I- Le recul net de la démocratie

Depuis le putsch du 15 juillet 2016, la situation déjà instable de la Turquie s’est sensiblement dégradée, jusqu’à remettre en cause son statut de démocratie. Purge, restriction des libertés de la presse, rapprochement avec la Russie, traitement aléatoire des migrants malgré l’accord passé avec l’Union Européenne et persécution des Kurdes : le pays s’est considérablement éloigné des valeurs de l’UE à laquelle il voulait auparavant adhérer, mais gagne néanmoins du terrain sur la scène internationale.

Compte tenu de ses faibles réserves en hydrocarbures et de l’objectif d’industrialisation qu’elle s’est fixée pour 2023, la Turquie aurait grand intérêt à stabiliser sa vie politique et son économie. Seulement, la tentative de coup d’état de l’armée turque lors de la nuit du 15 au 16 juillet 2016 pour « restaurer la démocratie » et retrouver l’héritage kémaliste disparu montre l’échec de ce processus de démocratisation. Cependant, nous devons ici préciser que les explications concernant l’origine de ce putsch sont nombreuses et plus ou moins réalistes : pour beaucoup, les Etats-Unis aurait même été impliqués dans celui-ci. Pour d’autres, il aurait entièrement été orchestré par Erdogan lui-même, afin de gagner du pouvoir et de décrédibiliser l’armée.

Quoiqu’il en soit, le président turc, dont le parti islamo-conservateur AKP est au pouvoir depuis 2002, a rapidement su reprendre la situation en main en appelant la population, lassée de sa mise sous tutelle par l’armée, à se soulever contre les putschistes, très vite désignés comme des gülenistes. En effet, en décembre 2013, ces partisans de Gülen, allié devenu ennemi d’Erdogan aujourd’hui exilé aux Etats-Unis, avaient déjà voulu dénoncer la corruption entourant les proches d’Erdogan, ce qui avait donné lieu à une vague d’épuration lancée à leur encontre.

Ainsi, Erdogan a une fois encore su tirer parti d’une situation potentiellement dangereuse pour lui en accélérant la mise en place du régime peu démocratique et très conservateur dont il rêve, en procédant à une purge contre ses ennemis, gülenistes ou non, et en leur faisant porter la responsabilité du désordre politique actuel. L’ampleur des chiffres de la purge montre qu’il existait déjà des listes de noms établies par les services de renseignement sur ordre d’Erdogan et prêtes à être utilisées. Ce dernier a aussi saisi l’occasion pour affaiblir considérablement les fonctions de l’Etat, qu’il considère être des freins à l’exercice de son pouvoir: militaires limogés, 20% du corps judiciaire suspendu, écoles militaires fermées, banque Asya mise sous tutelle judiciaire… De plus, il a prolongé de trois mois l’état d’urgence déclaré le 20 juillet, donnant l‘autorisation de prolonger la période légale de garde à vue, l’interdiction des manifestations et la restriction des activités des médias. C’est notamment pour cela que le journal d’opposition Zamam a été mis sous tutelle judiciaire en mars 2016. Erdogan souhaite aussi remettre la peine de mort à l’ordre du jour, alors même que plusieurs ONG ont déjà reporté différents actes de torture en prison. Ainsi, il continue d’affaiblir une démocratie turque déjà bien fragile. Comme il l’avait déjà fait suite au mouvement de contestation de Gezi en 2013, le président a clairement déclaré que disposer d’une majorité parlementaire et politique lui permettait de prendre les décisions seul, sans qu’elles soient remises en cause. Ainsi se dispense-t-il de tenir compte des revendications de l’opinion publique.

II- Crispation des relations avec ses partenaires étrangers

 Concernant les relations de la Turquie avec l’UE, les choses se compliquent aussi. Jusqu’au milieu de l’année, elle semblait toujours vouloir y adhérer. En effet, candidate depuis 1963, faisant partie de l’union douanière avec l’UE depuis 1996 et les négociations étaient amorcées depuis 2005. Aussi, d’après The Transatlantic Trends, 53% des Turcs pensaient en 2014 que cette adhésion serait une bonne chose, soit 8 points de pourcentage de plus qu’en 2013. Ainsi, les Turcs semblaient majoritairement favorables à cette adhésion mais il est impossible d’obtenir les chiffres actuels puisqu’aucun sondage ne peut être mené, la liberté de la presse étant limitée.

Seulement, le président de la commission européenne Juncker a annoncé il y a déjà quelques mois qu’il n’y aurait pas de nouvelle adhésion avant 2019 et aujourd’hui, cette adhésion ne semble plus du tout au goût du président. Si les négociations étaient déjà ralenties, avec 19 chapitres bloqués ou gelés sur les 35 qui constituent les accords de négociations, le président a en effet trouvé un autre moyen de revenir sur la scène internationale.

