Depuis le 24 février, date choisie par V. Poutine pour lancer l’armée russe contre l’Ukraine, l’Europe est revenue au cœur de l’actualité internationale. Un précédent podcast évoquait ce qui était alors un risque de guerre. L’Ukraine était au cœur de la stratégie de retour de puissance de la Russie, mais en plus et pour son malheur, ce pays échappait pour Poutine à toute analyse rationnelle. Il était affaire de cœur, d’identité, de puissance. Ce qui ne permettait pas d’exclure un emballement dangereux.

Le résultat est cette agression, sidérante pour les Européens, et la guerre qui dévaste un pays voisin. En son temps, le diplomate Kissinger expliquait que, quand le premier objectif d’un groupe de puissances est d’éviter la guerre, le système international est à la merci de la plus impitoyable d’entre elles. Poutine l’a bien compris et il exploite son avantage, en réécrivant totalement l’histoire, en niant l’identité et la souveraineté ukrainienne.

Cet article va s’intéresser à l’Union européenne, aux premières loges. Sa faiblesse vient toujours de ses divisions et précisément la fracture Est/Ouest demeure vive entre pays membres. En particulier, les institutions de l’Union européenne sont menacées de paralysie du fait d’un conflit avec deux États de l’Est, la Pologne et la Hongrie, qui ne respectent pas l’État de droit. Plus fondamentalement, le projet européen peine à rassembler les États membres et à être clairement défini.

Or, voilà que la guerre en Ukraine bouscule tout cela. L’Europe est dans une situation de crise. Ce n’est pas la première depuis 10 ans, mais l’Union surprend par son unité retrouvée et ses premières décisions fortes. Qu’en est-il vraiment ? Les divisions passées sont-elles effacées ?

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L’exemple de la Hongrie

Prenons l’exemple de la Hongrie. Alors que l’Europe est au premier chef concernée par la guerre, la situation de son dirigeant, le plus russophile sans doute des dirigeants européens, est intéressante à observer. En décembre dernier, le ministre des Affaires étrangères hongrois recevait la médaille russe de l’Ordre de l’amitié de la part de son homologue hongrois. Le 1er février, Orban est allé rencontrer Poutine à Moscou : « J’ai dans l’idée que nous allons continuer de collaborer pendant de longues années », avait-il dit à son hôte.

Alors comment Viktor Orban gère-t-il la situation présente qui alimente les critiques de l’opposition hongroise ? Quel sera l’impact dans quelques jours lors des élections législatives hongroises, déterminantes pour son avenir ?

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Les élections en Hongrie du 3 avril prochain

Le 3 avril prochain ont lieu en Hongrie des élections législatives, dont les résultats détermineront l’homme qui dirigera le pays pour les quatre prochaines années. V. Orban, qui avait déjà gouverné le pays entre 1998 et 2002, s’est ensuite imposé lors des élections de 2010, 2014 et 2018. Il escompte à nouveau la victoire de son parti, le Fidesz, ce qui lui permettrait de diriger le pays jusqu’en 2026.

Face à lui, tous les partis d’opposition ont réussi à constituer un front uni. La Coalition pour la Hongrie et ces élections s’annonçaient, avant même le conflit en Ukraine, plus disputées que les précédents scrutins. Pourtant, Orban a de nombreuses cartes en main et notamment un contrôle total des grands médias du pays. Voilà qui n’est pas démocratique mais Orban est un théoricien de la démocratie illibérale.

Pourquoi avoir rejoint l’Union européenne si c’est pour en rejeter les valeurs ? L’Union européenne peut-elle tolérer un régime qui est fondé sur un national-populisme ? Et ce duo de démocraties illibérales, Hongrie-Pologne, est-il capable de paralyser l’Union comme il menace de le faire alors que celle-ci a plus que jamais besoin d’affirmer son union pour peser comme puissance, et notamment face à la Russie ? Est-ce le moment pour l’UE de mettre en place des sanctions financières contre ces États d’Europe de l’Est ?

Est-il possible de dire que la guerre en Ukraine rebat les cartes de ce duel entre Union européenne et démocraties illibérales ?

Quel est l’état des relations entre l’Union européenne et les démocraties illibérales ?

