France

Cette dissertation nous a été confiée par Matthieu Alfré, diplômé de HEC et aventurier que nous avions d’ores et déjà rencontré. Sa passion pour la géopolitique, née en prépa, se perpétue chez ce globe-trotteur et l’amène à publier un livre de dissertations qui sortira prochainement dans une grande maison d’édition ! Il nous a donné l’autorisation de publier une dissertation sur la France, thème que nous pressentons et qui est l’objet de notre premier magazine Le Major. Alors à vos stylos et prenez des notes ! Sujet : La France est-elle encore une puissance militaire ? 

En septembre 2016, l’Armée française connaît une évolution symbolique. Le fusil d’assaut FAMAS construit de longue date à Saint-Étienne ne sera plus l’arme privilégiée des fantassins du pays. C’est le fusil HK 416 F, construit par les Allemands qui est promis à le remplacer. Cette évolution peut nous amener à interroger ce qui reste encore de la puissance militaire française tant la France semble un pays qui n’utilise plus ses propres armes pour combattre.

Pays occidental appartenant à l’Union Européenne, la France est frontalière notamment de la Belgique, de l’Espagne, de l’Allemagne et de l’Italie. Elle compte parmi les dix pays les plus puissants de la planète aujourd’hui. Définie comme la capacité qu’a notre pays d’agir dans le système international et sur chacun de ses membres, sa puissance tient à son prestige historico-diplomatique, à son économie développée et à sa force de frappe militaire. À cet égard, l’Armée française est composée de trois armées conventionnelles : l’Armée de l’air, l’Armée de terre et la Marine. Ces trois armées sont appuyées aussi par des forces non-conventionnelles, qu’il s’agisse d’unités spéciales (service action ou forces spéciales) ou bien des moyens particuliers (renseignement, force nucléaire). Ces distinctions militaires découlent d’une époque chahutée par des conflits symétriques où l’ennemi est bien identifié.

Or, la France, victorieuse de la Seconde Guerre Mondiale, évolue dans un monde instable qui voit apparaître de nouvelles menaces. D’une part, les menaces à la sécurité interne du pays se multiplient, qu’il s’agisse du grand banditisme, du terrorisme international ou même du cyber-terrorisme. D’autre part les menaces externes qui viennent nuire à la France, comme à ses intérêts à l’étranger, sont également renforcées dans bien des territoires. Par exemple, l’instabilité endémique dans le « pré carré » de la France en Afrique francophone le démontre. Le Mali, la Côte d’Ivoire, la République Centrafricaine sont autant de terrains où la France avait une influence traditionnelle qui est maintenant contestée. Mais, de surcroît, la menace externe provient aussi de théâtres où le pays n’était pas habitué à intervenir avec ses armées. Les conflits du Proche et du Moyen-Orient ont suscité des prises de positions de la France et même des interventions directes comme en Syrie depuis 2013. Dans ces circonstances troublées, où la France veut garder son influence dans le monde tandis qu’elle est confrontée à des menaces renforcées, il convient de se demander si elle est encore une puissance militaire aujourd’hui.

État doté de moyens d’action importants, la France a longtemps compté parmi les puissances militaires dans le monde (1). Pour autant, l’Armée française s’est retrouvée confrontée à ses faiblesses structurelles dans l’histoire récente (2). C’est pourquoi la France restructure en profondeur ses armées en vue de redevenir une puissance militaire dans un cadre de coopération avec ses alliés (3).

 

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Pour conforter sa prétention universaliste, la France structure une puissance militaire susceptible de lui permettre de se défendre aussi bien que d’imposer ses vues. La France est une puissance militaire par sa capacité à mobiliser des moyens non-conventionnels. Depuis les années 1950, il s’agit d’un « État doté » de la puissance nucléaire au sens du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (1970). Dans une perspective d’indépendance militaire, elle constitue sa propre filière nucléaire autonome afin de disposer de plus de 300 têtes nucléaires. Cette puissance nucléaire se déclinait naguère parmi les trois Armées. Concernant la composante terrestre, le centre du Plateau d’Albion – la base terrestre jusqu’en 1996 – n’est plus opérationnel. Toutefois, il reste encore la composante navale et la composante aérienne qui peuvent se projeter dans le monde. Par exemple, la France dispose de quatre sous-marins nucléaires lanceurs d’engin (SNLE), comme le Triomphant, le Téméraire, le Vigilant et le Terrible. Grâce à cette force furtive et mobile, la France est en mesure d’opérer une dissuasion nucléaire ce qui est un attribut de la puissance.

