émergence

La question de l’émergence comme nouvelle donne économique est primordiale depuis la fin de la Guerre Froide. En 2010, Larry Summers déclarait : « L’événement le plus important de ce quart de siècle ne sera ni la crise financière ni la chute du mur de Berlin, mais l’enrichissement extrêmement rapide d’une partie du monde. »

En effet, force est de constater aujourd’hui que ce développement économique et cette accession à la société de consommation, qui auront pris près d’un siècle et demi pour l’Europe et une soixantaine d’années pour les États-Unis, ont été accomplis en moins de trente ans par leur homologue chinois.

Ce phénomène d’émergence, qui concerne une grande partie de l’Asie, de l’Amérique latine ainsi que quelques pays africains et arabiques a-t-il pour autant réellement altéré l’ordre mondial ? Peut-on confondre émergence et puissance ?

Qui sont les pays émergents aujourd’hui ?

Définition et concept d’émergence

« Émerger : sortir de l’eau, apparaître à la surface ». L’image est parlante : les pays émergents sont ceux qui commencent à aller mieux. Selon le site de géopolitique Géoconfluences, « l’émergence caractérise le processus par lequel un État s’intègre à l’économie globalisée et au capitalisme mondial grâce à une croissance économique (c’est-à-dire une augmentation du PIB) forte pendant plusieurs années ». C’est un terme qui sert majoritairement dans le domaine financier, afin de définir le potentiel d’un pays pour des investisseurs.

Cependant, le concept d’émergence est également politique et géopolitique. Il est devenu un objet de revendication pour les pays dits “du Sud” afin d’obtenir plus d’aides financières et de représentation dans les institutions internationales. Le concept d’émergence est aujourd’hui devenu le symbole de la multipolarité.

Typologie des pays émergents actuels

C’est au sein des pays en développement que sont apparus, il y a une trentaine d’années, les pays émergents. Les premiers furent les nouveaux pays industrialisés (NPI), c’est-à-dire les quatre dragons d’Asie (Corée du Sud, Taïwan, Singapour, Hong Kong). Une seconde génération de NPI s’ajoute ensuite, les bébés tigres (Thaïlande, Philippines et Malaisie). En 1981, l’expression de “pays émergents” remplace les NPI.

Pourtant, ces pays sont loin de constituer une entité globale. Leur évolution historique et leurs structures socio-économiques sont en effet largement différentes. Il n’existe donc pas de modèle type d’États émergents et plusieurs typologies entrent en vigueur. Des pays ateliers (pays d’Asie du Sud-Est, Mexique, Maghreb, Turquie…) aux BRICS (typologie élaborée par Jim O’Neil en 2001, regroupant le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine, puis l’Afrique du Sud), en passant par le groupe E7 défini en 2011 (Russie, Brésil, Turquie, Indonésie, Chine, Inde, Mexique). En bref, les acronymes et sigles sont pléthores et diffèrent d’une institution à l’autre. Ce qui prévaut alors quand on parle « d’émergents » reste leur extrême diversité.

Les limites du concept d’émergence

La diversité des pays regroupés sous le concept d’émergence est une première limite. On peut se demander en quoi il est pertinent de regrouper le Mexique et la Chine sous la même dénomination. Pour cet exemple, les différences d’influence géopolitique et de niveau de PIB sont gigantesques. Ainsi, même au sein des pays émergents, il y a de fortes disparités de “niveau d’émergence”.

Deuxièmement, l’émergence caractérise un processus mais pas sa fin. Quelle est alors la différence entre un pays développé et un pays émergé ? Et quand peut-on considérer qu’un pays a fini d’émerger ? Il faudrait alors une limite quantitative qui n’existe pas encore.

Enfin, l’émergence se concentre sur l’aspect financier et néglige les autres préoccupations nationales. Il ne caractérise pas le niveau de démocratie, l’avancée sociale ou la conscience environnementale. Dans un monde où le réchauffement climatique devient l’inquiétude majeure, un tel concept semble dépassé.

