Brève histoire du pétrole

En ce début 2017, il ne subsiste plus grand chose de la première station de forage montée en 1859 à Titusville, en Pennsylvanie. C’est pourtant là qu’a commencé la ruée vers l’or noir. Ruée qui depuis n’a cessé d’avoir des répercussions géo-économiques et géopolitiques sur l’ensemble du globe. Cette matière première devenue indispensable à l’ensemble des civilisations (carburant, électricité, matières plastiques, bitume…) s’est rendue indispensable au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale dans le sillage des Trente Glorieuses (décrites par Jean Fourastié). Ce pétrole est à l’époque l’apanage d’un cartel mystérieux : les « Sept Soeurs » (parmi lesquelles on connait encore aujourd’hui: « l’aristocratique British Petroleum, l’ombrageuse Texaco, l’exubérante Mobil » (Monde Diplomatique), qui se partagent le monde. Petit aparté : ceux qui se partagent réellement le monde sont les «tycoons» (grands seigneurs) comme l’américain Rockefeller (premier milliardaire de l’ère contemporaine, sa famille était à la tête de Standard Oil puis d’Exxonmobil) ou le financier arménien Gulbenkian (« Monsieur cinq pour cent » : il participe à de nombreux « deals » du début du siècle et obtient 5% de la Turkish Petroleum Company), pour ne pas être exhaustif.

« L’ère du tout pétrole » débute et profite donc à ces firmes occidentales qui négligent totalement les pays producteurs du Tiers Monde pour la plupart encore sous influence étrangère ou qui ont concédé leurs champs pétroliers aux pays dits du Nord comme avec les Accords Sykes-Picot (1916 : partage du Proche-Orient entre France et Grande-Bretagne) ou le Pacte de Quincy (1944 : Entre l’Arabie Saoudite et Roosevelt, monopole offert à Aramco en échange de la protection américaine). Mais, alors que la Guerre Froide occupe le centre de l’attention, un basculement s’amorce lors de la conférence de Bandung (1955) et l’acte de naissance du Tiers-mondisme.  Les pays du Tiers Monde prennent ainsi exemple sur Nehru qui a nationalisé en 1956 le Canal de Suez (sous contrôle franco-britannique jusque-là) et une vague de nationalisations débute. Parmi celles-ci, on trouve bien évidemment les compagnies pétrolières du Moyen-Orient et celle du Venezuela.

L’origine de l’OPEP

C’est ainsi que le 14 Septembre 1960, l’OPEP (Organisation des pays exportateurs de pétrole) est créée à Bagdad à l’initiative principale du Venezuela (plutôt étonnant, non ?). Outre ce pays, les membres fondateurs sont l’Arabie Saoudite, l’Irak, l’Iran et le Koweït. Guerre Froide oblige, le siège de l’organisation est installé dans un pays neutre : à Genève en Suisse jusqu’en 1965, puis à Vienne en Autriche.  La création de cette organisation avait pour but de proposer un contre-poids face au cartel des « Sept Soeurs » qui fait la pluie et le beau temps sur le marché de l’or noir et devait répondre à une triple exigence : augmenter les revenus des pays membres pour permettre leur développement, reprendre progressivement le contrôle de la manne pétrolière face aux compagnies occidentales et unifier les politiques de production. Très rapidement, cette organisation s’impose sur l’échiquier mondial jusqu’à en devenir un pion central. En effet, l’OPEP va s’agrandir (comme on le voit sur la carte ci-dessous), et va dès lors étendre son influence à la fois géopolitiquement, en tant qu’acteur incontournable, et géo-économiquement, notamment en jouant sur les prix. On s’en tiendra dans cet exposé à un plan chronologique des plus classiques (déconseillé au concours, car l’histoire est tout sauf linéaire). Dans un premier temps, nous verrons comment l’OPEP a émergé et a bouleversé l’ordre mondial entre 1960 et 1973, en étant in fine la catalyse de la transition entre les Trente Glorieuses et les Vingt Piteuses. Puis, pourquoi l’OPEP était à la confluence des enjeux de la fin du XXème siècle, pour enfin constater que tout doucement cette organisation, à cause des dissensions intérieures et de l’émergence de nouveaux producteurs, perd de son poids en ce début de XXIème siècle.

