Allemagne

Cet article va chercher à comprendre la nature de la puissance allemande. L’Allemagne, solide quatrième puissance économique, donne souvent l’impression de vouloir devenir une vaste et prospère Suisse, à l’écart des affaires du monde. Alors, le nouveau gouvernement changera-t-il la donne ?

La relation de l’Allemagne à son histoire est centrale pour comprendre son rôle dans les relations internationales. Son passé a condamné le pays à être un nain politique (terme souvent utilisé dans les années 1949-1990). À plusieurs reprises, les observateurs ont pu penser que les circonstances lui permettaient de développer un rôle plus ambitieux. En 1973, lorsque les deux Allemagnes ont signé un traité bilatéral de reconnaissance mutuelle permettant leur entrée à l’ONU et en 1991, lorsque l’Allemagne fut réunifiée.

Pour autant, la puissance allemande est toujours restée aussi discrète. Le vote en faveur du déplacement de la capitale à Berlin par exemple ne fut acquis qu’à une très courte majorité, signe que le spectre du Reich dévastateur et agressif était encore dans les esprits. Après 16 ans de gouvernement Merkel, et alors que Mutti, comme la surnomment les Allemands, va quitter la scène à la fin de l’année, un autre Chancelier, un autre gouvernement changera-t-il la donne ?

L’Allemagne sera-t-elle plus géopolitique au XXIᵉ siècle ?

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Une anecdote pour commencer

En novembre 2011 se tient à Cannes un sommet du G20. Le monde se remet difficilement de la crise des subprimes et l’Europe plonge dans la crise de la zone euro. Barack Obama rentre dans une discussion tendue avec la Chancelière Merkel. L’Allemagne ne veut pas participer au sauvetage de la Grèce et de la zone euro. Elle demeure intraitable sur les règles budgétaires. Obama, fort de la politique monétaire décidée par la FED, de bas taux d’intérêts et de rachat de dettes publiques, demande à Merkel de faire pression sur la Bundesbank pour qu’elle assouplisse sa position, notamment auprès de la BCE.

Merkel résiste : « La Bundesbank est indépendante. » Obama insiste : « La FED aussi, mais nous sommes dans une situation d’urgence. » Merkel répond : « Vous me demandez quelque chose que je ne peux pas faire. Écoutez-moi : c’est vous, les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, qui avez voulu l’indépendance de notre Banque centrale. C’est vous qui avez imposé à l’Allemagne une Constitution qui interdit d’agir sur la Bundesbank et c’est mon devoir de Chancelière de la faire respecter. » L’air est chargé d’émotion. Angela Merkel répète : « Vous me demandez de violer la Constitution que vous avez dictée au peuple allemand. »

L’anecdote est significative. L’Allemagne est un pays né de la défaite nazie. Sa Constitution lui a été imposée par les Alliés. Elle accepte cette situation et s’est forgé une nouvelle identité autour de la Loi fondamentale de Bonn. En même temps, elle est à sa place, inflexible sur ses prérogatives. Elle ne se fait pas dicter sa conduite, même par son meilleur allié. Angela Merkel ne fait rien qu’incarner l’Allemagne, elle en défend les intérêts, l’esprit et n’a pas d’autre responsabilité.

La nouvelle coalition et l’attente de l’investiture du Chancelier et du nouveau gouvernement

Fin septembre 2021, les élections législatives allemandes ont eu lieu. La Chancelière CDU Angela Merkel n’était pas candidate, actant par là sa retraite de la vie politique après 16 ans à la tête du pays. Elle devrait dépasser la longévité de Helmut Kohl (1982-1998, 16 ans) et du Chancelier Adenauer (1949-1963) qui, comme elle, appartenaient à la CDU.