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Malgré cette diversité, les pays émergents partagent des caractéristiques communes

Une embellie économique

La première de leurs caractéristiques communes est une croissance économique exceptionnelle. En effet, en 2010 par exemple, le monde traverse une importante crise financière alors que le monde émergent a une croissance économique générale de 7,3 %. Et même si elle a diminué, elle reste néanmoins beaucoup plus dynamique que celle des pays développés.

En outre, leur croissance n’est plus uniquement basée sur la production agricole. L’industrie est effectivement en plein essor. Elle se spécialise d’abord dans des branches à faible valeur ajoutée (textile, cuir, industrie légère). Elle évolue ensuite vers la production de biens plus sophistiqués, voire vers celle de biens à haute valeur ajoutée (informatique). La Chine est le pays qui illustre le mieux ce phénomène. En 1978, Deng Xiaoping annonce les « quatre modernisations » (dans l’agriculture, l’industrie, la technologie et la défense nationale) alors que le pays ne représente que 1 % du commerce mondial. Dès 1980, la création des quatre premières ZES est entérinée. La décennie voit le développement de toutes les villes côtières et en 1992 tout le littoral est ouvert. Le pays est aujourd’hui le premier exportateur mondial.

Ce changement a dopé leurs exportations et a entraîné leur intégration dans l’économie mondiale. En résulte la place de leurs entreprises dans les classements qui ne cesse de croître. Dès 2009, parmi les 2 000 plus importantes sociétés cotées en Bourse, 91 étaient Chinoises, 47 Indiennes, 31 Brésiliennes, 28 Russes, 19 Sud-Africaines et 18 Mexicaines.

Ce sont également des pays qui ont ouvert leurs marchés intérieurs aux investisseurs étrangers. Les grandes firmes par exemple délocalisent leur production depuis les pays riches vers certains pays du Sud, les pays ateliers, y trouvant une main-d’œuvre moins coûteuse. Ces États investissent en retour de plus en plus à l’étranger.

Des effets sur les populations

Il convient de mesurer que l’émergence ne s’accompagne pas automatiquement d’avancées sociales, au contraire du développement. Toutefois, les améliorations économiques ont souvent des effets bénéfiques sur le niveau de vie global de la population.

Les effets de l’intégration économique de ces pays sur la vie de leurs populations sont loin d’être négligeables. Le développement industriel entraîne une hausse de l’emploi et de l’offre de travail. Le niveau de vie s’améliore, allant de pair avec l’avènement d’une société de consommation. L’IDH (qui prend en compte la richesse, le niveau de santé et d’éducation) tend à augmenter. Etant donné que les pays émergents ont en général fini leur transition démographique, les naissances sont stables et la part d’alphabétisation de la population croît.

Cela entraîne en revanche un creusement des inégalités sociales. Les disparités se multiplient, notamment entre les populations urbaines et les populations rurales. Un écart important se construit entre un secteur moderne, rattaché à l’économie mondiale, et un secteur traditionnel, enlisé dans la pauvreté. L’Inde par exemple rassemble encore 300 millions de pauvres (vivant avec moins d’un dollar par jour), c’est-à-dire presque un tiers de la population. En outre, en dépit de l’augmentation du nombre de diplômés, le pays regroupe quelque 350 millions d’analphabètes.

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L’émergence, synonyme de montée en puissance, mais synonyme de remise en question de l’ordre mondial ?

Une nouvelle donne économique

Le rattrapage économique de ces pays dessine indéniablement un bouleversement de l’ordre économique international, auparavant dominé par les pays du Nord. En témoigne le classement des PIB mondiaux : la Chine est passée numéro deux mondial, l’Inde sixième, devant la France, et le Brésil huitième. En 2014, les quatre BRIC figurent parmi les dix premières puissances économiques du globe. Nombreux sont d’ailleurs les intellectuels à rendre compte de ce bouleversement.

En 2012, Bertrand Jacquillat écrivait : « Cette année, les économies émergentes représenteront 50 % de la production mondiale des biens et services. Et ce n’est que la suite d’une tendance entamée il y a plus de trente ans et qui représente un rééquilibrage aux conséquences économiques planétaires. » C’est ce que Laurent Carroué nomme « le rééquilibrage du monde », parlant de la transformation rapide de la hiérarchie des puissances, qui avait peu changé depuis la révolution industrielle.

