Education et croissance

En 2004, P. Aghion et E. Cohen publient Éducation et croissance dans lequel ils développent une analyse à la fois inspirée des théories macroéconomiques de la croissance, de la théorie microéconomique des incitations et de l’analyse sociologique du fonctionnement de notre système éducatif. Si l’éducation revêt une importance cruciale dans nos sociétés modernes en tant que facteur de cohésion nationale et vecteur de justice sociale, elle pourrait aussi s’avérer être moteur de la croissance économique. Afin de traiter ce thème qui pourrait constituer un sujet complet aux écrits et de faciliter ton apprentissage, on raisonnera directement sous la forme d’une dissertation.

Introduction

Les notes du CAE (Conseil d’analyse économique) de 2018 dressent un constat assez mitigé de l’éducation française. Bien que la France témoigne d’un effort budgétaire en faveur de l’éducation (5,3 % du PIB en 2019 contre 4,9 % en moyenne dans les autres pays européens), on peut souligner un fort clivage : d’un côté, une élite minoritaire qui excelle et de l’autre, des élèves cumulant les difficultés avec un fort déterminisme social. Alors qu’un fossé se creuse en matière d’innovation et d’investissement dans les nouvelles technologies entre les États-Unis et l’Europe (Cohen et Lorenzi, 2000), il convient de reconsidérer le système éducatif comme un potentiel vecteur de croissance.

L’éducation peut être conçue tant comme l’accumulation du capital humain que comme la mise en œuvre des moyens propres à assurer la formation et le développement des êtres humains. La croissance, définie par Kuznets comme la hausse de la capacité d’un pays à offrir une gamme de biens et services de plus en plus élargie, tout en prenant en compte les ajustements structurels, idéologiques et le progrès technique nécessaires, ne saurait se passer de l’innovation.

Dans cette démarche, l’effort de rapprocher l’université de la recherche (Stratégie de Lisbonne, 2000) reste timide et la contrainte budgétaire de court terme semble primer, ce qui conduit à privilégier les politiques conjoncturelles au détriment des politiques structurelles. Cependant, la qualité du système d’enseignement supérieur est devenue cruciale pour asseoir la compétitivité des économies développées. Dès lors, comment les États peuvent penser, organiser et financer leur offre éducative afin de soutenir la croissance tout en conservant son rôle de vecteur de justice sociale ?

I – Les nouvelles théories de la croissance soulignent le lien entre croissance et productivité de l’organisation de l’éducation

A) L’éducation gagne en légitimité face à la complexification de l’économie

Dès le XIXᵉ siècle, Taylor identifie l’importance de la création des grandes écoles (École royale des ponts et chaussées en 1747, HEC Paris en 1881), car un niveau de qualification élevé permet aux ingénieurs de mieux exploiter les facteurs de production qu’implique la révolution industrielle (Shop Management, 1903). De fait, l’éducation apparaît plus que nécessaire pour s’adapter à la conjoncture technologique d’autant qu’elle est une des fonctions de l’État théorisées par Smith. Aujourd’hui, l’économie de la connaissance force à une course à l’éducation pour faire perdurer la croissance afin de s’adapter aux enjeux de la mondialisation. Il convient de noter que l’organisation du système éducatif affecte le potentiel de croissance différemment selon le niveau de développement économique, mesuré par la distance à la frontière technologique (P. Aghion, Howitt, L’économie de la connaissance, 2010). Les pays proches de la frontière technologique ont intérêt à orienter leur effort budgétaire vers l’enseignement supérieur qui semble plus apte à stimuler la croissance. À l’inverse, un système d’éducation mettant l’accent sur le primaire et le secondaire apparaît plus adapté à une économie de rattrapage comme ce fut le cas en France après la Seconde Guerre mondiale. Enfin, L. Summers considère la conjoncture actuelle où les taux d’intérêt bas offrent une marge de manœuvre aux États comme une opportunité (U.S. Economic Prospects: Secular Stagnation, Hysteresis and the Zero Lower Bound, 2014). En effet, la politique éducative est une politique d’investissements massifs qui profiterait de ce contexte économique favorable.

