« Winter is coming ». Sûrement avez-vous déjà reconnu le slogan de la série Game of Thrones. Mais pourquoi est-il si populaire ? Parce que la série l’est ? Pour Dominique Moïsi, membre fondateur de l’Institut Français des Relations Internationales (IFRI) et ancien professeur à Harvard et Sciences Po Paris, ce n’est pas seulement ça. Si cette phrase trouve un si grand écho au sein de la population mondiale, c’est qu’elle semble décrire l’appréhension de chacun face à l’avenir. Partout dans le monde, l’hiver, qui symbolise la peur du terrorisme, de la crise ou du réchauffement, semble venir. En 2016, Dominique Moïsi se lance le défi d’écrire une « Géopolitique des séries ». En plein « âge d’or » des séries, il semble clair que celles-ci ont pris le parti de décrire le monde. Le géopoliticien cherche donc ici à montrer en quoi les séries peuvent nous permettre de mieux comprendre la géopolitique mondiale, en se l’appropriant directement ou bien en la signifiant implicitement.

De Game of Thrones à Dowtown Abbey : fascination pour le chaos mais nostalgie de l’ordre

Certainement la série Game of Thrones a été connue à ses débuts pour sa violence parfois décriée et son désir d’une mise en scène réaliste. Cette fascination pour la violence n’est pas sans rappeler la politique de communication menée par l’E.I. (Etat Islamique) avec son agence de communication, l’AMAQ. L’univers de Game of Thrones ressemble à bien des égards à celui du Moyen-Orient aujourd’hui : diverses familles (pays) se mènent une lutte à mort pour accéder au leadership de la région. Chacun des conflits est essentiellement politique et l’économie n’y joue qu’un rôle connexe. Surtout, ici comme là-bas, le plus réaliste (celui qui fait de la realpolitik) finit toujours par gagner. La justice est bafouée (il suffit de regarder les méthodes d’Al-Assad en Syrie) et les naïfs qui veulent placer leurs valeurs avant tout  finissent toujours par perdre (à l’exception de Jon Snow). Enfin, et c’est par là en réalité que D. Moïsi commence, George R.R. Martin s’est inspiré de la Guerre des Roses qui a eu lieu en Angleterre au XVe siècle ; or c’est bien à une guerre de trente ans comme celle-ci que de nombreux experts se réfèrent pour évoquer la situation actuelle du Moyen-Orient…

Cette fascination pour le chaos que traduit le succès de Game of Thrones semble pourtant s’opposer à la nostalgie de l’ordre qui ressort de Downton Abbey, autre série à succès. Peut-être moins connue des préparationnaires, Downton Abbey (2010-2015) est une série britannique mettant en scène la vie quotidienne d’une famille noble anglaise au début du XXe siècle. Cette famille, les Crawley, assistent à l’effondrement d’un ordre ancien hérité du Moyen-Âge. Ainsi, la série montre comment la Première Guerre mondiale, qui fauche tout le monde sans distinction, puis la crise économique qui en suit, abolit la hiérarchie. Dans cet effondrement, plusieurs moments et personnages sont significatifs. Le discours à la radio du roi George V traduit un rapprochement important entre la royauté et le peuple. Carson, le majordome, est le plus hostile à tout changement incarnant. Downton Abbey a du succès car elle parle d’un temps où la hiérarchie était encore clairement définie. Son succès aux Etats-Unis rappelle certainement la fascination du Nouveau Continent pour le raffinement de l’ancien mais aussi à travers le personnage de Lady Crawley, fille d’aristocrates américains, l’inversion des hiérarchies ; c’est elle qui grâce à sa fortune vient sauver le château du comte Crawley.