Merkel dirige le pays depuis 2005. La différence avec ses illustres prédécesseurs est qu’elle fut souvent à la tête de gouvernements de grande coalition (SPD, CDU), ce qui explique que sa politique est au fond très centriste. Elle quittera la chancellerie une fois son successeur investi, ce qui pourrait intervenir avant la fin de l’année. Elle a d’ailleurs profité du G20 en Italie le 30 octobre dernier pour présenter son successeur au président américain ainsi qu’à d’autres personnalités politiques. Ce qui fut particulièrement remarqué.

La campagne électorale en Allemagne a été centrée sur les questions intérieures

La politique étrangère a été quasi absente des débats électoraux. Mais l’impression qui reste, c’est que pendant 16 ans, Merkel s’est bien gardée d’exposer sa vision du rôle de l’Allemagne sur la scène internationale. Alors pourquoi son prétendant à la succession ferait-il autrement ? D’autant que la Chancelière demeure la responsable politique la plus populaire du pays.

En 2013, la revue britannique The Economist écrivait : « Après avoir plongé deux fois l’Europe dans la guerre, beaucoup d’Allemands pensent que le devoir de leur pays est d’être une grande Suisse : économiquement prospère, politiquement moderne. Mais de nos jours, le danger pour l’Europe n’est pas celui d’un leadership allemand trop fort, mais trop faible. »

Est-ce toujours vrai aujourd’hui ? L’Allemagne est-elle une grande Suisse dégagée des affaires du monde ? Ce serait mal juger sans doute Angela Merkel, et pourtant…

L’Allemagne en quelques points

Le territoire allemand

L’Allemagne est un territoire de 360 000 km² environ, soit les 3/5ᵉ de la France. C’est un État fédéral composé de 13 États fédérés. Le pays fut réunifié en octobre 1990 grâce à la politique du Chancelier H. Kohl, qui sut profiter de l’opportunité offerte par la chute du mur le 9 novembre 1989. En réalité, la RDA disparut et les Länder de l’Est intégrèrent la RFA. Il s’agit bien plus d’une absorption au sens propre du mot, la RFA conservant sa Constitution. Les cinq anciens Länder de l’Est auxquels il faut adjoindre Berlin ne pèsent que 20 % de la population allemande.

Le peuple allemand

Le pays est peuplé de 83 millions d’habitants. Cette population a quelques caractéristiques spécifiques. Elle est vieillissante avec un taux de fécondité qui a été très longtemps bas, mais qui atteint aujourd’hui à peine 1,6 enfant par femme. L’Allemagne a accueilli, en 2015, un million de migrants. Cet afflux exceptionnel, accepté par Mme Merkel, explique que le pourcentage d’étrangers dans la population allemande est de 12,5 % contre 7,6 % en France par exemple.

Cette population est largement constituée des enfants et des petits-enfants de la génération qui a participé à la Seconde Guerre mondiale. Elle a en mémoire ce que le discours raciste fait par les nazis a pu produire en termes de barbarie, d’inhumanité, de génocide. Cela explique sans doute les limites des succès de l’AFD, extrême droite allemande, qui cherche à surfer sur les peurs, les inégalités et les mécontentements. Si le discours antimigrants a souvent été entendu en Allemagne, la question de l’immigration ne prend pas le dessus dans le débat public. Le pays a trop de mémoire pour cela. Cela a été net lors des dernières élections.

Enfin, cette population est profondément pacifiste.

L’État allemand

Il a été fondé par la Loi fédérale de Bonn qui tient lieu de Constitution. Comme le disait Merkel, ce sont les Alliés et surtout les Américains qui ont rédigé la Constitution de la RFA. Appelée Loi fondamentale de Bonn, elle met en place une République fédérale et parlementaire. Le fédéralisme s’inscrit dans la continuité d’un Empire qui s’est constitué en 1871 par le regroupement d’États indépendants, souvent monarchiques.

Les Länder jouissent d’une très grande autonomie. On y retrouve l’attachement allemand au principe de subsidiarité également défendu en Europe. Les problèmes doivent être réglés à l’échelon local et cela passe à l’échelon supérieur uniquement si celui-ci peut agir de manière plus efficace.

