La journée de la philosophie organisée à l’ESC Pau ce vendredi 3 février a été l’occasion de vivre en direct des interventions très pertinentes autour du thème de culture générale de l’année, la parole. Mais certains n’ont pas pu suivre les conférences en live. Si tu en fais partie, pas de regrets, car nous te proposons de regarder ces conférences en replay. Et grand luxe oblige, on a tapé sur Word toute la conférence d’Adèle Van Reeth rien que pour toi ! N’hésite pas non plus à retrouver les interventions d’Alain Finkielkraut et de France Farago.

La vidéo

Le transcript

Vous pouvez le télécharger en format Word en cliquant ici : Conférence Van Reeth

Parler de la parole, ça peut paraître un exercice un peu redondant parce que c’est un peu le serpent qui se mord la queue, et on na va faire que dire ce que nous sommes en train de dire et c’est complètement descriptif. Ça ne va pas aller très loin. Je m’adresse à ceux d’entre vous qui ont la parole comme thème cette année, c’est un peu difficile de savoir par où prendre ce problème : la parole est vraiment empruntée d’une image très étrange.

D’un côté, la parole c’est justement le fait de parler au sens parfois le plus inutile du terme, quand on oppose parler d’un côté et agir de l’autre. Quand on dit « mais tu parles, tu parles, mais qu’est-ce que tu vas faire ? », « Tout ça c’est des mots ! » Mais quelles sont les actions qui vont suivre ces mots ? Il y a une espèce ce partition naturelle entre d’un côté la parole et les actes. Et c’est contre cette division que je me positionne ce soir en vous proposant l’idée suivante : la parole n’est pas que du côté de la pensée, elle est peut-être autant, voire surtout, du côté de l’acte. Prendre la parole, la parole on la prend on la coupe, on la donne, on la garde, on la tient. Tenir parole, qu’est-ce que c’est ? C’est un acte, ce n’est pas que des mots !

La différence entre une parole qui dit quelque chose et une parole qui fait, est très simple. Quand je dis je déclare cette conférence ouverte : dont acte. La conférence commence, je déclare le début de cette conférence. Mais si je dis « J’enlève ma veste », il faut que j’enlève ma veste pour que l’action puisse suivre : la phrase ne se suffit pas. Il y a des énoncés qu’on appelle performatifs, qui dans leur propre énonciation, dans leur formulation, contiennent l’action. Certaines actions se passent bien de langage, de mots pour les décrire, et certains mots qui n’entraînent aucune action. On y reviendra.

Le thème de la parole conduit à être très attentif à toutes les nuances, et il y en a des dizaines, contenues dans la parole comme utilisation. Il faut tout de suite distinguer la parole d’un côté et le langage de l’autre pour dire que la parole, ce serait la manière que j’ai de m’approprier le langage. Le langage serait un outil quand la parole serait l’action qui consiste à s’approprier cet outil, se familiariser avec lui, apprendre à s’en servir en vue de quelque chose. Un outil n’est jamais une fin en soi, le langage n’est pas une fin en lui-même. Nous avons inventé le langage et nous l’utilisons en vue d’autre chose, en vue de faire quelque chose. Le marteau n’existe pas pour être un marteau, il existe parce qu’il y a des clous. Et bien le langage existe pour quelque chose. Ce n’est aucunement réducteur ici que de comparer le langage à un outil parce-que cette distinction entre la parole et le langage ne tient que jusqu’à un certain point. S’il y a des paroles silencieuses, j’y reviendrai, la prise de parole la plus courante est celle qui passe par le langage, d’où une nécessité d’appropriation de ce langage pour pouvoir prendre cette parole.

Je vais encore plus loin et ne dis pas simplement que la parole est un acte et qu’il n’y a pas d’opposition entre l’agir et le parler, mais que même sans parole il n’y a pas de monde. C’est-à-dire que la question « dans quelle mesure la parole a une influence sur la réalité », en prenant l’exemple de cet homme qui dit « Telle entreprise s’effondre », alors l’ami à qui il dit ça va retirer son argent de banque de peur que l’entreprise se soit vraiment effondrée et si tout le monde fait ça, le cours de la Bourse s’effondre et il y a une crise financière. Tout ça par une parole, quelque chose qui a été dit, qui est peut-être vrai, on ne sait pas.