B) Pour les théoriciens de la croissance endogène, Lucas et Romer, l’éducation est un fondement de la croissance durable et auto-entretenue

Déjà, dans le modèle de R. Solow (1956), les transferts de connaissances entraînent une productivité marginale constante (au lieu de décroissante), ce qui retarde l’état stationnaire. Dans cette continuité, Romer et Mankiw, en 1992, reprennent le modèle de Solow avec le capital humain, mesuré par le taux de scolarisation des 15-19 ans (aussi important que la productivité du capital). De fait, par la formation, le capital humain rend le capital physique plus productif et vice versa, créant un cercle vertueux de productivité. Le rôle de l’éducation est de former des travailleurs qualifiés qui soient plus aptes à manier et réutiliser des innovations, en particulier dans les nouvelles technologies et dans la robotique (Aghion, What are the labor and product market effects of automation?, 2020). La création des SATT par exemple (Société d’accélération du transfert de technologies) participe alors à cette intention par un transfert des connaissances plus rapide et plus diffus. De plus, le système de brevet présenté par l’analyse institutionnaliste de D. Landes (L’Europe technicienne ou Le Prométhée libéré, 1975) aurait favorisé la croissance car les politiques éducatives nécessitent la garantie d’un retour sur investissement.

C) D’autant que l’école se veut être la clé de voûte de l’égalité des chances et un vecteur de croissance

L’égalité des chances, élément fondamental de la justice sociale (selon Tocqueville mais surtout dans la définition donnée par Rawls), est un axe fort de la politique éducative. Les transformations engagées ont pour objectif de donner à chaque élève les mêmes chances, quelles que soient ses origines sociales ou territoriales, notamment en matière d’orientation. Cette égalité des chances est cruciale car elle se répercute directement sur la vie professionnelle et ses inégalités car les interactions des individus et le travail sont les principaux vecteurs d’intégration dans une société (Les métamorphoses de la question sociale, Castel). Les idées de Rawls sont importées en France dans les années 1990 (Rapport Minc, 1994) et préconisent de substituer au principe d’égalité sous-tendant l’État-providence français celui d’équité rawlsien. Le rapport prévoit de fixer « des repères théoriques pour déterminer le niveau d’inégalités compatibles avec la justice ». C’est ainsi que des politiques de discrimination positive ont pu être mises en place. En 1981, les ZEP (A. Savary) rompent avec le « droit à l’égalité formelle de traitement » puisqu’elles disposent de moyens supplémentaires pour faire face à des difficultés d’ordre scolaire et social. À partir de 2001, l’IEP de Paris et son directeur R. Descoings ont mis en place des procédures spéciales d’admission à Sciences Po pour les lycéens venant de zones d’éducation prioritaire (ZEP). En 2004 est créée la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE).

On peut également souligner la stratégie américaine de brain drain comme l’incarne la Silicon Valley dont la vocation est d’attirer de nombreux travailleurs qualifiés. En effet, plus l’on attire les étudiants à venir dans les universités d’un pays, plus il est facile de les convaincre à rester dans le pays par la suite. Dans cette optique, J. Bhagwati a même proposé la mise en place d’un impôt diaspora pour les PDEM pour retenir les salariés qualifiés sur leur territoire. D. Cohen montre par ailleurs que contrairement au capital physique, le capital humain s’accumule plus rapidement dans les hautes études. La spécialisation des étudiants dans les différentes branches améliore leur vitesse d’apprentissage et leur expertise, ce qui augmente les rendements marginaux de l’éducation.

II – Cependant, dans son accès comme dans son efficacité, l’éducation demeure assez inégale, ce qui demande de la réformer tant vers une meilleure cohésion sociale que vers une croissance plus soutenue

A) Bien que source de croissance, l’éducation reste un privilège…

Les phénomènes de brain drain qui affectent les PED dissuadent les gouvernements de ces derniers à investir dans l’éducation supérieure (infrastructures, enseignants, matériel moderne) (Christian Comeliau). Les PED subissent aussi la « malédiction des matières premières » : tout semble bien aller quand les cours augmentent, mais quand ils diminuent, on voit les défauts de l’économie réapparaître (Jim O’Neill). De plus, une élite minoritaire accapare les ressources du pays. Les coupes budgétaires effectuées nuisent aux potentiels investissements dans l’éducation si bien que J. Nyerere, ancien président de la Tanzanie, déclare : « Faut-il vraiment que nous laissions nos enfants mourir de faim pour payer nos dettes ? » Les infrastructures ne sont alors pas adaptées aux besoins des enfants de ces pays (trajet domicile-école souvent très long/mentalités qui ne favorisent pas l’éducation). Dès lors, il semble qu’un seuil de croissance minimum est nécessaire pour accueillir une éducation juste et performante, ce qui fait de cette dernière un privilège. Ce constat est d’autant plus accablant car les compétences acquises pendant la socialisation primaire sont les seules qui comptent réellement (J. Heckman).