Un régime parlementaire

Les députés sont élus à la proportionnelle des voix au Bundestag (un minimum de voix requis). Les gouvernements se forment par coalition entre partis politiques qui s’accordent sur un programme de gouvernement. Les dernières élections ont donné 25,7 % des voix au SPD contre 24 % à la CDU. Devant les Verts à un peu moins de 15 % et les libéraux à 11,5 %. L’extrême droite est à 10 % avec l’AFD et la gauche radicale à 5 % à peine. La coalition actuellement en négociation est Feu tricolore avec le rouge du SPD, les verts écologistes et le jaune des Libéraux.

La Loi fondamentale de Bonn dit à son article 23 que l’une des tâches du gouvernement allemand est de promouvoir l’unité européenne. Il y a là un engagement constitutionnel en faveur de l’intégration européenne. C’est très original. La constitutionnalité des lois est vérifiée par le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe, Cour suprême qui a un pouvoir considérable et qui veille également à ce que la souveraineté de l’État allemand ne soit pas amputée (ce qui peut être contradictoire avec l’objectif d’intégration européenne).

L’Allemagne peut-elle mener une politique de puissance ?

Elle en a les moyens. L’Allemagne est effectivement un géant économique. Quatrième puissance économique mondiale, troisième puissance commerciale, pivot de la zone euro, sa balance des comptes courants affiche des excédents record (avant la pandémie, excédent budgétaire, plein emploi…).

L’Allemagne a une balance commerciale excédentaire d’environ 200 milliards d’euros par an. Ce qui est absolument remarquable. Elle connaît une croissance atone avant la pandémie : 0,6 % en 2019, un ralentissement qui montrait un essoufflement. Mais près de 2 % sur la décennie en moyenne annuelle 2010- 2019.

Les dépenses de RD représentent 3 % du PIB, ce qui fait de l’Allemagne la quatrième puissance scientifique mondiale. Sa part de l’industrie est importante dans le PIB, près de 20 % de la population active industrielle.

Mais le rapport de l’Allemagne au monde ne peut se comprendre à la seule lumière de son potentiel, de ses forces. Le détour par son histoire est plus qu’instructif. C’est le Chancelier allemand Willy Brandt qui en campagne électorale en 1965 avait formulé comme à regret cette idée : « L’Allemagne est un géant économique et un nain politique. »

Cela fait un demi-siècle, que s’est-il donc passé depuis ? Quels sont les jalons historiques qui peuvent permettre de comprendre la géopolitique de l’Allemagne ?

La relation à l’histoire est une question stratégique en Allemagne

Elle pose la question de ce qui doit être l’identité allemande. Serge Berstein et Pierre Milza l’expliquent dans leur Histoire de l’Allemagne (Colin, 2014). Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, un consensus s’est opéré pour bâtir l’identité allemande autour des principes de la Loi fondamentale, de l’État de droit et de l’appartenance continue au camp des États de démocratie libérale. Pour autant, un peuple, au sein duquel l’idée de nation est largement fondée sur la culture et sur l’histoire, peut-il durablement faire l’impasse sur son passé ?

L’identité nationale est confrontée toujours à un double défi

Faut-il laisser de côté l’histoire pour parachever son intégration au monde des démocraties ou bien faut-il affirmer la continuité allemande dans son histoire au risque de banaliser la spécificité du nazisme et l’horreur du génocide ?

On peut penser aujourd’hui que les Allemands ont trouvé la réponse, dans un travail de mémoire, qui a pris du temps, mais qui fut exemplaire. Il est encore inachevé et en cours. Par exemple, s’est ouvert en octobre 2021 en Allemagne le procès contre l’ancienne secrétaire du camp nazi de Stutthof pour complicité de meurtre dans plus de 10 000 cas.