L’OPEP renverse la table…   

Rapidement l’OPEP étend son ambition et progressivement cette organisation se transforme en une forme de « cartel » puissant capable de renverser la table. L’OPEP s’affirme tout d’abord économiquement. Les pays membres de l’OPEP cherchent tout d’abord à reprendre en main le processus d’extraction, autrefois l’apanage des majors occidentales et vont donc renverser le rapport de force avec ces entreprises qui contrôlaient  jusque-là la filière « du puits à la pompe ». On assiste dès lors à un processus de « décolonisation pétrolière » avec les nombreuses nationalisations entre 1960 et 1970.

L’OPEP va ensuite s’imposer géopolitiquement lors du premier choc pétrolier déclenché le 16 octobre 1973. En pleine Guerre du Kippour, l’OPEP, majoritairement composée de pays du Proche et du Moyen-Orient, cherche à mettre en difficulté Israël ainsi que ses alliés : États-Unis et Europe de l’Ouest. Pour ce faire, l’embargo est décrété à l’encontre de ces pays et de facto le prix du pétrole va connaître une explosion significative passant de 2$ le baril à environ 12$ le baril. L’arme pétrolière est ainsi utilisée à des fins géopolitiques, en plus d’affaiblir les pays pro-israéliens, l’embargo cherche à pousser les Israéliens hors des territoires palestiniens. Cette décision aura de lourdes conséquences économiques, car en 1973, l’OPEP contrôle alors près de 75% des réserves mondiales de pétrole. Or, la croissance des  Trente Glorieuses s’est appuyée sur le « tout pétrole ». C’est donc l’ensemble du système industriel des pays du Nord (classification Brandt) qui pâtit de la situation (recul de la production automobile, fragilisation du secteur sidérurgique, ponction du pouvoir d’achat des ménages…). Cette décision conduit donc à une situation nouvelle et inattendue : la crise et l’entrée dans les Vingt Piteuses, période qui porte le sceau de la stagflation (baisse PIB, production industrielle, passage à un chômage structurel, hausse des prix…). Une autre conséquence économique est l’affaiblissement des pays importateurs de pétrole du Sud. Un phénomène va se répandre dans les pays Tiers-mondistes: la dégradation des termes de l’échange. Alors que de nombreux pays n’exportent que des denrées alimentaires à faible valeur ajoutée, ils importent des produits industriels et des hydrocarbures dont les prix augmentent suite à ce choc pétrolier. Ce phénomène de dégradation de termes de l’échange s’accentue également suite au second choc pétrolier. N’est-ce pas l’économiste Josué de Castro qui notait qu’en 1954, on achetait une jeep avec quatorze sacs de café alors qu’en 2011, il en fallait 80 ?

Les pays consommateurs tentent de réagir à ce défi insoupçonné et les États-Unis vont donc créer une nouvelle organisation : l’Agence internationale de l’Energie censée coordonner la gestion des stocks de pétrole, voire organiser une répartition en cas de pénurie. Néanmoins, cette agence n’aura pas le poids recherché, puisque les pays membres du bloc occidental préfèrent mettent en place des politiques nationales (on pense à la France et le plan Messmer, ou la RFA qui, grâce à l’envolée du cours du Deutsche Mark, subira moins ce choc pétrolier).

L’OPEP, devenu acteur influent à part entière

L’OPEP s’affirme donc de plus en plus en cette fin de siècle, à tel point que cette organisation sera définie comme un cartel par ses détracteurs. Les multiples projets de loi qui ont circulé au Congrès américain afin d’assimiler « l’OPEP à un cartel illégal ayant des pratiques jugées spéculatives à l’aune des lois antitrust » (Monde diplomatique) en sont le symbole. N’est-ce pas Djavad Salehi-Isfahani, spécialiste de l’énergie et du Proche-Orient à la Brookings Institution à Washington, qui affirmait: « Depuis le premier choc pétrolier jusqu’à la fin des années 1990, l’OPEP a été le principal accusé en matière de manipulation des prix de l’or noir ». Ce à quoi l’OPEP répond: « L’OPEP a pour but principal de veiller à ce que le marché pétrolier soit approvisionné de manière continue de façon à éviter la volatilité des prix. Bien sûr, nous veillons à ce que les cours demeurent à un niveau qui satisfasse les pays producteurs mais nous ne cherchons pas à les manipuler. Il est d’ailleurs de l’intérêt de l’OPEP que le prix du baril reste stable et qu’il ne dépasse pas une certaine limite car cela affecterait la croissance mondiale et donc les ventes de pétrole. » L’OPEP préfère se présenter comme modèle, parangon d’un nouvel ordre économique international, basé sur un rééquilibrage des relations Nord-Sud. L’institutionnalisation de cette organisation se prolonge en 1975 avec le 1er sommet de l’OPEP à Alger.