Je pense que non seulement la parole a une influence directe sur la réalité, mais que c’est elle qui constitue non pas la réalité mais le monde. Par monde j’entends l’espace commun dans lequel nous vivons. Espace à la fois géographique et même conceptuel, ce lieu qu’on s’imagine. Commun, où nous sommes tous, qui nous inclue tous. La question étant de savoir si nous avons tous un monde, si le monde que nous avons est le même, c’est que le monde dans lequel que je vis est-il le même que le monde dans lequel vous vivez. C’est une vraie question et nous ne sommes pas sûrs d’avoir la réponse. Tout le courant du scepticisme en philosophie pose cette question-là, il est très difficile de prouver l’existence du monde., comment vous faites ? Le monde existe dans et par cette action qui consiste à nommer les choses pour quelqu’un d’autre, c’est-à-dire prendre la parole. On peut prendre ce problème à l’envers : que reste-t-il du monde quand on enlève le mot monde ? Si nous n’avons plus le mot pour le désigner, comment est-ce qu’on peut se référer à cette réalité ? Par périphrase, mais vous voyez on en reste à des jeux de langage. Si bien que le monde est une réalité assez étrange parce qu’à la fois on a l’impression d’en faire l’expérience quotidiennement et en même temps on est bien en mal, en peine d’en proposer une définition qui passe autrement que par le terme même de monde. Ensuite on va décider d’investir, de la manière de son choix.

La troisième idée forte que j’aimerai vous proposer ce soir, c’est la nécessité assez urgente de réinvestir la parole en politique, mais pas seulement. Là je fais une référence assez explicite à l’année qui vient de s’écouler et à celle qu’on est en train de vivre, car c’est une année présidentielle en France comme aux Etats-Unis entre autres. Ce sont deux événements qui sont assez commentés et où on entend la parole en politique comme un sujet passionnant. C’est la parole qui s’éloigne le plus du vrai et qui s’en revendique comme telle. Et pourtant, on croit. Le terme de croyance montre bien qu’il ne s’agit pas de vrai ou de faux. Quand on croit en Dieu, on ne sait pas vraiment s’il existe, sinon ce ne serait pas une croyance mais une certitude. On croit la parole qui nous est donnée quand bien même elle est vraie, quand bien même elle serait fausse, quand bien même on n’aurait pas les moyens de prouver qu’elle soit vraie.

Le statut de cette parole-là, quand elle est déconnectée du réel, pose un vrai problème, qui là, pour le coup n’est pas un problème conceptuel, de distinction, de définition, mais qui est un problème très concret, très urgent et à propos duquel il me semble qu’il est vraiment nécessaire que nous ayons tous les outils pour pouvoir formuler ce problème. Si la philosophie a une utilité, et on pose beaucoup la question de savoir à quoi sert la philosophie, alors soit on dit que ça sert à rien et du coup pourquoi êtes-vous venus m’écouter ce soir, soit on dit que ça a une utilité et certains philosophes trouvent que c’est dégradant parce qu‘il y a cette conception du philosophe dans sa tour d’ivoire qui s’occupe de concepts et qui parle à ses collègues de laboratoire ou à l’histoire de la philosophie et qui ne veut pas que sa pensée ait un impact réel sur le monde, ça existe aussi. S’il y a une définition de la philosophie qui fonctionne assez bien, c’est celle au moins, à minima, de définir les termes qu’on emploie. Finalement, on le fait très peu. Et surtout dans le domaine politique, dans l’analyse politique, on emploie des termes qu’on ne définit pas pour aller vite, c’est normal, parce-que la pensée a besoin d’avancer. Mais prendre le temps de savoir de quoi on parle sur certains sujets, c’est le premier pas nécessaire pour ensuite savoir où on se situe et comment on décide, et si on décide d’agir ou non, de prendre la parole ou pas. Le problème étant, en tant que citoyen, vous n’avez pas vraiment le choix, vous êtes embarqués comme le dirait Pascal. Vous êtes citoyens, vous avez le droit de vote donc de toute façon, votre parole est demandée. Vous pouvez choisir de ne pas la donner, mais c’est déjà exprimer quelque chose. Quitte à prendre la parole autant être formé au sens quasiment professionnel, mais ça n’est pas de mon registre, mais au moins au sens intellectuel et conceptuel du terme, de ce que signifie les mots que vous allez employer, pour savoir comment utiliser cette parole et en quoi elle est absolument nécessaire, et comment vous sentir (et là c’est peut-être le plus important) légitimes à être l’auteur de sa propre parole.