A. Merkel, dont la nature n’est pas de donner des leçons, l’avait mis en exergue pourtant lors d’un voyage qu’elle fit au Japon en 2015 et dans un discours où elle invitait le Japon et son Premier ministre, S. Abe, à dresser un bilan de son passé militariste, tout en estimant que les voisins avaient un rôle à jouer dans le processus de réconciliation. Elle avait repris le propos du président allemand Von Weizsäcker qui déclarait en 1985 que les pays qui ferment les yeux sur le passé s’aveuglent pour l’avenir.

Il faut donc garder quelques jalons en tête pour cette histoire.

Les héritages bismarckiens

L’Allemagne est née en 1871. C’est dans la Galerie des Glaces du Château de Versailles, après avoir vaincu la France, que Bismarck réalise son rêve en obtenant le ralliement des princes allemands à l’Empire. Guillaume, roi de Prusse, devient Empereur d’Allemagne. Ce sont deux guerres qui scellent cette victoire. La première contre l’Autriche en 1866 a permis d’exclure ce pays germanique de la future Allemagne, la seconde contre la France.

La période bismarckienne est marquée des lois dans les années 1880 qui confèrent des droits sociaux aux ouvriers. Certes pour contrer la propagation des idées socialistes, mais c’est ainsi que naît un modèle social allemand qui apporte assurance maladie et retraite. À partir de la Première Guerre mondiale, l’Allemagne est ainsi le premier pays au monde à mettre au point un système complet de protection sociale.

Autre héritage de la période bismarckienne, la faiblesse de l’Empire colonial. Pour Bismarck, qui organise la Conférence de Berlin en 1885 qui conduira à ce qui est appelé le Partage de l’Afrique, la priorité est en Europe, où il faut contrôler les appétits de revanche français. C’est donc tardivement que l’Empire allemand chercha à s’implanter en Afrique et ses quelques colonies lui furent retirées après la Première Guerre mondiale. Grandes différences donc en termes d’héritage (ZEE, Francophonie) avec la France… Et si cette histoire à ses parts d’ombre et de tragédies, le Bundestag allemand a récemment reconnu que ses troupes avaient commis un génocide en réprimant avec force la rébellion de l’ethnie Herrero en 1904, en Namibie actuelle.

Les héritages de la première moitié du XX siècle : l’Allemagne et la guerre

Le pays est au cœur des deux guerres mondiales. Il faut rappeler simplement les conséquences politiques et économiques.

Politiquement, le nationalisme allemand a conduit à des dérives catastrophiques. Le racisme et l’antisémitisme ont débouché sur une barbarie impensable, le sentiment de culpabilité est considérable. Les conséquences politiques sont donc le refus d’une politique étrangère nationale et un engagement européen qui est la seule porte de sortie. Le plus europhile des pays européens est donc l’Allemagne, qui va s’accommoder de ce statut de nain politique, avec un pacifisme ancré dans la population.

D’un point de vue économique, deux constats. D’une part, le pays a traversé une hyperinflation en 1923, qui a marqué considérablement la population, ruiné les rentiers et les classes moyennes. Depuis cette date, la stabilité monétaire doit être l’un des premiers objectifs des gouvernements. D’autre part, la renaissance allemande débute avec la création du Deutsche Mark en 1948 et la nation se ressoude autour du projet de bâtir une économie sociale de marché.

Une philosophie économique pouvant être qualifiée d’ordolibéralisme

Ce concept définit un courant de pensée libéral, car attaché à la rigueur budgétaire, à l’indépendance de la Banque centrale dans la gestion de la monnaie, à la liberté du marché du travail. Mais un libéralisme au service de l’individu et non de l’entreprise. L’État est un ordonnateur qui a une conception morale de son rôle.

Il existe ainsi un modèle allemand, remarquablement efficace, qui peut devenir un premier élément de puissance. Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, alors que toute perspective politique était bannie pour ce pays, le gouvernement d’Adenauer a donné un projet économique pour l’Allemagne en mettant en place l’économie sociale de marché. L’association des salariés à la gestion des entreprises a été généralisée dans un système pouvant être appelé pour simplifier la cogestion paritaire.