D’autres événements géopolitiques accentueront la prise de pouvoir de l’OPEP. On pense naturellement au deuxième choc pétrolier de 1978. Les prix repartent à la hausse après 5 ans de stagnation à 12$ le baril pour atteindre 33$ le baril début 1981. Contrairement à ce que l’on a tendance à croire généralement, ce choc pétrolier n’est pas orchestré par l’OPEP mais est dû aux événements géopolitiques qui frappent le Moyen-Orient. En deux mots, la révolution iranienne et le retour de l’ayatollah Khomeiny s’accompagnent d’un effondrement de la production pétrolière (de 6Mio. de barils par jour à 0.4Mio. début 1979), ce qui explique la hausse des prix. À cela s’ajoute la guerre Iran-Irak qui a également pour conséquence une chute de la production.

L’OPEP devient dès lors un modèle d’association réussie. Comme l’UE, l’OPEP va s’élargir en intégrant de plus en plus de pays au cours du temps (on compte aujourd’hui 14 pays membres (l’Algérie, l’Angola, le Gabon, la Libye, le Nigéria, le Venezuela, l’Équateur, l’Indonésie, les Emirats arabes unis, l’Arabie saoudite, l’Iran, l’Irak, le Koweït et le Qatar). Comme l’UE est un modèle de ZIR réussie qui va se propager dans le monde entier (ALENA, MERCOSUR, ASEAN, SACU…), le modèle de l’OPEP va également se propager. On pense par exemple au projet d’ «OPEP du gaz »: Le Forum des pays exportateurs de gaz (FPEG), un forum intergouvernemental visant à défendre les intérêts nationaux des principaux pays exportateurs de gaz naturel (parmi lesquels on trouve la Russie, l’Iran, le Qatar, le Venezuela et l’Algérie). Une revue du Tiers Monde se demandait également en 2008 : « La CEDEO peut-elle créer un OPEP du Cacao durable ? ». De nombreuses associations ou groupes informels vont se développer sur le modèle de l’OPEP, mais force est de constater qu’aucun de ceux-ci n’arrivera à s’imposer et à être reconnu comme influent par la communauté internationale.

Malgré le contre-choc pétrolier de 1986 (chute du prix du baril à 15$), l’OPEP va profiter de la fin de la Guerre Froide, de l’entrée dans la mondialisation, de l’émergence de nouveaux acteurs (BRICS) et de certains conflits pour redevenir un acteur incontournable de la géopolitique mondiale dans les années 90-2000. Ainsi, suite à l’embargo décrété par l’ONU contre l’Irak en 1991 lors de la guerre d’Irak, le marché s’est tendu mettant l’OPEP en situation de force. Tout comme le cours des autres matières premières, les cours du pétrole deviennent de plus en plus interdépendants avec les cours financiers, c’est pourquoi il y aura une forte baisse du prix du baril en 1997 lors de la crise asiatique (10$ le baril). Mais dans le sillage de la reprise économique et sur décisions des pays membres de l’OPEP, le prix de l’or noir va ensuite croitre pour atteindre un premier pic historique en 2006 avec la forte demande sino-américaine (plus de 75$ le baril). Croissance qui se poursuivra pour dépasser les 100$ en 2014.

Une fragilisation progressive de la position de l’OPEP

Tout d’abord remarquons que l’OPEP s’est en quelque sorte tirée une balle dans le pied en augmentant les prix du pétrole et en instaurant des quotas de production. En effet, de nombreux champs de pétrole autrefois inexploitables car peu rentables deviennent attractifs au fur et à mesure du temps. C’est ainsi que la Grande-Bretagne commence à exploiter le pétrole en Mer du Nord, que les puits de pétrole off-shore se multiplient sur la côte américaine, que l’Arctique devient un espace à conquérir pour y exploiter du pétrole, que la Russie a intensifié son extraction pétrolière en Sibérie… Sans le savoir, l’OPEP a permis à de nouveaux acteurs d’arriver sur le marché et à d’autres de s’affirmer. Chose assez étonnante, les États-Unis sont aujourd’hui parmi les 3 plus gros producteurs de pétrole au monde grâce au pétrole non conventionnel : le pétrole de schiste.