Cette parole n’est pas un mot creux, vous allez dire quelque chose et toute parole est un engagement. Si bien que le monde n’est pas simplement ce que nous faisons mais c’est aussi ce que nous en disons, ce que nous disons que ce monde est. La parole est absolument nécessaire à cet égard sinon il n’y a plus de lien, nous n’avons plus d’espace commun qui nous relie, dans lequel nous vivons, il n’y a même plus de communauté sans parole, d’où la difficulté de penser une communauté sans langue commune. Donc la distinction entre parler d’un côté, prendre la parole et agir de l’autre, elle ne tient pas. Je suis en train de parler, je suis en train de vous dire quelque chose, je suis en action. Il me semble même qu’il faut se battre contre elle parce que c’est ce qui conduit aussi à disqualifier pas que la parole, mais la pensée.

Penser que la parole est du côté du verbiage, du mensonge, du bavardage, est une manière de reléguer au second plan l’importance de ce qui est dit. Une manière de dire que l’action est plus importante et que la pensée vient après.  J’insiste car si vous comprenez que la parole est une action, vous ne pouvez pas disqualifier le raisonnement intellectuel dans votre action. En philosophie, c’est très français d’opérer cette distinction. Dans la philosophie anglo-saxonne, c’est une philosophie du pragmatisme. Je pense à Austin « dire c’est faire », parler c’est déjà agir. Ces philosophes anglais sont moins enseignés mais très utiles lorsqu’on fait appel à la philosophie pour penser quelque chose de concret. Etre l’auteur de quelque chose, agir et fonder une entreprise, professionnelle ou projet de vie, sont des choses pragmatiques et concrètes et qui, pour être réussies ne peuvent ne passer d’une réflexion.

Cela tombe bien : des personnes qui n’étaient pas du côté de l’entreprise professionnelle, ont réfléchi au sens de l’action. Dire que la parole est du côté de l’action signifie qu’elle n’est pas du côté du bavardage. On aurait tort de minimiser l’utilité du bavardage, small talk en anglais, le petit discours où l’on ne dit pas grand-chose. Le bavardage est une affaire de demi-habiles, comme le disait Pascal, à distinguer des habiles. Les demi-habiles voient des injustices et disent que les lois ne sont pas justes. Pascal dit que les lois se fondent sur la force, pas sur le fait d’être juste. La justice provient de la loi du plus fort. Le demi-habile, qui a compris que tout était arbitraire, qui dénonce une injustice, et ne fait rien d’autre que de dénoncer un état de fait, c’est celui qui s’indigne mais qui ne fait rien. Il se satisfait de dénoncer ces injustices. A l’inverse, celui qui est habile a « une idée derrière la tête », il le sait très bien ! Le nivellement par classe ne repose sur aucune justification morale. Pour mieux agir, il faut accepter un temps le monde et ses injustices, afin de le comprendre et trouver sa place dans ce monde, afin de ne pas simplement dénoncer mais agir, proposer quelque chose ! Le problème de l’indignation, qu’elle s’en tient au rôle de spectateur… Indignez-vous, oui, mais après ? Pour combien de temps ? Pour quoi faire ? Il y a une dimension pragmatique, très importante, et qui ne passe pas par ce qu’on croit, cela peut passer par le silence, par celui qui va observer. Dire que le bavardage ne sert à rien, que c’est ce qu’on veut fuir. Quand on bavarde avec des gens, avec qui on n’a rien à dire, on bavarde. C’est le cauchemar dans un repas ! D’ailleurs, bavarder, on entend « baver » dedans, de ne rien produire. Dans le bavardage, on ne dit jamais « je » mais « on ». « Comment ça va ? » « On fait ce qu’on peut… », le bavardage est cette parole qui ne peut parler en son nom, c’est la langue du « on ».