L’entreprise est toujours considérée d’abord comme un groupe d’individus. Le facteur humain est premier dans la production. Le capitalisme rhénan/allemand s’épanouit à partir des années 50 et 60 autour de spécificités qui expliquent ses succès. Un lien étroit entre banque et industrie et une vraie politique industrielle de l’État, qui ne passent pas forcément par des nationalisations, un tissu de PME dynamiques, le Mittelstand.

Ainsi, pendant la guerre froide, l’Allemagne se résout à être un géant économique et un nain politique. La politique de W. Brandt de réconciliation avec l’Est permettra l’entrée des deux Allemagnes à l’ONU en 1973, mais ne change pas son influence extérieure.

Depuis la réunification, que faire de la liberté et de la puissance ? Quelle ambition ?

La réunification permit le départ des troupes russes d’Allemagne de l’Est. En 1994, moyennant finances, les troupes américaines présentes en Allemagne (30 000 soldats environ) le sont aujourd’hui au titre de l’OTAN. Le pays va profiter de ce nouveau contexte pour s’ancrer et affirmer sa place centrale dans l’Union européenne.

Avec le traité de Maastricht, l’Allemagne renonce au Deutsche Mark (or, pour reprendre les mots de Jacques Delors : « Tous les Allemands ne croient pas en Dieu, mais tous croient en la Bundesbank ! », disait-il en 1992 en voulant expliquer le sacrifice que cela représentait pour les Allemands) et choisit l’euro en imposant le siège de la BCE à Francfort. L’euro lui ressemble et le pacte de stabilité impose des critères budgétaires strictement respectés, au risque, autrement, d’amendes et de sanctions.

Le pays favorise les entrées des pays d’Europe de l’Est et se retrouve géographiquement au cœur de la nouvelle Union, d’une mitteleuropa avec laquelle l’Allemagne entretient des liens économiques (chaînes de valeur) qui lui permettent de regagner une compétitivité mise à mal. Elle retrouve là une zone d’influence naturelle qui était la sienne au XIXᵉ siècle.

L’Allemagne réunifiée a une marge d’action internationale nouvelle

Pour autant, elle ne semble pas pressée de prendre des responsabilités nouvelles. Par exemple, en 1991, lors de la guerre du Golfe, l’Allemagne agit, comme le Japon, par la diplomatie du chéquier. Alors que des pays de tous horizons envoient des troupes même symboliques pour alimenter la coalition décidée par l’ONU et pilotée par les États pour reconquérir le Koweït, l’Allemagne envoie de l’argent.

Les premiers soldats allemands à quitter leur pays depuis 1945 le feront au début des années 1990, après accord du Tribunal constitutionnel, et uniquement pour des missions humanitaires en Bosnie ou au Cambodge.

L’Allemagne sera-t-elle géopolitique au XXIᵉ siècle ?

L’Union européenne va demeurer l’horizon de la puissance allemande, mais l’adhésion faiblit-elle ?

L’Allemagne a souvent témoigné son impatience devant les coûts, les charges, les contraintes de la construction européenne, devant le laxisme budgétaire des États du Sud. Elle semble moins fédéraliste que par le passé, un changement perceptible, mais net. En 2009, le tribunal constitutionnel de Karlsruhe a décidé que toute diminution supplémentaire de la souveraineté de l’État allemand par intégration à l’Europe devrait conduire à un changement de la Loi fondamentale.

Ce tribunal semble aujourd’hui freiner comme il peut les avancées de la construction européenne. Le pays refusa toute mutualisation des dettes lors de la crise de la zone euro à partir de 2011, qui est en réalité une crise de gouvernance face à la gestion de la dette grecque. L’intransigeance allemande et notamment du ministre des Finances, Schaüble, était dénoncée. Le philosophe allemand Ulrich Beck dénonçait une Europe allemande.