Vers un nouvel ordre mondial ?

Ce rattrapage économique nourrit la revendication d’un nouvel ordre mondial. C’est d’ailleurs dans cet objectif que le ministre brésilien a déclaré, en 2009, « le G7 est mort ! ». Xi Jinping réaffirme cette volonté lorsqu’il se fait au Forum de Davos en 2017 l’ardent défenseur du libre-échange et clame en 2018 : « Travaillons de concert avec le reste de la communauté internationale pour bâtir un monde ouvert, inclusif, propre et beau, un monde qui jouisse d’une paix durable, d’une sécurité universelle et d’une prospérité commune. »

Signe que l’ordre mondial est remis en cause, de plus en plus de tensions entre pays développés et pays émergents apparaissent, notamment à travers des guerres économiques. Pour autant, cet ordre hérité du XXe siècle est encore loin d’être destitué. Les pays émergents restent d’ailleurs pour la plupart des « puissances incomplètes ». L’essor économique permet certes la croissance du politique et militaire, mais le soft power fait encore souvent défaut.

Singapour, un modèle d’émergence ?

Présentation générale de Singapour

Situé sur Malacca, détroit le plus fréquenté du monde, Singapour est une cité-État au territoire très réduit (700 km2), dont 20% a été gagné sur la mer. Ce petit pays de 6 millions d’habitants est l’un des plus denses et riches de la planète. Il est souvent cité comme modèle de réussite, et il est vrai que Singapour a de quoi faire rêver ! Le chômage est presque inexistant (2%), le PIB par habitant est excellent (64 000 $, contre 37 000 $ en France), et de nombreuses ethnies cohabitent (Chinois, Malais et Indiens notamment). 

Mais ces chiffres cachent des fragilités structurelles. Les inégalités sont particulièrement fortes à Singapour, et le pays est dépendant des services plus à 75%. La dette est aussi importante (plus de 140% du PIB en 2022), bien qu’elle soit majoritairement détenue par le peuple. Sur le plan politique, la démocratie est bancale et de tradition très autoritaire. La même famille dirige le pays depuis l’indépendance en 1965 !

La croissance économique exceptionnelle de Singapour

L’émergence par la planification économique

En 1965, après son indépendance de la Malaisie, Singapour ne possède pas beaucoup d’atouts économiques. Il s’agit d’un pays pauvre en ressources, non industrialisé et au territoire très restreint.

Le fondateur de la République de Singapour, Lee Yuan Kew, mène cependant une politique autoritaire dès 1965. Il instaure une forte tradition de planification économique malgré le libéralisme du pays. L’émergence du pays se fait en plusieurs étapes. Tout d’abord, une réforme agraire mécanise le secteur agricole de Singapour à grande échelle. Ensuite, l’industrie du pays se spécialise dans les exportations de produits transformés vers les pays riches. Enfin, les exportations continuent à devenir de plus en plus pointues afin d’augmenter la valeur ajoutée des produits vendus (informatique, électronique…).

Ce processus, qui a lieu dans les années 1970, classe Singapour dans les NPIA (Nouveau Pays Industrialisés d’Asie), qui sont des pays émergents. Ainsi, il attire l’attention de nombreux investisseurs. Le pays s’ouvre alors au commerce mondial. Dès 1973, Singapour intègre le GATT (devenu l’OMC en 1995), et est aussi un des membres fondateurs de l’ASEAN en 1967. Au total, le pays compte aujourd’hui une trentaine de partenaires de traités de libre-échange !

Une réussite économique impressionnante

Les exportations de Singapour ont atteint un record de 515 milliards de dollars en 2022, et sa balance commerciale reste très positive. Sa place boursière est également l’une des premières du monde, et Singapour est l’un des pays les plus attractifs au monde sur le plan financier. Le pays concentre par exemple les 2/3 des investissements français en Asie du Sud-Est. Pour ce qui est des infrastructures, l’aéroport Changi de Singapour est parmi les meilleurs au monde, et son port de conteneurs, idéalement placé sur le détroit de Malacca, est le deuxième au monde.

