Nous allons nous intéresser ici à un (magnifique) poème de Baudelaire intitulé « Spleen – LXXVI », qui se trouve dans la section « Spleen et idéal » du recueil Les Fleurs du Mal.

Ce poème de vingt-quatre alexandrins est composé de trois parties de tailles très inégales. La première n’est composée que d’un seul vers (ce qui constitue une infraction à la norme des strophes) : « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans ». La seconde partie, dans laquelle le poète s’assimile d’abord à un cimetière puis à un vieux boudoir, commence au vers 2 et s’achève au vers 14 ; enfin, la troisième, dans laquelle Baudelaire montre comment l’excès de mémoire le plonge dans un profond ennui, débute au vers 15 et se termine au vers 24.

Ce poème s’inscrit dans la droite ligne d’une critique de la mémoire caractéristique de l’atmosphère intellectuelle du XIXe siècle. Cette faculté autrefois si glorifiée, de Platon à Schopenhauer, est au siècle de l’Histoire sous le feu des critiques. Nous avions déjà vu, chez Nietzsche – Nietzsche, L’oubli comme condition de la vie –, une critique philosophique de l’excès de mémoire, qui fait obstacle au mouvement de la vie et menace l’essor de la civilisation. Cette fois-ci, avec Baudelaire, nous allons voir en quoi la mémoire est cause de spleen.  L’excès de souvenirs provoque un ennui profond chez le poète, ennui qui finit par le conduire à la pensée de la mort.

Problématique

Bien qu’il s’agisse d’un poème, et qu’il n’ait pas pour vocation de répondre clairement à une problématique philosophique, nous pouvons tout de même le considérer comme répondant à la problématique suivante : Faut-il se souvenir de tout ?

I – La pesanteur de la mémoire

1) De l’originalité du vers

La première chose qui frappe le regard du lecteur est ce premier vers, isolé, qui ouvre le poème. L’analyse formelle révèle d’autant plus le caractère anormal de ce vers dans l’ensemble du poème. En effet, les rimes sont plates et respectent la règle classique de l’alternance entre rime féminine et rime masculine.  On voit donc que le premier vers est séparé du second, avec qui il forme néanmoins un couple du fait de la rime (« mille ans » et « bilans »). De cette manière, le vers est isolé et immédiatement remarquable par le lecteur : il n’est relié ni au vers avec qui il forme un couple, ni à d’autres vers pour pouvoir former une strophe à part entière. Cette anormalité – réduire une strophe à un seul vers – a une utilité bien précise.

Par ce procédé, qui s’apparente au contre-rejet, Baudelaire a en effet voulu mettre en évidence le premier vers, lui conférant ainsi quasiment un statut de titre. Cette phrase-vers (« J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans. ») permet au poète, qui s’exprime à la première personne, de souligner la charge exceptionnellement importante de sa mémoire : ce qui est dit ici, c’est que la quantité de souvenirs qu’il possède est supérieure à celle qu’aurait un homme ayant vécu un millénaire.

Rime plate

Une rime est dite plate lorsque les rimes sont construites en « aabb ».

– Rime féminine/rime masculine

Une rime est dite féminine lorsque le mot s’achève par un « e » muet (ex. : gloire, farouche, etc.) ; si ce n’est pas le cas, il s’agit d’une rime masculine.

Contre-rejet

On parle de contre-rejet quand le poète place en fin de vers un mot ou un groupe de mots qui appartiennent, par la syntaxe et le sens, au vers qui suit.

2) Le culte civilisationnel de la conservation (v. 2 à 4)

Naturellement, nous sommes censés avoir une quantité de souvenirs proportionnelle à notre durée de vie. Le nombre de souvenirs disponibles chez un individu doit être équivalent au temps que celui-ci a vécu. Comment expliquer que Baudelaire, lui, dispose d’une quantité de souvenirs qui dépasse sa durée de vie ? Eh bien, Baudelaire a la chance – ou la malchance, semble-t-il… – de vivre au sein d’un siècle, d’une civilisation, qui voue un culte à la conservation des souvenirs.

La société nous enjoint à conserver un nombre de souvenirs beaucoup plus important que ce que nous aurions conservé naturellement, à savoir le strict nécessaire. De quelle manière ? Par la valorisation de la mémoire plutôt que de l’oubli (de Platon à Schopenhauer), l’apprentissage par cœur lors de l’éducation, l’invention de l’écriture, etc. Tout ces instruments de transmission du savoir servent à accroître notre capacité à accumuler des souvenirs.

Si le XIXe siècle est le siècle de l’Histoire, il est aussi celui où émerge la bureaucratie : nous avons institutionnalisé la conservation des souvenirs à l’échelle collective. Dans la société bourgeoise s’accumule ainsi une quantité pharaonique de souvenirs, qu’évoque Baudelaire dans ce poème. Les membres de la bourgeoisie décrite par Baudelaire disposent de meubles lourds et encombrants : « un gros meuble » où s’amassent des « bilans », des « vers », des « billets doux », etc. En somme, que ce soit dans le cadre de sa vie économique (papiers en tout genre) ou dans celui de sa vie affective et sociale (lettres d’amour), l’Homme est encombré de souvenirs et d’objets.