Mais Merkel a su dépasser ce blocage. Elle a refusé le Grexit en 2015 et a accepté l’émission d’emprunts européens pour faire face aux conséquences économiques de la pandémie en 2020. Ainsi, alors que le pays aurait pu être moins demandeur d’intégration européenne, l’Allemagne est au rendez-vous et a assoupli ses positions pour préserver l’unité européenne. L’Allemagne de A. Merkel a exercé en Europe un « hégémon réticent ».

Le vieux couple franco-allemand qui a tout à gagner à demeurer ensemble

Pendant bien longtemps, il y a eu une sorte de partage des rôles. L’Allemagne acceptait de laisser la France occuper le devant de la scène politique. Par la négociation permanente avec la France, elle arrivait à faire avancer ses vues sans qu’on puisse l’accuser de céder à nouveau à ses tendances dominantes. L’Allemagne n’a plus forcément besoin de masquer son rôle pour autant, le duo fonctionne et donne sa légitimité à leurs initiatives.

La présidente de la Commission européenne est l’ancienne ministre de la Défense de l’Allemagne, Ursula Von der Leyen, et elle entend également avoir une commission géopolitique capable de peser, et semble proche des idées d’E. Macron aujourd’hui.

L’Allemagne joue un rôle diplomatique nouveau

Un rôle encore timide dans un cadre mini ou multilatéral toujours revendiqué. L’Allemagne a rarement fait preuve d’unilatéralisme. Cela a été le cas lorsqu’en décembre 1991, le pays reconnut de manière anticipée l’indépendance de la Slovénie et de la Croatie. Si l’UE était prête à suivre, cette précipitation a nui à l’image de l’Allemagne jusqu’à lui donner à tort une part de responsabilité dans les guerres yougoslaves.

Depuis, guère de similitudes. Sa diplomatie néanmoins s’est affirmée : indépendance revendiquée vis-à-vis de l’allié US lors de la guerre en Irak en 2003, mais grand attachement à l’OTAN. Elle participe avec la France aux négociations de paix en Ukraine (le format Normandie) à partir de 2015, elle fut associée avec l’UE aux négociations menées par le P5 avec l’Iran (traité JCPoA de 2015) sur sa dénucléarisation.

Les choix géopolitiques de l’Allemagne semblent très conditionnés par ses nécessités économiques

D’où des politiques peu lisibles.

Premier exemple, les relations avec la Russie. L’Allemagne vise l’entente avec la Russie, notamment pour des raisons de dépendance énergétique (besoin de son gaz). Elle a beaucoup insisté pour finir la construction de Nord Stream 2, alors que les États-Unis étaient furieux. Pourtant, elle vote et soutient les sanctions liées à l’agression russe en Ukraine.

Merkel va voir Navalny dans sa chambre d’hôpital en Allemagne, mais n’obtient rien de Poutine qui a fait emprisonner Navalny à son retour. La politique de Merkel vis-à-vis de la Russie n’a pas obtenu de résultats concrets. De ses multiples rencontres avec Poutine, elle n’a ramené que des fleurs que ne manque pas de lui offrir à chaque fois le président russe, comme disent certains.

Deuxième exemple avec la Chine, alors que la Commission européenne considère que le pays devient un rival systémique, que les industriels allemands eux-mêmes s’en inquiètent, l’Allemagne défend l’intérêt de ses exportateurs. Merkel a fait pas moins de 14 voyages officiels en Chine. La Chine est devenue en 2017 le premier partenaire commercial de l’Allemagne devant la France.

Merkel a tenu avec Xi Jinping à faire aboutir le traité sur l’investissement avec la Chine (signé à la toute fin de la présidence allemande de l’UE en décembre 2020 et depuis suspendu par le parlement européen), en dépit des critiques qu’il a soulevées dans l’UE et ailleurs. L’Allemagne a longtemps parié sur le « changement par le commerce » pour la Chine, elle a échoué. La ligne politique envers la Chine n’est pas clairement tracée. Merkel défendant par exemple une position souple pour le recours à Huawei dans la technologie 5G.

