Quelques mots sur l’auteur et son ouvrage

Ribot est un philosophe du XIXème siècle, considéré comme le fondateur de la psychologie formée en tant que science, en France. Il introduit en France les travaux de psychologie expérimentale, réalisés en Allemagne et en Angleterre. Il est à retenir qu’il défend l’usage de la méthode expérimentale, en rupture avec le sens commun et s’oppose ainsi à celle de l’introspection, utilisée classiquement jusqu’alors en psychologie philosophique (voir notre article sur l’épistémologie des sciences sociales !)

Nous allons nous intéresser à un texte, publié en 1902 et qui se trouve dans son célèbre ouvrage, Les Maladies de la mémoire de la p. 94 à 96.

Nous étudierons l’extrait à partir de “1° Il est d’observation…” jusqu’à “et restauré toute entière quand il mourut.

Nous nous sommes appuyés sur l’extrait qui se trouve à la fois dans le GF Corpus d’Alexandre ABENSOUR et sur ce site internet. 

La question philosophique posée dans ce texte

Ribot pose la question suivante : quelles sont les lois qui régissent le fonctionnement de la mémoire ? 

La thèse défendue par Ribot

D’après Ribot, il y a une loi de la mémoire : celle de l’amnésie rétrograde, selon laquelle le phénomène d’oubli frappe tout d’abord les faits nouveaux (les moins stables et les moins organisés de la mémoire) puis les faits les plus anciens (les plus stables et les plus organisés de notre mémoire, et ainsi qui forment notre personnalité).

Cette loi se présente d’après lui comme une “vérité objective” : si le phénomène d’oubli suit cette loi, le phénomène de remémoration suit la même loi. Nous nous remémorons tout d’abord de ce qui est le plus stable, c’est-à-dire de ce que nous avons oublié en dernier, pour enfin nous souvenir de ce que nous avons oublié en premier : les faits les plus instables dans notre mémoire.

Le développement

Le texte est très bien écrit, et très bien construit : je vous invite à le lire avant de découvrir notre brève analyse. Celui-ci est construit en 4 points : chacun d’entre eux constitue un point d’argumentation.

1) Le paradoxe de l’oubli : “le nouveau meurt avant l’ancien”

En cohérence avec sa démarche expérimentale, qui consiste à rompre avec le sens commun et les prénotions, Ribot rappelle à quel point le commun des mortels – à savoir vous et moi – sommes à côté de la plaque concernant le phénomène d’oubli.

Si notre intuition nous porte à croire que c’est le passé qui est davantage susceptible d’être oublié que le présent, Ribot affirme qu’à l’état pathologique (en cas de démence) les faits prouvent qu’au contraire, le présent s’efface avant le passé. 

Pour prouver cela, Ribot va s’appuyer sur des arguments biologiques : la démence entraîne la dégénérescence de cellules nerveuses situées dans le cerveau, et où se trouve notre mémoire, ce qui ne permettra plus à cette dernière d’ancrer en elle des faits nouveaux.

Si le fait est totalement neuf, il ne s’inscrit pas dans les centres nerveux ou est aussitôt effacé

  • Ainsi, la mémoire n’est plus considérée comme une faculté parmi d’autres de l’âme humaine, mais comme ancrée dans le système nerveux : elle est un objet d’étude scientifique.

2) Le “fond ancien” est ensuite affecté

Le “fond ancien” est frappé dans un second temps par l’oubli

L’analyse du cas pathologique, celui de la démence, a permis à Ribot d’affirmer que la mémoire consciente (celle que nous avons du présent) est la plus vulnérable face à l’oubli. Il montre ensuite que le “fond ancien” c’est-à-dire ce qui constitue la mémoire inconsciente peut également, dans un second temps, être menacé par l’oubli.

Ce “fond ancien” se constitue de deux sortes de souvenirs : les souvenirs intellectuels (connaissances scientifiques, mathématiques, etc.) et les souvenirs affectifs. Ces deux types de souvenirs sont susceptibles d’être oubliés, ce qui s’explique par une dégénérescence aggravée du cerveau humain, où se situe la mémoire.

