans que cela soit contradictoire, il en va de même pour la liberté d’expression.
  • Chez un être humain l’intelligence peut s’exercer de trois manières :
    • Il y a l’intelligence du moyen : elle consiste à travailler des problèmes techniques, c’est-à-dire, à chercher des moyens pour un but déjà posé.
    • Il y a l’intelligence des fins : l’intelligence éclaire l’individu dans la prise de ses décisions et dans le choix de ses orientations.
    • Il y a l’intelligence théorique qui s’exerce dans une pure spéculation théorique.
  • Dans une « âme saine », chacune des trois fonctions l’intelligence a des degrés de liberté différents :
    • Dans la première fonction, l’intelligence est servante.
    • Dans la deuxième, l’intelligence doit être réduite au silence si elle fournit des arguments à la partie de l’âme qui est encline à faire du mal, car elle peut-être destructrice.
    • Dans la troisième, quand l’intelligence joue seule et à l’écart des autres facultés de l’âme, il faut qu’elle dispose d’une liberté souveraine.

3- La liberté d’expression doit être totale mais limitée

  • Il est de même dans une société saine, la liberté d’expression doit détenir les mêmes degrés de liberté et doit donc être régie de la même manière. C’est pourquoi il faut, pour S. Weil, qu’il y ait une réserve de liberté absolue de parole dans le domaine de la publication. Elle explique que cela est possible à condition que la publication des auteurs ne les engage aucunement, c’est-à-dire qu’il n’y ait aucune action pratique dans laquelle s’engage l’auteur, mais aussi qu’il ne s’y trouve aucun conseil pour les lecteurs, c’est-à-dire qu’on ne les incite pas à agir de telle ou telle façon. Ce sont donc les publications qui se situent en dehors du domaine de l’action qui peuvent bénéficier d’une liberté de parole absolue.
    • Simone Weil ajoute que l’on peut faire l’apologie des fins mauvaises et des fins bonnes si on ne s’engage pas à les accomplir. L’auteur a une liberté absolue de parole lorsqu’il s’agit de catégoriser les fins mauvaises et les fins bonnes. Il faut que l’argumentation de l’auteur puisse se déployer librement en faveur ou à l’encontre des fins mauvaises. Cela permet d’étudier le problème des fins dans toute son étendue.
  • Les publications qui se situent dans le domaine de l’action, y compris celles qui influent sur l’opinion du lecteur (entendue comme principe de conduite de vie), doivent être considérées comme des actes, et doivent être soumises aux mêmes restrictions que les actes.
    • Ces publications ne doivent porter « aucun préjudice illégitime » à aucun être humain.
    • Elles ne doivent contenir aucune négation explicite ou implicite des obligations éternelles envers l’être humain, dès lors que celles-ci ont été reconnues par la loi.
  • Quelques pages plus loin, S.Weil ajoute que l’on doit limiter la liberté de parole puisque le besoin de liberté (qui est un des besoins vitaux de l’âme humaine) lui-même ne doit pas subir la contrainte de « la propagande, de la suggestion et de l’influence par obsession » puisqu’il s’agit d’une violence faite à l’être humain, bien qu’elle ne soit pas physique. D’autre part, cette contrainte est d’autant plus forte que les techniques modernes lui offrent des instruments non seulement efficaces mais également collectifs. Il y a donc une nécessité publique à ce que l’Etat non seulement ne se rende pas criminel à user de tels moyens, mais plus encore, à réglementer la liberté d’expression.

4- Comment légiférer sur la liberté d’expression ?

A cette question, S.Weil apporte une réponse très précise. Elle explique qu’il est très difficile de distinguer, dans le domaine juridique, les publications qui relèvent du champ de l’action et celles qui n’en font pas pas partie. Si, juridiquement, il est difficile de distinguer les deux domaines, en pratique, cette distinction est « parfaitement claire » quand « la volonté d’y parvenir est suffisamment forte ».

Weil prend l’exemple de la presse quotidienne, hebdomadaire, des revues, etc., qui défendent une opinion et se situent donc de ce fait dans le domaine de l’action. Elle ajoute que la littérature relève du domaine de l’action : elle reproche aux écrivains de se cacher derrière l’idée de l’écriture comme étant de « l’art pour l’art ». En effet, ces derniers loin de se situer en dehors de la vie pratique ont au contraire remplacé les prêtres dans la direction de la vie des individus (ce qu’elle considère comme un progrès). Puisque la parole de l’écrivain est équivalente à un acte, ils ne peuvent employer l’argument de l’art pour l’art pour se dédouaner des effets pratiques produits par leur travaux. Les écrivains ont des responsabilités envers la collectivité humaine. Pour illustrer ce phénomène de l’influence d’un auteur sur la conduite de ses lecteurs, vous pouvez donner l’exemple de Brasillach. Condamné pour faits de collaboration, il a été fusillé au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale sous l’ordre du général De Gaulle. Ce dernier, pour justifier son exécution, a dit à l’époque que « prendre la plume revient à prendre un fusil« .

Il peut y avoir répression de la presse si :

  1. Il y a atteintes aux principes moraux publiquement reconnus
  2. Il y a emploi de bassesse dans le ton, si la pensée est de mauvais goût, s’il y a de la vulgarité, bref, si le texte considéré diffuse une atmosphère moralement corruptrice.

Cette répression n’entre pas en contradiction avec la liberté d’expression, et plus encore d’opinion. Un journal peut-être interdit sans que l’on empêche ses rédacteurs d’exprimer leur opinion ou de former un nouveau journal. Plus généralement, il faut comprendre que si la liberté d’expression est besoin de l’intelligence et que l’intelligence réside dans l’être humain dans son individualité, alors on comprend que les groupes ne peuvent pas prétendre à la liberté d’expression. La liberté d’expression n’est pas due aux journaux, mais elle est due aux journalistes.

Ce qui est à retenir :

  1. a) Chaque homme a une obligation éternelle envers autrui, et ces obligations sont aussi nombreuses que les besoins vitaux de l’homme
  2. b) La liberté d’expression est avant tout un besoin de l’intelligence,donc un besoin de l’âme. La liberté d’expression doit être satisfaite de manière absolue et illimitée, mais pour qu’elle puisse être satisfaite entièrement, il faut, paradoxalement, qu’elle soit limitée.
  3. c) Parmi les trois types d’intelligences, deux se distinguent : l’intelligence des fins, qui doit être restreinte si elle porte un préjudice illégitime à un homme, et l’intelligence théorique, qui doit être entièrement libre. Cette distinction  de degrés de liberté entre ces deux intelligences doit entraîner une législation similaire dans le domaine de la liberté d’expression. Lorsque la parole devient un acte, il faut qu’elle soit soumise aux mêmes restrictions légales que les actes, si la parole « n’est que parole », c’est-à-dire qu’elle reste étrangère à la sphère de l’action, alors elle doit être absolument libre pour permettre une étude impartiale et complète de tous les problèmes possibles.