II – La mémoire est un cimetière

Souvenez-vous : nous avions vu, dans l’article Saint Augustin, La puissance de la mémoire, que la mémoire était dépeinte par le philosophe comme un magnifique palais dans lequel sont entreposés les plus beaux trésors. Quel contraste entre cette description élogieuse de l’antique Augustin et celle du moderne Baudelaire, qui nous brosse de la mémoire un portrait plus que macabre !

1) L’encombrement du « triste cerveau » (v. 5 à 7)

Plus encore que la bourgeoisie, le poète conserve en lui une quantité de souvenirs qui encombrent son « triste cerveau ». Si les objets qui permettent aux bourgeois d’accumuler leurs souvenirs sont « gros », ils sont bien moins vastes que la mémoire du poète.

Celle-ci est une « pyramide », soit l’objet qui a nécessité l’effort le plus considérable de toute l’histoire de l’Antiquité pour conserver le souvenir des glorieux défunts. En Égypte ancienne, les pyramides étaient des monuments mortuaires gigantesques qui visaient à conserver pour l’éternité les corps des rois et des notables, pour les soustraire à la corruption naturelle.

2) Les souvenirs : une accumulation de « cadavres » encombrants (v. 8 à 10)

Les pyramides servent à conserver collectivement des corps ; mais la mémoire du poète, comparée à ces monuments funéraires, sert à une conservation individuelle. Elle ne contient pas de momies, mais des souvenirs semblables à ces cadavres. Ainsi s’amorce le rapprochement entre la mémoire et la mort, qui se poursuit avec l’utilisation de l’image « d’immense caveau ». Mais le nombre de « cadavres » – de souvenirs – que contient la mémoire du poète est supérieur au nombre de morts que l’on trouve dans une « fosse commune » (déjà censée contenir un nombre très élevé de défunts !).

En comparant sa mémoire à des monuments de très grande importance, comme les pyramides, ou à des lieux de grande taille (la fosse commune), Baudelaire insiste sur la grandeur incommensurable du nombre de « souvenirs » qu’elle contient.

Du vers 8 au vers 9, il assimile le poète, c’est-à-dire lui-même, à un cimetière, et les vermisseaux à des vers poétiques. Si le poète est un cimetière, les vers qu’il compose sont comme les vermisseaux qui rongent les cadavres qui se trouvent dans ce lieu. Quand on sait que les vers ont une fonction mnémotechnique, c’est-à-dire qu’ils servent à se souvenir, on comprend que le poète est rongé par sa propre mémoire, comme les cadavres sont dévorés par les vers.

Ces longs vers, de douze syllabes, tourmentent le poète : ils ont une fonction de remords (« comme des remords »). C’est en se souvenant que l’on éprouve du remords ; cette douleur vient du fait que les vers s’attaquent aux morts « les plus chers » (v. 10), c’est-à-dire ceux qui peuvent le plus souffrir d’être dévorés par des vers et donc par les souvenirs les plus récents (les autres morts, souvenirs plus anciens, ne sont plus que de la poussière).

3) L’excès de mémoire annihile la vie et change le poète en un objet insensible (v. 11 à 14)

Après s’être comparé à des monuments funèbres, le poète va dans ces vers s’identifier à un lieu : le « vieux boudoir ». Un boudoir est un petit salon élégant, réservé à l’usage des femmes. Le caractère ancien de ce lieu, puisque c’est un boudoir qualifié de « vieux », rappelle le cimetière précédemment évoqué. Étant un boudoir inactif, il est comme un cimetière qui conserve les souvenirs des femmes venues l’utiliser. Il ne contient plus que des restes de la vie et de l’amour de ces femmes. Les objets qui encombrent le vieux boudoir sont des « roses fanées », un « fouillis » d’objets liés à des « modes surannées », c’est-à-dire anciennes et dépassées.

Le poète, devenu un boudoir inactif, n’est plus capable de respirer l’odeur du parfum, qui émane d’un « flacon débouché ». Or, nous savons que le parfum représente l’élément vital par excellence chez Baudelaire. S’il n’est plus capable de le respirer, c’est-à-dire s’il n’est plus capable de vivre, c’est bien parce qu’il est étouffé par le poids de ses souvenirs. Ce n’est pas lui qui respire ce parfum, mais des objets, des « pastels » dont l’auteur nous est inconnu.

Le poète se présente donc d’abord comme un « cimetière » puis comme « un vieux boudoir ». Ainsi, il devient un objet au fil du poème, le « je » laissant place aux objets, qui perdent tout élan vital. Ses souvenirs sont comme des vers qui rongent petit à petit un cadavre, ils l’empêchent de ressentir des sentiments amoureux ou de respirer les effluves du parfum, élément vital par excellence.

Assommé par le poids d’une infinité de souvenirs, dont la quantité est supérieure à celle d’un homme quasi immortel, il est figé dans l’Histoire et est incapable de vivre. Coincé comme ses congénères dans un siècle où l’on fait le culte de l’Histoire et de la conservation, ses souvenirs l’immobilisent et le tuent, lui et sa civilisation, au fur et à mesure.