On va commencer par Heidegger, dans Être et Temps, prend l’exemple du bavardage, du « on dit » selon la traduction. Le « on dit » est celui qui ne répond pas par « je », c’est le réflexe de s’en remettre à un discours qui n’est pas le mien, un discours et pas une parole ! Un discours qui me préexiste, qui est déjà là et qui me permet de combler le vide. Oui, mais combler le vide, c’est ce qu’on fait tout le temps. Quand on bavarde, ne dit-on vraiment rien ? On dit la nécessité de combler ce vide que nous sentons car il nous est invivable, c’est notre condition quotidienne. Heidegger dénonce en un sens le bavardage pour dire que selon ses termes, c’est une déchéance du moi, du moi authentique qui sait qu’il va mourir. Il appelle ça le souci de mourir, l’angoisse de mourir. Quand j’ai le souci de mourir, toutes les actions que je vais mener dans ma vie prendront un sens car je prends en compte en permanence la fin de cette existence. C’est vivre peut-être la peur au ventre, mais aussi vivre pour de vrai, en ne faisant pas comme si je n’allais pas mourir et que tout m’était donné. Cette révélation ontologique, le sens de l’être, et vivre avec cette idée, insupportable mais vraie, est une existence authentique. Le bavardage est du côté de l’existence inauthentique.

Aloes même que Pascal dénonce le divertissement et affirme que le plus grand malheur de l’homme est de ne pouvoir rester seul dans sa chambre à ne pouvoir rien faire, parce-que pris d’ennui, il a besoin de se divertir, le divertissement dans tous les sens du terme, dont le bavardage et le travail non motivé par des nécessités financières. Bref, tout ce que nous faisons pour ne pas rester tranquille dans notre chambre pendant plus d’une heure. Pourquoi deux philosophes aussi différents que Pascal et Heidegger font ce constat ? Car rien n’est plus difficile pour l’Homme de constater en face sa finitude. L’homme va mourir, on en est sûr et on ne sait pas quand, et le monde en est indifférent à notre existence. Nous n’avons pas demandé à être en vie et personne ne l’a demandé, le miracle c’est que nous le sommes. Il est très difficile d’accepter cette condition de notre existence sans recouvrir cette vérité terrible et qu’on essaie d’occulter. Le divertissement, et le bavardage peut être entendu de la sorte. Heidegger reconnaît une dimension positive au bavardage, de cette vie quotidienne déchue de cette vie authentique. C’est notre lot commun. Pascal ne dénonce pas le divertissement et dit que c’est selon lui la seule manière que nous avons de pouvoir nous accommoder de notre finitude. Reconnaître que Dieu existe et peut nous choisir nous aiderait davantage, mais il a une certaine tendresse, nous sommes des êtres humains avec nos faiblesses et nos peurs, et notre incapacité à accepter cette réalité-là.

« On dit », selon les termes heideggérien, qui lui a une parole compliquée, difficile à lire. Mais cette idée est assez claire et intuitive : cette expérience de l’idée même de la mort nous la faisons tous. Ce bavardage-là est peut-être un moi déchu, qui ne voit pas les choses en face. C’est un moi non philosophe en d’autres termes. Mais en même temps, il le sait lui-même. Il ne faut pas forcément dénoncer le bavardage comme quelque chose d’inutile car quand nous bavardons, nous savons très bien que nous sommes en train de bavarder, de ne rien dire, et que finalement celui qui n’a rien compris est celui qui pense, fièrement, dénoncer le bavardage en l’affirmant. Mais nous le savons bien ! Le bavardage est l’expression que l’on essaie de faire comme on peut, qu’on n’a pas toujours de sens à délivrer, de message à faire passer et qu’on ne peut pas toujours regarder la vérité de notre existence en face. Celui qui bavarde assume sa position au-dessus du vide. Deux bavardeurs, sont comme deux trapézistes qui ont besoin de se toucher pour se rassurer et ne pas être seul dans cette détresse. Le bavardage est cette espèce de chorégraphie orchestrée au-dessus du vide qui met en scène la propre vacuité de notre existence, qui semble à la fois la redoubler et en même temps, nous aide à conjurer le vide par ses figures imposées.