B) … Qui reste inégal même dans les pays développés

L’école républicaine ne joue plus son rôle (Bourdieu et Passeron, Les Héritiers, 1964) car l’analyse sociologique de l’école constate à quel point cette institution renforce les inégalités en fonction de l’origine sociale. La France par exemple est un des pays où l’écart entre les résultats des élèves issus de milieux socio-économiques favorisés et ceux des élèves issus de milieux défavorisés est le plus important. Autrement dit, la France possède un des systèmes scolaires les plus inégalitaires et les plus reproducteurs des inégalités sociales du monde développé (études PISA de l’OCDE en 2018). Bourdieu et Passeron montrent que l’école, reproduisant le module culturel des catégories sociales favorisées, sanctionne positivement ce qui est culturellement légitime et sélectionne ceux qui sont capables de se l’approprier.

Une analyse différente est proposée par R. Boudon (L’inégalité des chances, 1973). Le système éducatif est considéré comme une suite de points de bifurcations. À chacun de ces points, l’élève décide de poursuivre ses études ou d’arrêter. L’utilité associée à chacun des choix possibles dépend du risque d’échec, des coûts économiques et psychologiques et des bénéfices attachés à ces choix. Selon leur position sociale, les élèves et leurs familles n’évaluent pas de la même façon ces trois variables. Par exemple, les bénéfices attendus d’un diplôme ne seront pas les mêmes si les parents en sont eux-mêmes détenteurs ou non. De ce constat, L. Chauvel affirmera que « l’ascenseur social » semble être en panne. Depuis les années 1990, on identifie également des inégalités sociales liées au sexe : les filles investissent essentiellement des spécialités comme le secrétariat, la coiffure ou les carrières sanitaires et sociales, alors que des spécialités comme la mécanique ou le bâtiment ne scolarisent quasiment que des garçons (Christian Baudelot et Roger Establet).

 

C) Pourtant l’éducation est un facteur clé de réduction du chômage 

Une éducation efficace est pourtant plus à même d’engendrer un phénomène de déversement sectoriel (Sauvy). Alors que l’on constate une augmentation du chômage d’inadéquation depuis 2010, (J. Gautié : mismatch) liée au manque de qualifications d’une partie de la population active, l’éducation a un rôle clé à jouer. Face au chômage d’inadéquation spatiale (les compétences ne sont pas là où on en a besoin), il convient de relocaliser l’offre de service éducatif. À l’image de la France, où les études prestigieuses se concentrent dans le bassin parisien, il faut réduire les problèmes de mobilité et d’asymétrie d’information des étudiants qui résident en dehors de la région parisienne. La croissance du PIB pourrait être rehaussée de 0,4 à 0,8 point par an d’ici 2050 en améliorant la qualité de l’éducation et sa répartition sur le territoire (24,7 milliards d’euros par an), selon une étude de France Stratégie en 2016 (sur la base des travaux de Hanushek et Woessmann).

Conclusion 

L’éducation est cruciale dans nos sociétés. Plus elle est productive, plus elle s’avère être moteur dans la croissance économique. La complexification de l’économie légitime d’autant plus son rôle puisque c’est par l’éducation que démarre la révolution technologique. Cependant, dans son accès comme dans son efficacité, l’éducation demeure inégale. Des réformes doivent être menées vers une meilleure cohésion sociale, une réduction du chômage et vers une croissance plus soutenue. La crise actuelle a forcé l’éducation à se tourner vers de nouveaux supports (marché des supports éducatifs en ligne, aménagement des épreuves, essor des cours particuliers en ligne…), qui encore une fois demandent de repenser les modes éducatifs afin de répondre aux défis du décrochage et de la perte de compétences.