Comme l’écrivait Michel Foucher en 2014 dans L’Arctique : la nouvelle frontière, il semble que l’Arctique soit devenu un nouvel espace de conquête susceptible d’attiser les tensions entre puissances, plus ou moins grandes, riveraines ou non riveraines… Comment expliquer ce regain d’intérêt pour l’espace arctique ? Les considérations stratégiques et environnementales sont-elles conciliables ?

Un espace vaste et riche

Définition de l’espace arctique

L’Arctique est la région entourant le pôle Nord : il s’agit de tous les territoires situés au Nord du cercle polaire. Il ne s’agit cependant pas d’un continent ! Cet espace de 14 millions de kilomètres carrés est simplement un océan couvert de banquise. Elle comprend huit pays : les États-Unis (avec l’Alaska), le Canada, l’Islande, la Norvège, la Suède, la Finlande, la Russie et le Danemark.

En 1908, le continent est “découvert” par James Peary, mais d’autres explorateurs revendiquent d’avoir été les premiers à arriver au pôle Nord. Habité bien avant le XXe siècle, c’est un espace peuplé par environ 4 millions de personnes dont la culture ancestrale (Inuit) tend à s’occidentaliser. En 1957, le premier conseil Inuit, l’Inuit Circumpolar Council, réunit les populations arctiques et s’unit pour leurs droits.

De nombreuses ressources 

L’Arctique est un espace riche en ressources. L’industrie de la pêche et de l’aquaculture pourrait profiter d’une augmentation des stocks de poissons en Arctique. En effet, les poissons migrent vers le nord (mer de Barents et mer de Béring) en raison du réchauffement des eaux de surface des océans.

L’industrie du pétrole et du gaz pourrait bénéficier de l’augmentation de l’accès physique aux ressources, y compris aux réserves offshore en mer des Tchouktches. La quantité totale de ressources arctiques non encore découvertes et potentiellement récupérables avec les technologies actuelles est estimée à environ 90 milliards de barils de pétrole, 1 669 milliards de pieds cubes de gaz naturel et 44 milliards de barils de gaz naturel liquide, avec environ 84 % du pétrole et de gaz non découverts offshore. Cela représente environ 30 % des réserves de pétrole et 13 % des réserves de gaz mondiales. Néanmoins, ces hydrocarbures sont difficiles d’accès.

Enfin, l‘industrie minière pourrait profiter d’une augmentation de l’accès physique aux ressources minérales telles que le plomb et le zinc en Alaska, l’or au Canada, les terres rares au Groenland, les diamants et le fer au Canada et au Groenland, l’aluminium en Islande et le nickel en Russie.

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Un espace stratégique en raison de la fonte des glaces

Les impacts du réchauffement climatique

En 1999, le Conseil de l’Arctique annonce que la banquise a perdu 40 % de son épaisseur depuis les années 1960. Ainsi, une forte diminution de la surface de l’Arctique est à prévoir pour les Etats concernés. Mais également la libération de nombreuses ressources aujourd’hui cachées par la banquise.

En effet, avec le réchauffement climatique et le recul de la banquise, des ressources et opportunités inespérées s’annoncent. Ainsi, cet espace devient un enjeu stratégique et économique pour les États riverains que sont la Russie, le Canada, les États-Unis, le Danemark, la Norvège et l’Islande, mais aussi pour les États non riverains tels que la Suède, la Finlande et la Chine. Les revendications des uns et des autres sur les plateaux continentaux, les riches fonds marins ou les fameux passages du Nord-Ouest et du Nord-Est provoquent de nombreuses querelles. Celles-ci portent plus sur des potentialités que sur des réalités prouvées de ressources exploitables, mais sont déjà l’objet de fortes tensions et de conflits de souveraineté.

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Les conséquences pratiques pour les entreprises

Le transport maritime profiterait de la fonte de la banquise permettant une utilisation saisonnière accrue des routes maritimes arctiques et circumpolaires. Ces routes permettent de réduire les distances et le temps de transport, et donc les frais de carburant, et, dans un contexte où le prix du carburant augmente, cela les rend économiquement très attractives. Une réduction des coûts de transport de 40 % au prorata de la distance et des réductions « record » des coûts de transport entre l’Europe et l’Asie sont souvent citées pour illustrer l’attractivité économique de ces routes maritimes.

Les conséquences pratiques pour les États

L’Arctique n’est pas reconnu comme un continent par le droit international, mais comme une zone maritime gelée. De ce fait, avec la fonte des glaces, la modification du droit de la mer est en plein débat entre les États côtiers de l’Arctique (se référer à la convention de Montego Bay en 1982, non ratifiée par les États-Unis), ceux-ci désirant étendre leur droit pour augmenter leurs possibilités d’exploitation de ressources.

Par ailleurs, l’Arctique fait partie du système climatique mondial, avec un rôle dans la redistribution de la chaleur par les courants océaniques entre le pôle Nord et l’Équateur, ainsi que dans la redistribution de chaleur et de nutriments entre les eaux de surface et les plaines abyssales profondes (Océan et Climat, 2015). Le réchauffement de l’Arctique conduit donc au réchauffement global de la planète et par conséquent soulève la question de la gestion du réchauffement de la planète et de la montée des eaux, question à laquelle les États doivent répondre.