Le bavardage, c’est un peu comme Catherine et Liliane, elles n’existent que par des ragots et des commentaires. On se divertit devant deux personnes qui bavardent, on rigole de nous-même in fine ! Le bavardage est-il une prise de parole ? Oui, on ouvre la bouche et on émet des sons. Mais en même temps, c’est une parole redondante, on parle pour ne rien dire. C’est déjà beaucoup, c’est exprimer l’absurdité de l’existence, comme le théâtre de l’absurde de Ionesco. Le bavardage dans sa dimension ontologique est ce à quoi nous sommes réduits quand on n’avons plus rien à dire. Dans Oh les beaux jours de Beckett, c’est Willie par exemple. Elle a quelques souvenirs, mais ne dit rien pendant 1h30 ! Dans la pièce Rhinocéros de Ionesco, où il joue sur les mots, instille un malaise et nous fait rire, c’est très important. C’est beaucoup plus que le langage qui croit dire quelque chose mais qui ne dit rien. Le discours énonce quelque chose de pré-écrit, c’est un acte de langage. La parole module le langage, elle l’incarne et laisse de la place à tout ce qui dépasse le langage. Ce que dénonce le bavardage, ce décalage entre forme et fond, c’est que le langage pointe le réel, c’est un mode d’accès plausible vers la réalité. Mais ce n’est pas du tout sûr. A l’image du bavardage, le langage nous permet-il de nommer le monde ?

Philosophiquement, deux options : soit on part du principe que le langage nomme les choses, ou bien on part du principe qu’il s’agit d’un outil complètement arbitraire, le micro aurait pu s’appeler bouteille dans un autre langage. Le langage nomme-t-il la réalité ou le produit-il ? Qu’est-ce que le monde sans le mot « monde » ? Cette opposition entre les deux conceptions se retrouve dans le dialogue de Platon intitulé Cratyle. D’un côté, Hermogène, qui soutient que le langage est le résultat de conventions, qu’il n’y a pas de fondement naturel au langage. De l’autre, Cratyle, pour qui le langage est fondé en nature : les mots eux-mêmes renseignent sur la réalité. Pour lui, le langage EST le monde, contrairement à Hermogène qui affirme que le langage RÉVÈLE le monde.

Avant Socrate, Héraclite était le premier penseur à affirmer qu’il n’y avait de monde que dans la parole. Quand je me tais, plus de vérité est possible. Socrate tient une position médiane : pour lui, lien entre langage et réalité, ce n’est pas purement arbitraire car le langage aurait été inventé par une intelligence supérieure (Dieu). L’homme doit avoir accès à l’idée, au monde. Contre Cratyle, il affirme que nous avons accès à cette vérité, par la philosophie. On pensait que l’intelligence nous permettait d’accéder au bonheur, c’était une époque très chrétienne. Pour Socrate, les mots sont faits pour imiter la nature. Les mots ne seraient que des images des pensées. Dans le langage, c’est difficile d’arriver à l’origine-même du langage. Dans le Phèdre de Platon, où il dénonce la corruption de la parole dans l’écrits. Dans le mythe de l’invention de l’écriture de Toeth, le Dieu égyptien. Socrate laisse ici entendre que l’écrit tue l’oral, car il fige la parole. Socrate est un philosophe de la parole, il craint que l’écrit fige le sens de la parole : « Quand, une fois pour toutes, il a été écrit, chaque discours va rouler de droite et de gauche et passe indifféremment auprès de ceux qui s’y connaissent, comme auprès de ceux dont ce n’est point l’affaire ; de plus, il ne sait pas quels sont ceux à qui il doit ou non s’adresser. Que par ailleurs s’élèvent à son sujet des voix discordantes et qu’il soit injustement injurié, il a toujours besoin du secours de son père ; car il n’est capable ni de se défendre ni de se tirer d’affaire tout seul. » Parler, c’est être l’auteur de sa propre parole, de ses actes. Le texte ne peut plus parler, il a un statut orphelin. La parole se dénature à l’écrit, en langage et en discours, on perd l’acte-même de la parole.

Le langage comme convention : quand on prend la parole, on dit quelque chose, on pèse sa parole. Mais il y a un drame : la personne qui prend la parole, qui dit « je », exprime quelque chose qu’elle pense et veut faire. Mais pour ce faire, unique recours au langage, qui existe depuis des siècles. Ainsi, je dois faire bien à travers la parole un langage qui n’a pas besoin de moi pour exister. Comment faire entendre ce « je » au sein de ce monde commun qu’est le langage. Il faut arriver à prendre la parole avec des mots qui ne sont pas les nôtres. Dans le geste artistique, on retrouve une prise de parole non langagière. On retrouve aussi une dimension politique entre le « nous » et le « je ». Que retrouve-t-on derrière le mot « je » ?

