Nous allons nous intéresser ici à un poème de Baudelaire intitulé « Le Balcon » (vous pouvez le lire ICI et  l’écouter ICI), qui se trouve dans le recueil de poèmes Les Fleurs du Mal. Après avoir peint, dans les poèmes qui précèdent celui-ci, des scènes de guerre et de violence, Baudelaire est désormais à la recherche d’une possibilité de salut par la mémoire, par les souvenirs dans lesquels il pourrait se réfugier : il cherche à se consoler des souffrances présentes en se remémorant un passé heureux et plein de tendresse amoureuse.

Le thème central de ce poème est celui de la mémoire, qui doit forcément vous intéresser ! C’est elle qui permet au poète de se souvenir des « minutes heureuses » : elle lui donne la possibilité de récupérer les instants heureux de sa vie passée. Elle est retour, récupération du passé. La structure de la mémoire est circulaire car elle ramène dans le passé celui qui en fait usage, mais dans ce même mouvement, elle ranime ce passé dans le présent. La mémoire est par excellence le lieu dans lequel le poète peut se réfugier, la maison qui lui offre sécurité et confort. Elle protège le poète d’un présent qui n’est que douleur et violence, pour le ramener au temps de l’amour et du bonheur. Mais quelles sont les limites de cette faculté ? Dans ce poème, Baudelaire montre que si la mémoire est bien, en un certain sens, un refuge, on peut néanmoins douter de sa capacité à empêcher la disparition de nos souvenirs dans le « gouffre interdit à nos sondes ».

I – La peinture d’un paradis bourgeois

1) Une structure poétique lyrique et fermée

Le genre de strophe employé ici par Baudelaire, vous vous en serez peut-être aperçus, est tout à fait particulier. C’est même la première fois que l’on rencontre une telle forme dans Les Fleurs du Mal.

Ce poème, que nous pouvons qualifier de lyrique puisque Baudelaire y exprime ses sentiments, est composé de six strophes, lesquelles sont à leur tour composées de cinq alexandrins à rimes alternées. La caractéristique du type de strophe choisi par le poète est que le dernier vers répète le premier. Néanmoins, la dernière strophe déroge à cette règle, puisque le premier vers (« Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis ») est modifié, et précédé par un tiret dont le sens doit être analysé (« – Ô serments ! ô parfums ! ô baisers infinis ! »).

Pourquoi avoir choisi de structurer son poème de cette manière ? Tout d’abord, nous pourrions dire que la structure de ces strophes a une fonction musicale, voire lyrique. Les chansons, les ballades, etc., sont construites à partir d’un refrain, et la répétition d’un vers à chaque strophe tient lieu ici de refrain.

Mais au-delà de cette fonction musicale, une telle structure a surtout une fonction de fermeture. En effet, le dernier vers est un retour au point de départ, au premier vers, et ainsi chaque strophe constitue un îlot circulaire dans lequel le lecteur est enfermé. Il suffit de quitter une strophe pour se trouver à nouveau enfermé dans une autre, qui est elle aussi refermée sur elle-même.

2) « Le Balcon » et la mémoire : lieu fermé donnant sur le monde

C’est la fonction de fermeture de cette structure de strophe qui va surtout nous intéresser. Celle-ci permet notamment de comprendre le sens du titre que Baudelaire donne au poème. Après tout, pourquoi l’avoir nommé ainsi ? Si effectivement, à la deuxième strophe, sont évoquées les soirées passées « au balcon » (v. 7), le poète aurait pu tout aussi bien intituler ce poème « Le Foyer » puisqu’il en est également question dès la première strophe (« la douceur du foyer », v. 4).

Pourquoi l’avoir nommé « Le Balcon » plutôt que « Le Foyer » ? Pour répondre à cette question, nous devons rappeler la nature et la fonction de cet élément. Le balcon, comme le montre la peinture de Manet qui porte également ce nom, est le lieu par excellence de la maison bourgeoise. C’est un endroit qui permet de sortir de l’espace confiné de la maison, tout en y restant enfermé et protégé. Le balcon, comme la structure du poème, est donc un lieu fermé et protégé : le poète s’y trouve en lieu sûr pour contempler le monde et se plonger dans ses souvenirs. Qu’y a-t-il de plus bourgeois que le confort et la sécurité que peut procurer un lieu ? En ce sens, nous pouvons dire que le balcon est le symbole du « paradis bourgeois ».

Le balcon est, en outre, à l’image de la mémoire : c’est un lieu sûr où le poète se retrouve et se sent protégé. C’est un lieu fermé, circulaire, puisque le présent permet de revenir au passé, et que le passé peut redevenir présent. Le balcon, comme la structure du poème et comme la mémoire, forme un lieu protégé et enfermé, où le poète peut se réfugier et se remémorer le bonheur bourgeois d’autrefois.