Un espace de plus en plus convoité par les grandes puissances

Les divergences d’intérêts entre États rendent inefficace la gouvernance régionale

La gouvernance de l’Arctique est régie par le Conseil de l’Arctique, créé en 1996, et qui constitue son principal cadre institutionnel. En 1991, son arrivée avait été préparée par la “Stratégie de protection de l’environnement arctique“. Il est important de noter que l’Arctique n’est pas aussi protégée que l’Antarctique, dont l’exploitation du sous-sol est interdite !

Il ne s’agit pas d’une structure de gouvernance régionale, ni une région intégrée politiquement. Cependant, la gouvernance de l’Arctique présente des défis et dynamiques communs. Le Conseil de l’Arctique compte huit Etats-membres (Canada, Etats-Unis, Islande, Danemark, Norvège, Suède, Finlande, Russie) et des représentants des populations autochtones. Il permet de gérer les problématiques environnementales autour de l’Arctique et de servir d’espace de discussion. Ce Conseil est souvent considéré comme un exemple de bonne coopération entre l’Occident et la Russie, même si les revendications compliquent les choses.

Le positionnement des États au Conseil de l’Arctique rend difficiles des décisions communes… La question de plateaux continentaux est déterminante. Le Canada et la Russie revendiquent le statut d’eaux intérieures avec pleine souveraineté, alors que les États-Unis considèrent qu’il s’agit de détroits internationaux, où règne donc la liberté de naviguer. 

Un avantage économique contestable mais indéniablement stratégique sur fond de crise environnementale

Selon certains, la fonte des glaces offre des perspectives de navigation intéressantes. En effet, la “route du Nord” permettrait de réduire d’un tiers le temps de trajet entre l’Asie et l’Europe, ce qui présente un intérêt commercial et stratégique évident. Pour l’instant, cette route n’est (à peine) praticable qu’en été, mais les navires russes tentent de rendre la trajectoire viable à moyen terme à l’aide de navires brise-glace.

Des études récentes, tenant compte des performances des navires dans des conditions de glaces polaires, sont beaucoup moins optimistes et estiment des réductions de coûts à 5-16 % seulement dans les conditions actuelles, 29 % en 2030 et 37 % en 2050 (Liu et Kronbak, 2010). Ces réductions de coûts doivent être comparées aux coûts plus élevés liés à la construction de navires pouvant naviguer dans les conditions arctiques, aux changements constants de vitesse de navigation, aux difficultés de navigation entraînant une navigation plus lente et au risque d’accident accru en raison d’une visibilité réduite et des conditions de glace, en plus de frais liés à l’utilisation des services d’un brise-glace. 

Par ailleurs, pour certains États comme la Russie, le dégel de l’Arctique présente un intérêt stratégique indéniable. Il permettrait à la Russie d’accéder à davantage de mers chaudes.

L’accélération des revendications territoriales

Les revendications territoriales (ou plutôt maritimes) proviennent des droits garantis par la convention de Montego Bay en 1982. Aussi appelée Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM), elle définit que la souveraineté de chaque État s’étend sur une zone de 200 milles nautiques. Pour les pays limitrophes de l’Arctique, il s’agit donc de s’arroger les zones riches en ressources naturelles.

En 2004, une première revendication sur les ZEE (zone économique exclusive) de l’Arctique est annoncée par le Danemark. Ce dernier proclame que le Pôle Nord est la prolongation du plateau continental du Groenland, afin de s’arroger les droits sur des parties des mers arctiques. Cette demande se fonde sur l’exception de Montego Bay qui indique que la souveraineté maritime peut s’étendre jusqu’à 350 milles nautiques si on apporte des preuves d’un plateau continental sur les zones revendiquées.

En 2007, l’expédition russe « Arctique 2007 » a planté un drapeau russe au fond de l’océan Arctique. C’était un message clair de la Russie quant à ses prétentions territoriales en terre arctique. Il s’agissait également d’une réponse musclée aux velléités montrées par le Danemark trois ans plus tôt.

Le 23 mai 2019, le Canada a déposé son dossier pour un plateau continental étendu, en suivant la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (UNCLOS). Le dépôt de cette demande s’inscrit dans la lignée d’une volonté politique du Canada d’affirmer son leadership dans l’Arctique.

Par ailleurs, en août 2019, Trump s’est montré intéressé par un rachat du Groenland au Danemark.

Un risque de conflit armé pour le contrôle de l’Arctique ?

Les contentieux frontaliers doublés des enjeux du réchauffement climatique font craindre une escalade des convoitises. Les tensions sont exacerbées par la montée en puissance de la violence russe avec le conflit en Ukraine.

En outre, la militarisation de l’Arctique est ancienne, notamment sur le volet nucléaire. Le pôle nord est considéré par François Thual et Richard Labévière comme « l’un des bancs d’essai de la dissuasion nucléaire mondiale. Russes et Américains y testent des sous-marins de nouvelle génération. Plus que jamais, l’Arctique continue d’être le théâtre d’une stratégie de dissuasion tous azimuts ».