« Je », c’est exprimer sa singularité à travers des moyens objectifs et collectifs. Par exemple dans les dissertations, on écrit « on pense que ». Mais l’auteur des dissertations, ce n’est pas « on », mais « je » ! Si on part du principe que le « je » est illégitime à exprimer sa pensée, alors qui parle ? Aujourd’hui, on a tendance à dénoncer le « je », celui anonyme sur Internet, que l’on dénonce par exemple. Sous forme anonyme, on dit quelque chose sans le revendiquer, on n’entend pas un argument, car non signé et non assumé. Ce « je » qui prend la parole, c’est celui qui fait entendre sa voix, tout ce qui, dans la prise de parole, détermine ce qui est dit. C’est à travers cette manière de dire qu’est déterminée la parole, on doit entendre l’importance de la voix, du ton, de la tonalité. Si c’est revendiquer une action en son propre nom, on doit également revendiquer une manière de faire. C’est une dimension très peu présente, très peu étudiée. On ne parle jamais de manière abstraite.

Dans les textes de philosophie s’exprime la singularité d’une personne, avec son caractère. Il faut garder une distance vis-à-vis du texte. Il n’y a pas de parole meilleure que d’autre. La parole est absolument égale, pas de meilleure parole que d’autres. Cette égalité absolue dans la prise de parole se conquiert par une forme de revendication, d’une forme de parole qui n’est pas un mimétisme.

Le philosophe américain Emerson, du XIXème siècle, est peu étudié en France (la question de la parole est bien plus étudiée là-bas qu’ici, du fait qu’il s’agisse d’un pays plus jeune et qui s’est questionné sur ce qu’est la culture américaine). Pasteur enseignant à Harvard, il lance un appel à l’indépendance culturelle : « Cessez de courtiser les muses de l’Europe. » Détournez-vous du sublime, du grandiose, du romantisme, regardez à vos pieds ! C’est le début de la pensée de l’ordinaire. Ce sont eux qui revendiquent cette prise de parole, ce « je ». Il exhorte les étudiants d’Harvard à arrêter de lire ce qui a déjà été dit, mais pour dire ce qu’ils pensent ! On peut penser au cercle des poètes disparus. Self-reliance est l’ouvrage phare d’Emerson, comme L’intellectuel américain. Le premier ne fait que 15 pages et il prône la prise de confiance en soi, car on s’exprime dans sa singularité. Lorsqu’une personne ne fait que répéter les idées des autres, il n’y a aucun progrès dans les idées. Le philosophe ne peut non plus tourner le dos à l’époque, sinon il s’adresserait aux morts et à ses collègues de laboratoire… Il faut croire en notre légitimité à prendre la parole, à occuper notre espace dans l’espace public.

Cette difficulté à dire « je », à lui trouver une place au sein du « nous ». Revenons au drame du langage évoqué auparavant. On retrouve l’apparition du « je » dans Descartes (« Je pense donc je suis. ». Dans les Méditations, il essaye de savoir non seulement si on peut prouver l’existence du monde à travers un scepticisme méthodique, mais que si les mots sont trompeurs et qu’on n’a aucun moyen de trouver l’existence, si on peut tout mettre en doute, que reste-t-il ? On se rend compte qu’il n’y a pas réellement de réponse à ce scepticisme. Il n’est pas que méthodique mais vécu. Aucune preuve absolue de ses expériences. Quand on investit pas le langage de manière universelle, qu’on se rend compte que tout vient d’une convention subjective, qui ne peut s’assurer que ce qu’elle dit est entendu, prouvé en raison. Descartes nous fait aller encore plus loin : ce « je » ne peut être réellement fondé. Descartes dit « Je suis donc j’existe. » Ce n’est pas parce—que je suis donc j’existe, c’est parce que je dis que je suis que j’existe, dans cette dimension temporelle du fait d’être en train de dire « je », qui peut très bien ne renvoyer à aucune réalité. Le pouvoir même de dire « je » prouve que je suis en train de le dire. On ne doit pas omettre la phrase suivante qui se demande pour combien de temps je suis. D’où le tweet, une espèce de bouteille à la mer, je dis quelque chose, j’existe. Peut-être qu’on me répondra, peut-être que non. C’est un acte ontologique, un appel à interférer dans un espace public, qui n’est pas la preuve par autre chose que par la parole. Un signe équivaut à une parole.