Depuis un mois environ, l’Union européenne est désormais armée pour défendre l’État de droit et sanctionner certains États. Le mercredi 16 février 2022, la Cour de justice de l’Union européenne a rejeté les recours posés par la Hongrie et la Pologne et validé sans réserve le dispositif mis en place par la Commission européenne. Ce dernier permet à celle-ci de priver d’argent communautaire un pays dans lequel sont constatées des violations de l’État de droit. Ceci conforte un règlement adopté par le Parlement européen qui, à partir de janvier 2021, reliait octroi des subventions européennes et respect de l’État de droit. Cette Cour de justice de l’UE, qui veille au respect des traités et du droit européen, a pris là une décision majeure. De quoi s’agit-il ?

Qu’est-ce qu’un État de droit ?

L’État de droit désigne un État dans lequel la puissance de l’État est limitée par le respect de normes juridiques. C’est le contraire de l’arbitraire. Un État de droit implique l’indépendance de la justice, la possibilité pour tout individu ou organisation de contester l’action de l’État, le strict respect de la Constitution qui impose la séparation des pouvoirs. Quel que soit son nom, une juridiction supérieure spécialisée et indépendante doit veiller au respect de la Constitution. L’État de droit est indissociable des régimes démocratiques.

Or, deux États européens, Pologne et Hongrie, sont depuis plusieurs années dénoncés pour non-respect de l’État de droit. Dans le cas de la Pologne, c’est l’indépendance de la justice qui n’est plus assurée depuis que le PiS, le parti Droit et justice fondé par les frères Kaczynski, eurosceptique et ultra conservateur, est arrivé au pouvoir en 2015. Dans la Hongrie de V. Orban, la Commission dénonce les multiples conflits d’intérêts et la corruption endémique.

Les enjeux sont importants. Ces deux pays font partie des principaux bénéficiaires des fonds européens et le règlement que vient de valider la Cour de justice pourrait leur être très nuisible. Lors de l’adoption du plan de relance européen en 2020 de 750 milliards d’euros, il a été bien précisé que les fonds ne seraient débloqués que si les États respectaient l’État de droit. Or, ce plan de relance réserve (sans compter les prêts) 24 milliards d’euros à la Pologne, plus de 7 pour la Hongrie, mais elles n’en ont pas encore touché un euro.

Une partie de bras de fer est engagée entre Bruxelles d’une part, et Varsovie et Budapest de l’autre

Il s’agit bien d’un bras de fer qui est ainsi engagé entre ces deux États d’Europe de l’Est et les institutions bruxelloises, et derrière elles un certain nombre d’États d’Europe occidentale. Varsovie et Budapest menacent de paralyser les institutions européennes si les fonds ne leur sont pas versés. De fait, de nombreuses décisions se prennent à l’unanimité et leur capacité de nuisance est grande.

Ainsi, rien qu’en décembre 2021, ils ont refusé la directive de la Commission pour une fiscalité minimale des grandes entreprises (alors qu’ils avaient donné leur accord à ce projet élaboré par l’OCDE). Ils ont également refusé leur soutien pour les décisions relatives à la transition énergétique. En matière de politique étrangère, et donc pour la question ukrainienne, toutes les décisions doivent être prises à l’unanimité. C’est dire que le rapport de force est complexe.

D’un côté, Bruxelles a de vrais moyens de pression (Budapest doit toucher 35 milliards d’euros de subventions dans le cadre du budget européen entre 2021 et 2027), mais Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission, peut-elle prendre le risque d’une paralysie de l’Union ?

Depuis la décision du 16 février, Bruxelles semble temporiser. D’une part, parce que le contexte géopolitique fait que l’Union des États membres est bien la priorité. D’autre part, pour ne pas interférer avec l’élection en Hongrie du 3 avril, qui pourrait peut-être arranger les choses.

Au-delà de l’issue de court terme, qu’est-ce qui est en jeu ?

N’est-ce pas une vision de l’Europe ? Viktor Orban joue avec son parti la carte nationaliste. Il est officiellement eurosceptique, n’adhère pas au projet d’une Union toujours plus étroite entre les États membres, désigne la Commission européenne comme la nouvelle Moscou… Tout cela révèle un fossé entre l’Est et l’Ouest.