Cela étant, la France cherche à demeurer une puissance militaire conventionnelle de premier plan. C’est la raison pour laquelle ses armées tâchent d’entretenir voire de renforcer leurs capacités opérationnelles. Ainsi, l’Armée de terre met en place un programme innovant de renforcement des capacités du fantassin, intitulé Félin (fantassin à équipement et à liaison intégrés), pour s’adapter aux nouveaux combats asymétriques. Elle dispose en outre d’unité de combat aguerries et prête à l’action comme la Légion étrangère ou les Régiments de parachutistes d’infanterie de Marine (RPIMA) qui peuvent préparer l’assaut dans tous les théâtres d’opérations. L’Armée de l’air, quant à elle, se tient à la pointe de la haute technologie par la commande, en vue du déploiement, de près de 300 avions Rafale, avions multi-rôle dont le coût unitaire est 80 M€. Enfin, la Marine française compte parmi l’une des plus redoutées dans le monde notamment car elle a été jusqu’à commander deux porte-avions (le Charles de Gaulle, le Foch). Quel que soit l’armée conventionnelle en question, la France peut s’appuyer sur elle pour servir ses objectifs de puissance.

Dans ces conditions, la France a su démontrer sur le terrain la force de frappe de ses armées. Le glorieux passé militaire du pays témoigne en sa faveur dans l’Hexagone. La bataille de Valmy pendant la Révolution (1792), la bataille d’Austerlitz sous l’Empire (1805) ou la bataille de la Marne de la Première Guerre Mondiale (1914) ou le Débarquement en Normandie à Sword Beach (1945) furent autant de champs de bataille où les forces françaises sont parvenues à s’illustrer sur leur propre terrain. Pour autant, dans le cadre de la protection de ses intérêts vitaux ou dans celui de son engagement auprès des alliés, la France a aussi su conduire des opérations extérieures efficaces. Depuis la période de la décolonisation, elle est intervenue dans son « pré carré » en Afrique. C’est ce qui lui a permis de protéger ses ressortissants, quand la Légion Étrangère a sauté sur Kolwezi au Zaïre (1978), ou de contrecarrer l’avancée de l’Union Soviétique, comme au Tchad avec l’opération Épervier (1986). Ces victoires augustes font état de la capacité d’intervention des Armées françaises bien au-delà de ses frontières.

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Du fait de sa puissance militaire, conventionnelle ou non-conventionnelle, la France est en mesure de remporter bien des victoires sur les théâtres d’opérations. Pour autant, il s’agirait de ne pas se satisfaire d’une lecture trop unilatérale de la force de frappe de l’Armée française. En effet, le monde d’aujourd’hui n’est pas identique au monde d’hier. Tandis que le contexte budgétaire se tend davantage, l’acceptation des conflits armés par l’opinion publique se réduit d’autant. Or, dans un monde où les menaces se renforcent et se démultiplient, comme le laisse entendre la violence des conflits asymétriques, la puissance militaire de la France est soumise à rude épreuve.

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Dans ces circonstances, l’Armée française, s’est retrouvée confrontée à ses faiblesses structurelles dans son histoire récente. La litanie des grandes victoires ne doit pas occulter celle des cuisantes défaites infligées à la France à des périodes charnières de son histoire. Même si l’Armée française dispose d’importants moyens, ceux-ci ne lui garantissent donc pas la victoire systématique. Il suffit de s’intéresser au cas de nos engagements en Asie pour s’en convaincre. En effet, donnant lieu à un modèle pour les tiers-mondistes, la guerre d’Indochine (1946 – 1954) marque un tournant dans l’histoire des guerres irrégulières. Contre les forces indépendantistes du mouvement Viêt-Minh, groupe d’obédience communiste piloté par Moscou puis Pékin, l’Armée de terre a connu une traumatisante défaite. Pris dans la cuvette de Diên Biên Phu, les soldats français sont acculés à l’abandon. Par ailleurs, au sein d’une intervention plus récente, la contribution française dans la coalition internationale en Afghanistan (2001 – 2014) n’a pas suffi pour faire basculer le conflit en faveur des alliés des États-Unis d’Amérique. Même si elle dispose de moyens conventionnels et non-conventionnels considérables, l’armée française peine à s’adapter à des conflits irréguliers et asymétriques.