Les facultés intellectuelles sont plus vulnérables que les facultés affectives

Ribot établit une hiérarchie entre facultés intellectuelles et facultés affectives : ces dernières sont moins susceptibles d’être oubliées car elles sont innées, tandis que les premières sont acquises.

En effet, la loi de l’oubli s’explique par le caractère plus ou moins stable dans notre mémoire des souvenirs : les plus récents souvenirs sont les plus instables car ils sont les moins ancrés dans notre centre nerveux, car nous ne les avons pas suffisamment répétés.

Les facultés intellectuelles sont acquises et donc moins ancrées en nous-même, alors que les facultés affectives sont innées, et ainsi plus profondément ancrées en notre corps. Les souvenirs stables ont été acquis par répétition et habitude, ils font partie de notre corps : ils sont organisés et reliés aux autres souvenirs dans notre mémoire ; ce qui n’est pas le cas des souvenirs “neufs”, instables par essence car non intériorisés.

Nos viscères, nos muscles, nos os, tout, jusqu’aux éléments les plus intimes de notre corps, contribuent pour leur part à les former [les sentiments]

Les oublier c’est nous oublier : les facultés affectives forment notre identité, ce qui confirme la thèse de Leibniz et infirme celle de Locke… A un tel stade de désorganisation de la mémoire, c’est la personnalité même de l’individu qui finit par disparaître, en faisant disparaître ce qui doit être le plus ancré en nous : notre mémoire inconsciente et automatique. 

Nos sentiments, c’est nous-mêmes ; l’amnésie de nos sentiments, c’est l’oubli de nous-mêmes.

3) La loi de l’amnésie rétrograde

De ce constat, Ribot comme un mathématicien ou un physicien, tire une loi : celle de l’amnésie rétrograde. La destruction de la mémoire se réalise étape par étape, elle détruit d’abord ce qui est le plus instable pour affecter ensuite le plus stable.

La destruction progressive de la mémoire suit donc une marche logique, une loi. 

Les souvenirs stables sont les souvenirs organiques : ils appartiennent au corps. Ils atteignent un degré d’organisation maximal : ils sont reliés aux autres souvenirs, sont parfaitement maîtrisés et intériorisés par l’habitude voire de manière innée dans le cas des sentiments, c’est pourquoi ils sont les plus résistants face à l’oubli. A contrario, les souvenirs instables sont les moins organisés : ils n’ont pas été fixés dans le cerveau et peuvent facilement disparaître.

Pour résumer 

1) Ribot considère la mémoire, non plus comme une fonction de l’esprit parmi d’autres (intelligence, affection, etc.) mais comme une fonction centrale du centre nerveux.  Ribot fait ainsi de la mémoire un objet d’étude scientifique, que l’on peut étudier à partir de la méthode expérimentale : c’est pourquoi il est le père de la psychologie expérimentale. 

2) Cette méthode, selon Ribot, permet de mettre en lumière, grâce à l’étude d’un cas pathologique, la loi de l’amnésie rétrograde : nous commençons par oublier les faits les plus nouveaux, ceux qui font parties de notre mémoire consciente, pour ensuite, aux degrés de désorganisation de la mémoire les plus élevés, oublier les faits anciens, inscrits dans notre mémoire organique (inconsciente et automatisée par la répétition).

3) Les faits nouveaux ont pour particularité d’être instables : ils sont à un état nouveaux dans la mémoire, celle-ci ne les a pas intériorisé et sont ainsi ni reliés aux autres souvenirs, ni résistants à l’oubli. Les faits anciens sont quant à eux plus susceptibles de résister à l’oubli car ils sont fortement intériorisés par l’individu : toutefois, les facultés intellectuelles sont plus vulnérables que les facultés affectives en raison de leur caractère acquis. Oublier les facultés affectives, celles qui sont les plus inscrites dans notre corps, c’est perdre son identité.

  N’hésitez pas à lire nos autres analyses ICI 😉