II – La mémoire du poète fait revivre ce passé heureux qui n’est plus

1) La supplication du poète pour se souvenir (v. 1 à v. 5)

La mémoire est ainsi un lieu où le poète peut trouver refuge dans un passé heureux. Cependant, dès la première strophe, il semble inquiet : il supplie cette femme de se souvenir de ces soirées passées avec elle sur le balcon et dans le foyer (« Tu te rappelleras la beauté des caresses »). Le poète s’exprime ici au futur, comme s’il était sur le point de faire ses adieux à cette femme. Cette première strophe est comme une supplication, une prière humble et insistante qu’il adresse à cette « Mère des souvenirs » : il la supplie de se souvenir. En effet, comme s’il s’agissait d’un hymne religieux, le poète implore cette femme pour que même après la mort de celui-ci, elle continue à garder en mémoire les « minutes heureuses » passées avec lui, afin de les fixer dans l’éternité.

Cette insistante requête suggère que le poète est torturé par l’idée que le bonheur s’évanouisse dans l’oubli. Comme François Villon, qui en évoquant la beauté des femmes antiques, se demandait « Mais où sont les neiges d’antan ? » et craignait que cette beauté ne se soit évanouie à jamais, Baudelaire s’inquiète que tout se perde dans la nuit de l’oubli, une fois que nous serons morts.

2) Le charme des soirs : les souvenirs disparaissent (str. 2 à 4)

Le contenu même du souvenir évoqué exprime l’angoisse du poète à l’idée que son bonheur disparaisse pour toujours après sa mort. De quoi se souvient-il ? Lisons plus attentivement les strophes 2 à 4.

Nous sommes plongés dans un moment bien particulier de la journée, celui où elle s’achève et où les « soleils » se couchent. C’est le « charme des soirs » que le poète évoque, et dans ces trois strophes, le terme de « soirs » est mentionné à quatre reprises. Le terme de « soirées » est même employé pour la rime du premier vers de la troisième strophe, et sera donc répété dans le dernier vers : le poète nous enferme ainsi dans l’obscurité du soir. De même, la quatrième strophe s’ouvre par le vers « La nuit s’épaississait » et s’achève de la même manière, ce qui permet au poète d’insister sur le fait que nous sommes plongés dans les ténèbres de la soirée.

Le soir est le moment de la journée le plus propice au souvenir et à l’évocation de l’amour. Cette impression de tendresse et d’amour qui émane de la soirée est redoublée par le fait que les adjectifs utilisés sont de nature plutôt lyriques : « les chaudes soirées » par exemple. D’autre part, la nuit est comparée à une « cloison », qui crée un espace d’intimité. Mais le soir et la nuit évoquent aussi, à l’inverse, la mort et le risque que ces souvenirs puissent disparaître. La fin de journée est associée à la fin de la vie, et nous voyons qu’au fil du poème, nous entrons dans la nuit et le sommeil, image par laquelle le poète annonce une mort prochaine. Petit à petit, ces « soirs au balcon, voilés de vapeurs roses », finissent par devenir menaçants, puisque la douceur est mélangée au « poison » (« Et je buvais ton souffle, ô douceur ! ô poison ! »). Ainsi, le souvenir évoqué, qui se déroule dans le soir, finit lui-même par s’évanouir dans les ténèbres de la nuit et menace le poète de mourir, intoxiqué par son poison.

III – Mais la mémoire n’est pas résurrection du passé

1) La mémoire plonge dans une ambiguïté entre présent et futur (str. 5)

À peine évoqués les souvenirs de ce « passé heureux », qui nous ont peu à peu fait plonger dans les ténèbres, Baudelaire en sort pour nous rappeler froidement, et au présent, qu’il maîtrise l’art du souvenir. Il nous affirme ainsi la valeur évocatoire du poème que nous lisons.

« Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses »

Cet art poétique lui permet de revivre son passé (« Et revis mon passé ») : il peut naviguer dans le temps, faire revenir le passé dans le présent, et faire du présent un passé. Dans ce poème en effet Baudelaire a fait usage de cet étrange pouvoir de la mémoire, celui d’annuler le temps. Tout au long des strophes 2 à 4 consacrées à son souvenir, le poète alterne les temps de conjugaison. Alors même qu’il nous décrivait, à partir de la seconde strophe, une scène qui se déroulait dans le passé (« Les soirs illuminés… »), et que rien n’indique que nous ayons quitté ce lieu sombre où il nous emmenait, le présent de l’indicatif fait son retour à la strophe suivante (« Que les soleils sont beaux… »). Il aurait dû, logiquement, dire qu’ils étaient beaux, puisqu’il évoque un souvenir. Puis, à la quatrième strophe, le temps employé est à nouveau celui de l’imparfait : «­ La nuit s’épaississait… ». Nous voyons donc que le poème est construit selon une alternance floue entre expérience présente et expérience passée.