Ceci se confirme d’autant que ses moyens budgétaires, matériels ou humains rencontrent d’importantes limites quantitatives et qualitatives. D’un point de vue budgétaire, le budget de la Défense en France correspondait à 6% du PIB en 1960 contre seulement 1,5% en 2015. De surcroît, le nouvel enjeu budgétaire concerne surtout les choix d’investissement qui se cantonnent à des niveaux insuffisants. Ainsi, la construction d’un hypothétique porte-avion, navire imposant qui coûte 3 à 4 Md€, fait encore l’objet de tergiversations. Au sein des moyens d’interventions existants qu’a la France, certains sont obsolètes ou n’ont qu’une faible disponibilité, laquelle représente la capacité d’action de la force de frappe. Dans son rapport de 2014 sur le « maintien en conditions opérationnelles des matériels militaires », la Cour des Comptes met en évidence cette limite matérielle. Alors qu’à la fin des années 1990 le taux de disponibilité des matériels était supérieur à 75% (blindés, sous-marins, avions), il est toujours inférieur à 60% aujourd’hui. Enfin, d’un point de vue humain, le constat d’une réduction des effectifs atteste de la contrainte plus forte qui s’applique à la Défense. Ce sont les nouvelles orientations de professionnalisation des Armées, mettant fin à la conscription en 1996, qui en justifient la transition progressive. En 1990, les forces armées françaises comptaient 550 000 soldats (dont 250 000 appelés) contre 230 000 hommes dans toutes les Armées confondues en 2016. Cette triple évolution à la baisse, du budget, des équipements et des effectifs, montre combien les forces armées françaises sont contraintes aujourd’hui.

C’est pourquoi, du fait de la multiplicité de ses engagements internationaux, l’Armée française a saturé sa capacité d’action. La France a des engagements internationaux qui imposent des décisions stratégiques, lesquelles se traduisent par une projection de ses forces armées dans le monde. En Afrique, elle met en place dans l’urgence des forces d’intervention rapides pour laisser place, autant que possible, aux opérations de maintien de la paix prévues dans le cadre de l’Organisation des Nations Unies (ONU). C’est ce qui a eu lieu avec l’opération Licorne en Côte d’Ivoire (2002) pour éviter la guerre civile ou encore avec l’opération Serval au Mali (2013) pour repousser les djihadistes. Au Moyen-Orient, elle poursuit un objectif de représailles face à la constitution du groupe terroriste État islamique (2013). Comme les théâtres d’interventions extérieures sont multiples et éloignés, le manque de moyens dont souffrent les forces armées se traduit en une saturation de ses capacités d’action. Ceci tend en conséquence à restreindre l’amplitude de la puissance militaire française aujourd’hui.

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La capacité d’action des forces armées françaises doit ainsi s’adapter à un contexte de plus en plus tendu. C’est ce qui contribue à expliquer les succès relatifs de son Armée. Cependant, la puissance militaire de la France connaît une profonde recomposition. Au plus haut niveau, l’exécutif tâche de tenir compte des nouvelles menaces, avec l’émission de livres blancs (2008, 2013) dans un cadre européen qui cherche à intégrer les enjeux de défense. Ces faits nouveaux invitent à se demander ce que peut être le bilan de la puissance militaire française aujourd’hui.

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La France restructure en profondeur ses armées pour redevenir une puissance militaire dans un cadre plus internationalisé. Par son Livre blanc de la défense et de la sécurité nationale (2013), elle poursuit une initiative de restructuration de ses forces armées qui tienne compte de nouvelles menaces. La restructuration des armées se fonde sur la clarification des trois missions qui leurs sont assignées : protection du territoire comme des populations, dissuasion nucléaire et interventions extérieures. Celles-ci se déclinent en cinq fonctions : le renseignement, la dissuasion, la protection, la prévention et l’intervention. Mais, au-delà des orientations de principes, ces contributions administratives recommandent de développer les moyens spéciaux pour contrecarrer les nouvelles menaces (recrudescence des cyberguerres, poids du terrorisme international). En guise d’exemple, les équipements du renseignement, la place de la cyberdéfense et le rôle des forces spéciales sont autant de moyens de défense qui seront renforcés dans le sillage des livres blancs. Par exemple, la France prévoit de recruter 2600 hommes d’ici 2019 dans son commandement Cybercom. Si la France est une puissance militaire soumise à des contraintes fortes, elle prend le parti d’en atténuer les effets pervers.