La guerre en Ukraine est une épreuve de vérité. Face à l’agresseur russe, chantre également de l’illibéralisme, profondément nationaliste, les États de l’UE sauront-ils être unis pour défendre leurs valeurs ? Pour l’instant oui, et les décisions se sont rapidement enchaînées, avec des sanctions sans précédent. Orban serait-il piégé par la guerre en Ukraine et Poutine a-t-il indirectement rendu un grand service à l’UE en lui permettant de taire ses divisions ? Il ne faut sans doute pas tirer de conclusions trop hâtives.

Les acteurs : l’Union européenne et la démocratie illibérale hongroise.

L’Union européenne est l’expérience politique la plus originale et la plus ambitieuse au monde

« L’Union européenne est un objet politique non identifié », pour reprendre Jacques Delors, qui présida pendant 10 ans la Commission. C’est le projet d’une Union toujours plus étroite entre les États membres, que certains hommes politiques ont défini comme une fédération d’États-nations. Les Européens oublient que l’Union européenne est un objet de curiosité et de référence majeur dans le monde, même si elle ne cesse de déconcerter, d’intriguer et qu’elle semble souvent peu compréhensible.

Kissinger en avait plaisanté : « L’Europe, quel numéro de téléphone ? » Mais une construction politique de cette ampleur (27 États, 450 millions d’habitants, 4 millions de km², 18 % du PIB mondial) fondée sur le droit, la démocratie et les droits de l’homme constitue une occurrence unique dans l’histoire.

L’historien et politologue israélien Harari l’expliquait à la veille des élections européennes de 2019 : « L’Union européenne représente jusqu’ici la tentative la plus réussie de l’histoire pour trouver le bon équilibre entre intérêts nationaux, régionaux et mondiaux. Elle a instauré une coopération effective entre des centaines de millions de personnes – sans pour autant leur imposer un gouvernement, une langue ou une nationalité unique. Si l’Europe est capable d’enseigner au reste du monde comment promouvoir l’harmonie sans l’uniformité, l’humanité a d’excellentes chances de prospérer au cours du prochain siècle. Si l’expérience européenne échoue, comment espérer que le reste du monde réussira ? »

Barack Obama était venu délivrer le même message lors de son dernier voyage en Europe en 2016 : « Peut-être vous faut-il quelqu’un d’extérieur, quelqu’un qui n’est pas Européen, pour vous rappeler la grandeur de ce que vous avez accompli… Vous êtes l’Europe – ‘unis dans la diversité’. Parce qu’une Europe unie – ce qui n’était autrefois que le rêve de quelques-uns – reste l’espoir de beaucoup et une nécessité pour tous. »

Concrètement, quelles sont les forces et faiblesses de l’Union européenne ?

L’Union européenne rassemble des démocraties. Le traité de Lisbonne, dernier grand traité européen signé en 2007 et entré en vigueur fin 2009 (dans une Union qui comptait 28 États), débute par un rappel des valeurs européennes. Ces quelques lignes méritent d’être citées : « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit ainsi que le respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes. »

La démarche européenne est fondée sur la recherche permanente du consensus. C’est une puissance par excellence normative, qui aime à proposer et définir des règles pour une gouvernance commune. Elle est à l’aise dans le multilatéralisme, beaucoup moins dans un monde où les relations internationales se pensent en rapport de force, en droit du plus fort. Voilà un défaut qui apparaît clairement aujourd’hui.

Sa faiblesse aussi vient de ce que le projet européen n’a jamais été clairement défini dans son objectif, ni d’ailleurs dans ses frontières. Tout État européen peut demander à intégrer l’UE s’il respecte les critères posés par l’Europe. À savoir démocratie, État de droit, respect des minorités, économie de marché concurrentielle… Mais, de fait, la porte est fermée depuis 2013 (année de la dernière entrée avec la Croatie) et les pays des Balkans restent dans l’antichambre. Aujourd’hui Géorgie, Moldavie et Ukraine frappent à nouveau à la porte.

La méthode de Jean Monnet pour construire l’Europe, avancer par des réalisations concrètes, a ses limites.

Il y a des divergences fondamentales entre les États partisans d’une Europe qui progresse dans l’intégration (notamment via la zone euro qui rassemble 19 pays) et les États dits eurosceptiques. Ces derniers sont réticents à des abandons de souveraineté et, depuis le départ des Britanniques, sont surtout présents en Europe de l’Est (au premier rang : Pologne et Hongrie).