Au niveau de ses relations internationales, la Turquie a fait des choix plus que risqués. Il y a 4 mois, elle commençait déjà à se rapprocher de la Russie, faisant ainsi un pied-de-nez aux Etats-Unis, notamment par un accord de coopération de la presse et des informations mais aussi militaire. Les Russes ont aussi levé leurs sanctions sur l’économie turque et ont signé un contrat en vue de la construction d’un gazoduc, permettant de redonner du souffle à l’économie turque. Idéologiquement, les deux pays se rejoignent aussi : ils s’accordent tout deux sur le fait que la population kurde doit être maîtrisée, que ce soit sur le territoire turc ou sur le territoire syrien. Erdogan se plaît en effet à dire qu’il s’agit de « terroristes », les mettant dans la même catégorie que Daech.

Mais aujourd’hui, cette convergence de points de vue va bien plus loin.  La Turquie, l’Iran et la Russie se sont en effet alliés pour éliminer les Etats-Unis de la scène internationale dans le conflit syrien et ainsi devenir ceux qui ont « sauvé » Alep et qui ont mis fin à l’un des conflits les plus meurtriers de notre siècle (plus de 210.000 morts depuis 2011). Les trois pays se sont réunis pour décider ensemble du sort de la population syrienne restée dans le quartier Est d’Alep (où se trouvent les rebelles modérés et le peu de civils qui ont réussi à survivre), en se portant garants des négociations entre le régime syrien et l’opposition. Cet accord s’est entériné dans un contexte tendu, quelques heures après l’assassinat de l’ambassadeur russe a Ankara le 19 décembre dernier. Si cela a bien permis d’évacuer la zone Est d’Alep (4000 insurgés ont notamment quitté la ville le 22 décembre), il faut cependant rappeler que le gouvernement syrien a aujourd’hui entièrement repris possession d’Alep, montrant l’impuissance de l’ONU et de la communauté internationale à faire face à cette crise humanitaire.

 Concernant, la population kurde, il y a une ambiguïté de la politique suivie par Erdogan : la Turquie collabore avec les Kurdes d’Irak alors même qu’elle les  persécute sur son territoire. Mais c’est surtout parce qu’elle veut maîtriser autant qu’elle le peut le territoire kurde, à cheval sur l’Iran, l’Irak, la Syrie et la Turquie. L’un des vœux les plus chers d’Erdogan serait ainsi de participer à la guerre à Mossoul, en Irak, alors même que le gouvernement irakien et l’Iran s’y opposent. En effet, la Turquie refuse que la ville soit délivrée uniquement par des milices chiites et veut apparaître comme une puissance à la fois protectrice des sunnites de la région et victorieuse face à Daech, tout en gardant un œil sur les Kurdes.

Vient s’ajouter à cela le problème de la gestion de la crise des migrants. L’accord du 18 mars 2016 passé entre l’UE et la Turquie implique que toutes les personnes arrivées illégalement en Grèce par la Turquie y seront renvoyées, y compris les demandeurs d’asile. En échange, l’UE accueille les réfugiés syriens actuellement dans des camps de réfugiés en Turquie. Or cet accord s’accompagne de 500 millions d’euros versés par l’UE à la Turquie pour la gestion des migrants, alors même que celle-ci est parfois plus qu’hasardeuse. Si cet accord était auparavant un moyen de pression utilisé par la Turquie pour favoriser son adhésion, il lui sert aujourd’hui pour autre chose : menacer l’UE.

 Le refus de reconnaître le génocide arménien pose aussi problème et détériore les relations entre la Turquie et la communauté internationale puisqu’il révèle une nouvelle fois les divergences qui les séparent.  En effet, bien qu’une vingtaine de pays l’aient reconnu, Erdogan a clairement déclaré que son pays « n’acceptera jamais » de reconnaître ce génocide, qui a pourtant fait un million et demi de victimes à la fin de l’Empire ottoman.

Enfin, la Turquie souffre d’un mal qu’elle a elle-même créé : le djihadisme. En effet, même si historiquement, la Syrie et la Turquie étaient alliées, suite aux printemps arabes, les relations entre Bachar Al-Assad et Erdogan se sont détériorées. Pensant pouvoir renverser le régime de son adversaire, Erdogan décide alors de financer des groupes djihadistes. Seulement, il en perd très vite le contrôle, ce qui mène à l’essor de l’Etat Islamique. Ainsi, même si aujourd’hui, la Turquie est très active dans la lutte anti-terroriste, elle en est cependant à l’origine. De plus, elle utilise régulièrement ce combat comme un prétexte pour viser la communauté kurde et le PKK. Ainsi, son opération Bouclier de l’Euphrate, menée au nord de la Syrie depuis août 2016 vise aussi bien l’Etat Islamique que les Forces démocratiques syriennes, majoritairement kurdes alors même que ces dernières luttent aussi contre l’EI.

Source

 Eléonore Kervarrec