Dans ce contexte, au milieu des années 2010, la stature mondiale de la puissance militaire française reste pour le moins contrasté. Certes, d’une part, la France peut se targuer des réussites de son industrie d’armement grâce à son complexe militaro-industriel. En effet, elle parvient à exporter les fleurons technologiques de son savoir-faire en la matière. Les grands contrats d’équipement militaire, comme les ventes de Rafale de Dassault (24 pour l’Egypte, 24 pour le Qatar, 36 pour l’Inde) ou de sous-marins de DCNS (12 pour 34 Md€ à l’Australie en 2016), montrent une certaine efficacité commerciale à l’export pour l’industrie d’armement. En revanche, s’agissant des capacités d’opération, la France n’est pas parvenue à anéantir le risque terroriste qui menace son sol. Les attentats sanglants de 2015 au journal Charlie Hebdo, au Bataclan ou à l’Hyper Cacher en témoignent. En outre, l’exécutif français apparaît plus que réticent à ordonner des interventions à l’extérieur qui débouchent sur l’envoi de troupes régulières au sol, en particulier sur les terrains d’opérations sensibles comme la Syrie en 2016. Ces éléments de preuve ne font que confirmer combien le bilan de la puissance militaire française est plus que jamais contrasté.

Pour autant, la France reste une puissance militaire de premier plan lorsque sa défense se conçoit dans le cadre d’alliances internationales. Or, ces alliances multiples et mobiles se jouent à des échelles distinctes. Sur le plan européen, la France fut l’instigatrice d’une Europe de la Défense qui visait pendant la Guerre Froide à autoriser une troisième voie entre les Washington et Moscou. C’est ce qui donne lieu à la Politique de Sécurité et de Défense Commune (PSDC) qui permet une coopération des nations sur des théâtres où l’Europe est fondée à intervenir. Son cadre juridique d’intervention est spécifié dans les articles 42 et 43 du Traité sur l’Union Européenne qui disposent : « Elle assure à l’Union une capacité opérationnelle s’appuyant sur des moyens civils et militaires. L’Union peut y avoir recours dans des missions en dehors de l’Union afin d’assurer le maintien de la paix, la prévention des conflits et le renforcement de la sécurité internationale conformément aux principes de la charte des Nations unies ». Or, sur le plan international, la puissance militaire de la France augmente aussi à proportion de celle de ses principaux alliés. Ces nouvelles orientations de défense en Europe doivent s’articuler habilement avec les reliquats issus de l’histoire. Car la France doit aussi composer avec l’intérêt de ses alliés signataires du traité de l’OTAN, Organisation du Traité de l’Atlantique Nord, signé en 1949. C’est à la lumière de son appartenance à l’OTAN qu’il faut comprendre sa réticence à s’allier directement avec les russes pour des opérations conjointes sur le territoire syrien. Dans un monde plus instable et plus ouvert, la puissance militaire de la France reste possible à condition qu’elle se comprenne dans un jeu d’alliances internationales et supranationales.

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Consciente du rôle qu’elle doit jouer dans le monde, vocation universaliste héritée de son passé glorieux, la France peut s’appuyer sur sa puissance militaire. Même si les contraintes qui s’imposent à elles sont fortes, les forces armées françaises demeurent en mesure de répondre à de nouvelles menaces. Ceci est d’autant plus réaliste que la France parvient à s’insérer dans des alliances internationales, de principes ou d’intérêts, qui sont les seules à même d’accroître son rayonnement. Ceux qui partagent « une certaine idée de la France », pour reprendre la formule du Général de Gaulle, dans ses Mémoires de guerre, conçoivent que la « politique de la grandeur » ne se réalise qu’à plusieurs. La puissance militaire de la France ne peut se réaliser que dans le cadre d’alliances solides et fiables. C’est ce qu’illustre à merveille, mais à rebours de l’interprétation de notre exemple introductif, le choix de faire porter des armes allemandes aux soldats français.