Singapour est également un des Etats les plus développés du monde. L’université de Singapour a une renommée mondiale pour la qualité de son éducation, et elle est souvent classée meilleure université d’Asie. Les infrastructures de santé sont parmi les meilleures au monde, ce qui permet au pays de rebondir rapidement après la pandémie du Covid-19 en 2020 (près de 9% de croissance du PIB en 2021). Sur le plan sécuritaire, la criminalité est très faible, et le pays présente le plus faible taux de corruption étatique d’Asie.

De tels résultats montrent la réussite des politiques d’émergence du pays, mais ils n’empêchent pas Singapour d’avoir de nombreuses faiblesses.

Les fragilités de l’émergence de Singapour

La dépendance aux exportations mondiales

En 2022, l’économie souffre d’une dépendance structurelle aux exportations. En effet, elles représentent près du double du PIB ! Le ralentissement de la demande mondiale en électronique risque de fragiliser l’industrie de Singapour, et d’engendrer des problèmes de surproduction.

De plus, des soucis démographiques viennent aggraver les choses. Comme la Chine et le Japon, Singapour souffre du vieillissement de sa population. Dans ce pays très tourné vers les industries exportatrices et les services, une pénurie de manœuvre menacerait tout l’appareil productif.

En outre, la dépendance aux exportations engendre une dépendance aux principaux partenaires commerciaux. En 2022, la Chine (en comprenant Hong Kong) était le premier partenaire commercial avec près de 30% des exportations de Singapour. Dans ce contexte, Singapour est menacé par la guerre commerciale entre les Etats-Unis et la Chine, ainsi que le ralentissement de la demande intérieure chinoise.

Ainsi, l’émergence fondée sur les exportations crée des fragilités dans l’économie de Singapour.

Les tensions géopolitiques régionales

Les politiques d’émergence sont tournées vers le secteur économique et financier, mais ne prennent pas en compte les préoccupations géopolitiques. Ainsi, elles évacuent des menaces comme la piraterie maritime dans le détroit de Malacca ou les guérillas islamistes en Thaïlande et en Indonésie. Pourtant, ces sujets inquiètent l’équilibre de Singapour. Les menaces de groupes terroristes indonésiens contre Singapour en 2001 sont un exemple de ces tensions régionales. 

La proximité géographique de la Malaisie et de l’Indonésie rend le territoire singapourien vulnérable aux aléas géopolitiques. Si Singapour est un pays stable, en Asie du Sud-Est, il fait office d’exception. De nombreux pays envient même la réussite de son émergence.

Ainsi, dans les années 1990, des tensions naissent avec la Malaisie. Le premier ministre malais initie un programme de développement économique, et par ressentiment envers la prospérité de Singapour, menace de couper l’approvisionnement en eau du pays. Les ressources de Singapour étant limitées, le pays serait vulnérable sans l’accès à l’eau malaise. La réponse adoptée par la cité-État est alors de développer une quinzaine de réservoirs d’eau douce et une expertise en recyclage. Si les relations avec la Malaisie sont aujourd’hui apaisées, Singapour continue de surveiller les potentielles tensions géopolitiques régionales.

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Conclusion

Ainsi, le phénomène d’émergence a indéniable entraîné une nouvelle donne économique. Des réussites comme celles de Singapour soulignent les bienfaits des politiques d’émergence autant que leurs insuffisances sociales, géopolitiques et environnementales.

Le projet de nouvel ordre mondial reste donc embryonnaire et les trajectoires encore diverses. En effet, Jim O’Neil lui-même reconnaissait en 2013 que  s’il devait changer l’acronyme BRICS, il ne « laisserait que le C ! ». À certains égards, la question n’est-elle pas de savoir si l’essor de la Chine ne dessine-t-il pas, à lui seul, les contours d’un nouvel ordre mondial ?

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