Homeland et House of Cards : une Amérique en proie au doute

Homeland est une série américaine inspirée de la série israélienne Hatufim. L’héroïne, Carrie Mathison, est persuadée que Steve Brody, ancien prisonnier au Moyen-Orient, est un agent double alors que celui-ci a pourtant été accueilli en héros. Homeland interroge l’Amérique sur ses peurs. À l’image de la maladie de l’héroïne, il semblerait que depuis les attentats de septembre 2001, l’Amérique a sombré dans une bipolarité nouvelle, qui ne l’oppose plus à l’URSS mais à elle-même. Le sergent Brody constitue cette peur de l’ennemi intérieur qui obsède depuis toujours les Etats-Unis. Lincoln lui-même dans un discours de 1838 avait déclaré « As a nation of free men we must live through all time or die by suicide ». Il ressort ici la culture de la peur américaine et notamment celle du déclin qui existe depuis les premiers colons. Mais Brody est lui-même victime de cette psychose : est-il victime du syndrome de Stockholm ? Est-il manipulé par Al-Qaïda ? Les identités se confondent dans une Amérique en proie au doute. Il reste un dernier point intéressant dans Homeland qui est l’impact de la série sur la réalité. La série se permet diverses critiques sur la politique américaine, comme l’implication au Moyen-Orient (« rien de bon ne sortira de cela » dit un personnage de la série) ou l’utilisation des drones (Brody a été traumatisé par un missile ayant tué de nombreux civils).

Dans la veine de Homeland, House of Cards est aussi une série qui offre un regard critique sur l’Amérique d’aujourd’hui. La série suit l’ascension de Frank Underwood de son poste de Whipper (celui qui se charge de la présence des députés au Congrès) à celui de Président des Etats-Unis. Frank Underwood est un personnage profondément pragmatique, roi de la manipulation politique, n’hésitant pas à éliminer ceux qui le gênent. Il est ainsi l’incarnation même du Prince de Machiavel. House of Cards est l’exact opposé de ce qu’était The West Wing à la fin des années 1990. L’une faisait l’éloge des Etats-Unis, hyperpuissance post-guerre froide. L’autre s’inscrit dans une Amérique en pleine crise de confiance post-11 septembre et post-crise. Ainsi, alors qu’un quart des Américains avaient pleinement confiance dans la Cour Suprême en 1997, ils ne sont plus que 12% aujourd’hui. « Il y a quelque chose de pourri au Royaume du Danemark » faisait dire Shakespeare dans Hamlet. Il y a certainement quelque chose de pourri dans l’Amérique pleine de doutes. Le rêve américain y est constamment tourné en dérision. Ce qui explique le succès de la série chez les élites chinoises : l’Amérique peut-elle encore donner des leçons de politique face au constat clinique d’House of Cards, bien qu’exagéré ? Kevin Spacey ne fait-il pas dire à Frank Underwood « Democracy is seriously overrated ?”.

Que retenir de l’œuvre et comment l’utiliser ?

Il me semble important de revenir sur deux chapitres que j’ai jusqu’ici mis de côté mais qui permettent de mieux comprendre l’enjeu global de l’œuvre. Dans l’introduction, Dominique Moïsi fait preuve de transparence sur son projet : sur les cinq séries citées, 4 sont anglo-saxonnes dont 3 américaines. Ce qui n’est pas anodin. Il y a certes la qualité des séries qui joue un rôle (les Américains font figure d’étalon dans le genre). Mais c’est surtout ce qu’elles nous disent qui est intéressant : l’Occident a peur. Ce constat, Dominique Moïsi l’avait fait dans son ouvrage précédent Géopolitique des émotions (2008) mais les séries viennent l’appuyer (d’où le sous-titre « ou le Triomphe de la peur »). On parle ici de l’Occident, et non l’Amérique seule. Dans un cinquième chapitre plus court, le géopoliticien évoque ainsi Occupied, série norvégienne qui met en scène une Europe face à la peur de l’invasion russe. Or les séries sont l’un des principaux instruments du soft power (pour reprendre la typologie du pouvoir de Joseph Nye) d’autant plus que leur qualité et leur succès les placent aujourd’hui au niveau du cinéma. Que dire quand ce qui devrait faire rayonner l’Occident dans le monde participe en réalité à dévoiler ses peurs, ses craintes, ses faiblesses ? Là est tout le paradoxe de l’Occident.

Pour finir, voici la mobilisation que j’ai faite de l’œuvre dans ma copie d’Ecricome 2017 sur le sujet « Au regard des évolutions de la société américaine depuis les années 1980, y a-t-il encore une place pour un modèle et un rêve américain ? » (18,5/20). L’objectif de ma dissertation était de montrer que la notion de rêve et de modèle américain avait été profondément bouleversée depuis les années 1980 mais que sa place restait essentielle à l’échelle nationale, au dépit de son déclin international. Dans ma conclusion, j’affirmais ainsi que House of Cards et Homeland montraient cette peur de la fin d’un rêve américain qui signifierait le déclin de l’Amérique, mais que paradoxalement ces mêmes instruments du rêve américain le faisaient transparaître…