Par exemple, la Russie ouvre en 2014 une base militaire en Arctique, dans le port de Mourmansk. Elle sert d’entrepôt majeur pour les sous-marins russes : elle compte aujourd’hui la moitié de la flotte sous-marine du pays !

Focus : l’ingérence chinoise en Arctique

La politique nordique de Xi Jinping

Le président chinois a bien compris l’importance stratégique de l’Arctique dès son arrivée au pouvoir. Depuis 2013, la Chine est acceptée en tant que membre observateur au conseil de l’Arctique, sous l’œil méfiant des Russes et des Américains. Pourtant, peut-on parler de « Chinarctique » ?

Selon le discours officiel chinois, l’Arctique représente un intérêt stratégique pour trois aspects principaux. Tout d’abord, pour sécuriser les approvisionnements commerciaux de la Chine. Ensuite, pour exploiter les ressources du pôle nord (énergétiques et animales notamment). Et enfin, en tant que territoire de recherche scientifique, notamment afin de lutter contre le changement climatique qui impacte la Chine.

Histoire de l’ingérence chinoise en Arctique

La Chine n’a pas attendu l’arrivée de Xi Jinping pour s’intéresser à l’Arctique en tant que zone stratégique. Dès 1989 est créé l’Institut chinois de recherche polaire, afin d’entamer une coopération scientifique avec les pays limitrophes de l’espace arctique.

En 1991, un vieux traité oublié de tous est utilisé par les autorités chinoises pour justifier un droit d’exploitation commerciale sur des îles arctiques. En effet, le traité Svalbard de 1925 donnait des prérogatives d’utilisation des ressources aux puissances signataires sur ces terres norvégiennes. A l’époque, la France avait invité la Chine à signer le traité car elle se méfiait des ambitions de l’URSS et du Royaume-Uni dans la région. Cette manœuvre diplomatique permet à la Chine une ingérence territoriale en Arctique, avec la création de la station Fleuve Jaune sur les îles Svalbard.

La création d’un navire brise-glace par la Chine en 1993 est également une étape importante du déploiement de sa puissance en Arctique. Le Xue Long, ou « Dragon des Neiges », permet de pratiquer des routes autrement bloquées par la banquise et de développer les perspectives commerciales de la Chine au Nord. De plus, le peuple chinois est convié à chaque mise à mer du cargo afin de gagner la population à la cause de l’ingérence dans le cercle polaire.

Le successeur de ce cargo brise-glace chinois, le Xue Long 2, a vu le jour en 2019. Pour le prochain, la Chine ambitionne de construire un brise-glace à propulsion nucléaire afin de concurrencer les Etats-Unis. 

L’ingérence économique chinoise en Arctique

De nombreux projets d’investissement chinois voient le jour dans les pays autour de l’Arctique. En 2013, la Chine signe un accord de libre-échange avec l’Islande (le premier avec un pays européen !). Malgré de fortes réactions des populations locales, les perspectives d’implantation des chinois en Islande se précisent. Des ports sont aménagés afin d’accueillir en masse les touristes chinois qui veulent visiter le Pôle Nord.

En 2017, le projet Yamal est lancé dans l’Arctique russe. Il s’agit d’une exploitation d’un énorme gisement de gaz dans les régions du Nord de la Russie. C’est l’un des plus gros chantiers de gaz naturel du monde, dans lequel se sont aussi impliqués Total et Novatek. Pas moins de 27 milliards de dollars sont investis dans le site, afin d’exporter massivement le gaz russe liquéfié vers la Chine. Deux ans après l’arrivée de la Chine, la production de Yamal représente déjà 5% du total mondial ! En outre, ce projet signe l’établissement de la Chine dans le grand Nord par les investissements.

L’ambivalence américaine vis-à-vis de la “Chinarctique”

Lors de la rencontre très médiatisée entre Donald Trump et Xi Jinping à Pékin en 2019, la Chine signe un méga-contrat de 43 milliards de dollars pour l’exploitation du gaz liquéfié en Alaska. Elle conforte ainsi sa position en Arctique (l’Alaska étant le seul Etat américain à faire partie du cercle polaire arctique).

Cependant, le Conseil Arctique réuni en Finlande en mai 2019 signe la fin de l’accord sino-américain. L’accumulation des suspicions qui pèsent sur l’ingérence chinoise en Arctique conduisent le gouvernement américain à remettre en cause les ambitions purement économiques affichées par la Chine. Les Etats-Unis accusent alors la Chine d’y avoir des intérêts militaires, ce qui conduit Xi Jinping à se retirer du contrat sur l’Alaska. 

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Conclusion 

Le nouveau « Grand Jeu » arctique mêle ainsi expéditions scientifiques, exploitations commerciales et démonstrations de puissance militaire. Ces rivalités géopolitiques tendent à être contenues par des organisations internationales existantes (ONU, UE ou OTAN) ou ad hoc.

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