L’ambiguïté du temps où nous sommes nous plonge dans un espace inconnu, entre présent et passé. C’est pourquoi le vers qui suit celui où le poète nous rappelle son pouvoir sur le temps peut être interprété de diverses façons : revit-il par le souvenir ces moments où il était sur les genoux de cette femme, ou bien est-il sur ses genoux actuellement ? Les deux interprétations sont plausibles, puisque nous sommes perdus entre présent et passé. De même le vers qui suit, « Car à quoi bon chercher tes beautés langoureuses… » est ambigu : sommes-nous dans le passé ou dans le présent ? Difficile de répondre…

L’ambiguïté temporelle dans laquelle le poète nous plonge, par l’alternance des temps, marque sa volonté de rompre avec la logique dualiste du temps, qui consiste à opposer le passé et le présent.

2) La mémoire n’est pas résurrection (str. 6)

La mémoire a la capacité de brouiller le temps. Le passé est ainsi confondu avec le présent, et vice-versa. Mais qu’en est-il du futur ? Ces souvenirs pourront-ils survivre après que la mort nous aura plongé dans le « gouffre interdit à nos sondes », c’est-à-dire dans un lieu dont nous n’avons aucune connaissance ? Nous voyons que la sixième strophe renoue avec le questionnement de la première, retour qui accentue la structure fermée et circulaire du poème. La première et la dernière strophes sont reliées par l’usage du futur, tandis que les autres strophes, évoquant des souvenirs, sont entre présent et passé.

L’usage du futur dans la première et la dernière strophes est différent. Dans la première strophe, il se fait sous forme exclamative (« Tu te rappelleras… ! »), qui invite la femme à se souvenir, et évoque donc la mémoire. Dans la dernière strophe, l’usage du futur se fait sous une forme interrogative (« Renaîtront-ils… ? »), suggérant par là une hypothèse, celle de la résurrection.

Dans les premiers vers du poème, Baudelaire espérait, par l’évocation de ses souvenirs, faire perdurer ceux-ci pour toujours. Il semblait avoir foi en une capacité de la mémoire à fixer les souvenirs dans l’éternité. Mais, en faisant usage de « son art d’évoquer », il s’est au contraire aperçu que les souvenirs finissent par tomber dans les ténèbres, qu’au fur et à mesure qu’il évoquait ces « chaudes soirées », le souvenir devenait de plus en plus sombre et noir (« La nuit s’épaississait… »). Il est donc vain d’espérer que la mémoire puisse redonner vie à des souvenirs, qu’elle puisse les rendre éternels. Ces derniers sont voués à disparaître dans les ténèbres.

C’est pourquoi, à la strophe 6, le poète réalise que « cet art d’évoquer les minutes heureuses » ne suffit pas, autrement dit que la mémoire ne suffit pas à rendre les souvenirs éternels. Même la mémoire finit par tomber dans le « gouffre interdit à nos songes ». Les souvenirs remémorés ne sont pas la vie elle-même : la femme qu’il a évoquée reste une ombre, et ne retrouve pas son élan vital, malgré l’alternance entre présent et futur. Ne reste donc plus au poète que l’espoir d’une résurrection : si la mémoire ne ramène rien à la vie, le poète peut cependant encore espérer une autre renaissance de ses souvenirs. Par la comparaison avec le mouvement du soleil, qui renaît après avoir disparu dans la nuit (« Comme montent au ciel les soleils rajeunis… »), le poète conclut sur une note optimiste : il a encore l’espoir qu’il en sera de même pour ses souvenirs, une fois qu’il aura lui aussi rejoint la nuit éternelle. Mais cet espoir de résurrection reste en suspens, comme le montre l’usage du point d’interrogation. Si même la mémoire, dont la fonction est de rappeler le passé à la vie, n’en est finalement pas capable, d’où pourrait venir un tel miracle ?

Le variato que l’on trouve dans le dernier vers de la dernière strophe conclut sur cet espoir de renaissance (« – Ô serments ! ô parfums ! ô baisers infinis ! »). Le poète construit ainsi un espace final dans lequel nous sommes entre néant et renaissance, entre disparition pour toujours de nos souvenirs, et possibilité que l’art poétique, l’art par excellence de la mémoire, puisse les faire renaître.

Que retenir ?

La mémoire est un refuge dans lequel se plonge le poète pour se rappeler son passé heureux, ce bonheur bourgeois du foyer protégé. Elle crée un espace inconnu, où se mêlent le présent et le passé, qui permet au poète de se replonger dans le bonheur passé. Mais le pouvoir de la mémoire n’est pas suffisant pour calmer les inquiétudes du poète quant à la mortalité des souvenirs. La mémoire, en réalité, n’est pas résurrection du passé, elle ne peut que l’évoquer ; mais alors, que se passera-t-il une fois que nous serons morts ? Le poète laisse cette question en suspens.

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