III – L’excès de souvenirs cause l’ennui et la mort

1) Le culte de la mémoire cause l’ennui (v. 15 à 18)

De cet excès de souvenirs découle un profond ennui : le fameux spleen. Les journées qui défilent, accompagnées par leur lot de souvenirs, sont telles de « lourds flocons ». On trouve déjà cette image de la neige qui tombe pour désigner le temps qui passe chez François Villon (« Mais où sont les neiges d’antan ? »).

Mais cette fois-ci, loin d’être une sensation agréable, cette neige, qui par définition est légère, se fait lourde et pesante. Les « lourds flocons des années » accablent le poète et le plongent dans le spleen. Baudelaire accentue d’autant plus cet effet de lourdeur du temps qui passe que « journées » et « années », tous deux au pluriel, se renforcent mutuellement parce qu’ils riment, et que les adjectifs qui les précèdent, « boiteuses » et « neigeuses », riment ensemble.

Nous voyons ainsi que dans cette succession illimitée de « journées » et d’« années » qui défilent, les flocons tombent inlassablement de manière monotone sur le poète-cimetière. Cette idée de monotonie du temps qui passe prépare à l’idée suivante, celle d’ennui. L’ennui, mis en avant par le rejet qui en souligne le caractère central dans ce poème, est défini paradoxalement par son « immortalité ». Que recherchent toutes ces civilisations, de l’Antiquité au XIXe siècle, si ce n’est l’immortalité des souvenirs qu’elles veulent conserver ? Seul l’ennui réussit ce tour de force. En cultivant démesurément notre mémoire, ce ne sont pas pour nous les souvenirs qui deviennent immortels, mais bien l’ennui.

2) L’excès de mémoire tue le poète (v. 19 à 24)

Au tiret précédent, dans la seconde partie du poème, Baudelaire utilisait le « je », s’identifiant ainsi à un cimetière. Désormais, dans le second et dernier tiret du poème, le poète étant devenu un objet s’adresse à lui-même à la seconde personne. Il se voit dans cet état d’objet (mort) et non plus de je (vivant) : « – Désormais tu n’es plus, ô matière vivante ! ». Il se considérait comme « matière vivante », ce qui peut désigner à la fois un végétal, un animal ou un homme, bref un être doté de sensibilité et de fonctions vitales.

Mais cette « matière vivante » (Baudelaire) « n’est plus » : il est désormais une matière inanimée. Plus précisément, il nous dit au vers suivant qu’il est devenu un bloc de « granit » : « Désormais tu n’es plus, ô matière vivante ! // Qu’un granit… »). Il devient un objet qui permet aux hommes de transmettre leur mémoire : le granit est la pierre par excellence sur laquelle les Grecs écrivaient les textes qu’ils voulaient rendre immortels.

À force d’être englué dans des souvenirs, dans un siècle où tout doit devenir mémoire, le poète devient lui-même un monument mémoriel, mais perd ainsi son élan vital. Mais loin d’être objet de respect et de culte, comme le sont souvent ces types de monuments qui ont vocation à perdurer dans le temps, lui est « entouré d’une vague épouvante ». Il saisit d’inquiétude ceux qui l’entourent. Mais ce bloc de « granit » est isolé « dans le fond d’un Sahara brumeux » : seul dans un désert, il finit par devenir un sphinx. Non pas le Sphinx célèbre du plateau de Gizeh, mais un sphinx isolé et inconnu du monde. C’est un sphinx qu’aucune civilisation n’a pu connaître, et donc qui n’a pu être conservé en mémoire, figé dans l’éternité.

Cette étrange réincarnation, ou plutôt cette pétrification est difficile à comprendre : assistons-nous bien à une renaissance du poète dans un objet inanimé ? Cela ne semble pas être le cas, car le sphinx se révèle être vivant : il est doté d’un état d’esprit (« humeur ») et, selon ses caprices, « ne chante qu’aux rayons du soleil qui se couche. » Cette réincarnation semble être la dernière, puisque ce chant est certainement un chant d’adieu à un monde qui s’écroule sous le poids de la mémoire.

Ainsi, le poète accablé par l’excès de souvenirs qui caractérise son monde meurt et se change en objet. Il va jusqu’à devenir un gigantesque monument perdu et isolé, et qui, dans un dernier chant, fait ses adieux à cette civilisation qui conserve trop de souvenirs.

À lire pour les curieux…

  • Si vous êtes passionnés de poèmes baudelairiens, ou bien si vous souhaitez lire d’autres analyses de poèmes de Baudelaire pour le concours, je vous recommande la lecture d’un ouvrage en particulier. Il s’agit de Baudelaire, Les Fleurs du Mal de Mario Richter aux éditions Slatkine. Je me suis appuyée sur sa brillante lecture de « J’ai plus de souvenirs » pour rédiger cet article, car son ouvrage est une lecture intégrale du fameux recueil de poèmes de Baudelaire, lecture extrêmement détaillée et pointue. Vous pourrez facilement le trouver en bibliothèque. 😉

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