Son rapport à l’usage de la force permet-il à l’Allemagne d’envisager un rôle stratégique ?

Il se produit une lente dépacification de la politique étrangère allemande.

À quoi sert la Bundeswehr ?

Son rôle est défini et limité par la Loi fondamentale. La Bundeswehr placée sous l’autorité des civils doit permettre la défense du territoire allemand et ne peut être engagée à l’étranger que dans le cadre de l’OTAN (que l’Allemagne rejoint en 1955 selon la volonté des Américains). Le contrôle parlementaire est étroit et systématique sur toutes les opérations militaires. L’Allemagne renonce à l’arme nucléaire et dépend à cet égard de la protection américaine. Le budget militaire allemand a toujours été limité. Notamment après la réunification, à cause du coût de celle-ci (représentait des transferts de 4 % du PIB de l’ouest vers l’est). Les dépenses militaires représentaient alors 1,5 % de son PIB.

La Bundeswehr participa à des interventions militaires à l’étranger à partir de 1994, mais ce fut dans des actions humanitaires ou, comme en Afghanistan, essentiellement en forces logistiques. La capacité combattante est faible. Elle n’est pas apte encore à agir. Le service militaire a été supprimé en 2011. L’opinion publique reste globalement méfiante, voire hostile aux militaires, d’autant que plusieurs affaires ont illustré des dérives d’extrême droite au sein de l’armée (dissolution en 2020 d’une des quatre compagnies d’élite, des saluts hitlériens et des disparitions d’armes y étant signalés en 2017).

Mais les choses changent

Des voix se font entendre dans la classe politique allemande : « La contribution de l’Allemagne à la prévention des conflits doit être plus substantielle et intervenir plus en amont, si nous voulons être de bons partenaires » (2014, J. Glauck, président de la RFA).

Deux historiens allemands (Neitzel et Scianna) ont publié un ouvrage en 2021 intitulé Abstention sanglante. Ils reprochent à l’Allemagne son attitude vis-à-vis du drame syrien, d’être « à l’avant-garde de l’indignation morale et de réclamer des interventions militaires que d’autres se chargent d’exécuter ».

Le budget militaire est en nette augmentation. De 32 milliards d’euros en 2014 à 46 milliards en 2021. Même si cela n’atteint pas encore le budget français ou britannique ni les 2 % du PIB. Les soldats allemands participent à 11 missions à l’étranger (ONU, UE, OTAN), mais il s’agit surtout de logistique et d’entraînement, voire des exportations d’armement. Au risque d’être critiquée par ses alliés, qui trouvent que l’Allemagne laisse les autres faire le sale boulot.

Conclusion

Le merkélisme a été une méthode basée sur le compromis et la recherche d’équilibre, qui a formidablement réussi à la fois à la Chancelière et à son pays. Mais ce n’est pas un projet. Au contraire, elle a souvent su concilier l’inconciliable (faire voter des sanctions contre la Russie, mais achever Nord Stream 2, ou encore accueillir un million de migrants, mais laisser les déboutés du droit d’asile errer en Europe sans accord européen sur un régime d’asile).

L’Allemagne était à l’aise dans la mondialisation, dans un monde de coopération multilatérale et de compétition économique. Désormais, elle est obligée de sortir de sa zone de confort. Le multilatéralisme est en berne et la compétition déborde. La Chine ne se démocratise pas en se mondialisant. Il faut en prendre acte.

L’Allemagne peut-elle en tirer les conséquences ? La mue qu’Angela Merkel n’a pas faite, son successeur la fera-t-il ? Le gouvernement de coalition devra composer entre les opinions des uns et des autres. Le SPD et les Verts devraient être plus intransigeants vis-à-vis de la Chine. Olaf Scholz comme ministre des Finances a soutenu l’augmentation du budget militaire. Alors, pour faire quoi ? Le nouveau gouvernement pourrait rejoindre la France dans le souhait d’une plus grande souveraineté stratégique européenne.