De plus, bien que ce ne soit pas encore très développé aujourd’hui, des alternatives au pétrole sont recherchées. Au même moment que le premier choc pétrolier était publié le rapport de Meadows: « Halte à la croissance » (Club de Rome). En l’espace d’un demi-siècle, l’écologie est rentrée progressivement dans les mœurs et la plupart des firmes, notamment automobiles, pensent à l’après-pétrole, en témoigne la multiplication des modèles hybrides ou électriques (Tesla…).

Reprenons notre comparaison avec l’UE : alors que l’OPEP est prise comme l’UE pour un modèle, on constate aussi que l’OPEP, tout comme l’UE, manque de cohésion et de politique commune depuis maintenant un quart de siècle. En effet, les dissensions sont nombreuses au sein de l’organisation. Dissensions idéologiques entre d’un côté des pays pro-américains comme l’Arabie Saoudite et de l’autre les plus importants pourfendeurs de l’Hyperpuissance américaine : l’Iran et le Venezuela. Dissensions économiques : les différents pays membres ne sont pas autant dépendants de l’or noir, ainsi l’Arabie Saoudite a besoin de vendre son baril à 95$ aujourd’hui afin d’avoir une balance commerciale positive. Dissensions politiques enfin, face à la multiplication des acteurs, la politique de l’OPEP a connu un renversement aussi spectaculaire qu’inattendu courant 2014 : alors que l’organisation se contentait jusque-là de stabiliser les prix du pétrole, elle s’est mise à spéculer sur le prix de « l’excrément du diable » (diplomate vénézuélien). Afin de lutter contre le pétrole de schiste américain notamment, le ministre du pétrole Ali Al-Naïmi a entériné une politique de guerre des prix. Le but de cette dernière était double : inonder le marché pour mettre les foreurs américains hors d’état de nuire et asphyxier l’économie de l’ennemi iranien. Le prix du baril s’est donc effondré passant de 115$ le baril en 2014 à une trentaine de dollars début 2015. La manœuvre fut un échec, puisqu’elle n’a pas mis hors-jeu les foreurs américains et que l’Iran a profité de la levée de l’embargo. Les interprétations sont multiples quant à cette guerre « cheikhs contre schistes » (The Economist) : serait-ce une alliance objective russo-saoudienne contre les États-Unis ? Serait-ce une forme de revanche face au gulliver américain qui « a tué l’OPEP » (Eduardo Porter, pilier du service économique du New York Times) en s’affranchissant de sa dépendance au cartel ? N’assisterait-on pas sinon à une politique différente : « l’Arabie saoudite veut amener l’Iran à résipiscence sur le dossier du nucléaire et infléchir le soutien des Russes au régime syrien » !

Et si les cours du prix du pétrole échappaient au contrôle de l’OPEP ?

Les derniers sommets de l’OPEP illustrent tous la même chose : l’OPEP ne contrôle plus le prix du baril. Les pays membres souffrent de la situation actuelle de faible prix du baril de pétrole, le Venezuela est en butte à un mécontentement populaire, le Nigéria a dû dévaluer sa monnaie (alors même qu’il est en pleine guerre contre Boko Haram), les licenciements se multiplient dans les firmes du Moyen-Orient… L’organisation peine depuis maintenant une dizaine d’années à peser sur l’évolution des prix. La flambée des cours de 2008 l’illustre parfaitement, comme si la finance avait pris sa revanche sur l’OPEP qui orchestrait les prix. Symbole de cette perte d’influence : l’OPEP n’a pas réussi son pari en ouvrant les vannes courant 2014 et se retrouve aujourd’hui à tenter en vain de réduire la production pétrolière. Le problème pour cette organisation est une forme de multipolarisation des lieux de production de pétrole. Ainsi, l’OPEP ne représente plus les 3/4 de la production pétrolière aujourd’hui et il lui est impossible d’influencer sur les politiques des États d’Asie centrale, des États-Unis ou des autres producteurs qui ont émergé.  Finalement, l’OPEP est-elle encore utile ?