Enfin, sur la prise de parole. Il y a quelque chose de très important. J’ai beaucoup insisté sur le scepticisme et dit que la parole devait s’assumer comme telle, comme si je n’avais aucun doute, qu’en tendant ma main, quelqu’un allait s’en saisir en retour. C’est un acte de foi quasiment, un acte de courage. Mais il est toutefois important de ne pas complètement déconnecter la parole des faits, sinon elle ne dit plus rien. On ne peut déconnecter complètement la parole de toute forme de réalité et de fait. Il y a un moment où l’on doit suspendre le doute, même si on ne peut prouver la réalité de ce qu’on avance. Sinon, c’est le drame, la catastrophe, y compris politique. Pourquoi ne peut-on pas accepter le scepticisme absolu ? Que le langage est flottant ? Ce n’est pas dans la communication quotidienne, on s’en sort toujours. Le vrai problème de déconnecter la parole des faits, c’est quand on dit « Oui, il y avait autant de monde à mon investiture qu’à celle du dernier président ». Il y a un problème, celui des faits alternatifs, comme l’affirme le porte-parole de Donald Trump. Les photos avaient montré que le nombre de personnes présentes à l’investiture de Donald Trump était bien moins important que pour celles de Barack Obama. Dans ce cas, comment renier cette réalité, face aux preuves ? On peut dire que c’est un complot, que ça a été trafiqué. Pour justifier le tout, on en vient à dire que j’ai raison, selon une autre réalité. C’est là le danger, quand on ne peut se mettre d’accord sur le monde, quand on déconnecte le monde de la réalité, on tourne complètement à vide.

Concernant les hommes politiques, on ne peut différencier le vrai du faux. On pourra s’en étonner que certains continuent de prendre les discours des hommes politique dans les campagnes. Sans baigner dans le cynisme pessimiste, il s’agit d’une grande lucidité. Dans le cas de Trump, évoquer une autre réalité est effrayant, il vit dans une autre réalité que la nôtre, que celle peuplé par les gens que nous sommes. Il s’agit d’une réalité fictive. Il s’agit de preuves évidentes de la nécessité de réinvestir la prise de parole à l’échelle individuelle et pas que politique. En démocratie, nous votons pour que quelqu’un nous représente, en étant censé parler en notre nom. On n’a pas de meilleure façon aujourd’hui de penser l’exercice de notre démocratie. Personne ne peut se substituer à nous-même : le représentant représente le pays, non chaque individu. Il faut avoir conscience de cette nécessité de définir le monde dans lequel nous sommes, de ce que peut faire la parole quand elle s’adresse à une autre réalité.

Le mensonge est aussi réel que la vérité. Ce n’est pas par la réalité mais par les faits. Dans certains registres il est indispensable de s’en référer aux faits. L’importance de proposer un monde dans la prise de parole, de postuler l’existence du monde commun, on le retrouve dans la philosophe Hannah Arendt (ce dont Finkielkraut avait parlé). Dans La condition de l’homme moderne, elle parle de la promesse et du pardon. Elle affirme que si le pardon n’était pas de ce monde, on ne saurait se délivrer des conséquences de notre action. Il faut pardonner pour avancer. Le pardon est un mot. Comme la promesse, le pardon sont deux actes réduits à des mots, des mots qui ne sont que des actes. Sans pardon, on ne se déleste jamais du poids des actes. Sans pardon, sans promesse, on fait face à un immobilisme qui nous empêche d’avancer. C’est ce qui nous permet de tracer une direction, de tracer un « nous » qui nous permet d’exister, c’est cet engagement entre deux personnes. On n’a de cesse de dénoncer des promesses non-tenues des hommes politiques, mais il faut s’accommoder de l’ambivalence de la parole des hommes politiques.

Pour terminer, la parole ne passe pas forcément par l’acte du langage. J’aimerais insister sur l’importance du silence. Le silence est premier, tout ce que nous disons ne viennent qu’habiter, sculpter le silence. Camus parle du silence du monde, de la rencontre entre le désir éperdu de l’homme qui veut trouver un sens et le caractère complètement irrationnel du monde. On a différentes qualités de silence : soir d’été, foule perplexe, gêne. Il faut composer avec cette dimension du langage. Parfois, la prise de parole dans le silence est plus efficace que celle qui ne fait que répéter sans parler.

On peut finalement se demander si ce n’est pas dans le silence qu’on entend mieux la parole d’un homme qui tente d’exister.