Les divisions minent l’Europe et le projet européen semblait en panne au début du XXIᵉ siècle, ébranlé par la crise économique de 2008/9, par la crise de l’Euro qui suivit, par la division des Européens devant la crise migratoire de 2015, par le Brexit voté en 2016 et par le regain de nationalisme observable à l’ouest (essor des partis d’extrême droite) comme à l’est de l’Europe.

C’est dans ces conditions qu’il est possible de comprendre que le chef de gouvernement d’un petit pays comme la Hongrie (moins de 10 millions d’habitants et de 100 000 km²) puisse être aussi connu. C’est en se posant en défenseur de la souveraineté nationale face à Bruxelles et en contestant les fondements même de cette démocratie défendue par le traité de Lisbonne qu’Orban s’est fait connaître.

Dans sa contestation des valeurs européennes, il aimait à jouer de sa proximité avec la Russie et on l’a vu notamment avec V. Poutine. En 2014, il avait choisi la Russie pour développer la centrale nucléaire hongroise de Paks. Décision toute personnelle et il ouvrait la porte aux investisseurs russes. Il fut également le premier gouvernement de l’UE à autoriser le vaccin Sputnik V avant même l’autorisation de l’Agence européenne du médicament.

Quel est donc le régime politique en Hongrie ? Est-il compatible avec les valeurs européennes ?

Qui est Victor Orban ?

Il a 59 ans et débute sa carrière politique à 27 ans, en 1990, pour participer aux premières élections législatives post-communistes. Il est anticommuniste et participe à la fondation du parti Fidesz, alliance des jeunes démocrates. Au départ, son positionnement politique est plutôt social-libéral. Peu à peu, avec lui, le parti évolue dans un sens plus conservateur. Le Fidesz devient le premier parti de Hongrie en 1998 et Orban, 35 ans, est investi Premier ministre. Il mène une politique très libérale économiquement et fait adhérer son pays à l’OTAN en 1999. Retourné à l’opposition en 2002, il revient au pouvoir pour ne le quitter qu’en 2010.

Son gouvernement est nationaliste et populiste. Il a fait modifier la Constitution pour faire référence aux racines chrétiennes du pays et à son histoire millénaire. Les Hongrois des pays voisins peuvent recevoir la nationalité hongroise. Il exalte le sentiment national, la souveraineté du pays contre les diktats de Bruxelles. Son parti, le Fidesz, est membre de l’alliance au Parlement européen des partis conservateurs (le PPE) et ne siège pas avec l’extrême droite, même s’il en est proche par certaines positions.

Au fur à mesure des années, notamment après la crise migratoire de 2015, il mène une politique de plus en plus marquée à droite, insistant essentiellement sur le danger migratoire, refusant les réfugiés, faisant davantage référence au christianisme. Une loi, adoptée en juin 2021, diminue les droits des minorités LGBT en totale contradiction avec les valeurs de tolérance et de non-discrimination en Europe. Orban, c’est un populisme de droite. C’est-à-dire une idéologie politique faisant appel constamment au peuple, s’incarnant dans un leader charismatique, mettant en accusation les élites notamment intellectuelles, proposant des solutions simples, jouant sur la peur de l’avenir et de l’autre, et donc ciblant systématiquement l’immigration et le multiculturalisme.

Le concept de démocratie illibérale a été mis en avant par Orban dès 2014

Il considère qu’une démocratie n’est pas forcément libérale et revendique d’avoir un État illibéral. Un Conseil des médias encadre la liberté de la presse et tous les médias passent peu à peu sous contrôle de l’État. Le pouvoir est de plus en plus centralisé et l’exécutif prend la main non seulement sur l’information, mais aussi sur l’éducation (expulse l’université de Georges Soros), la culture (il a remodelé l’urbanisme de Budapest) et largement sur la justice. Les droits des travailleurs sont réduits, la corruption de grande ampleur. Une Eurodéputée parlant de « Kleptocratie aux frais de l’Europe » à propos du pays, la Commission européenne parle de corruption systémique…

Mais alors, que fait ce pays dans l’Union européenne puisqu’il n’en a plus les valeurs et qu’il critique Bruxelles et courtise Moscou ? 

Pour comprendre les tenants et aboutissants de cette opposition entre Bruxelles et les États de Pologne et de Hongrie, il faut comprendre la nature de la fracture qui subsiste entre l’Europe de l’Ouest et l’Europe de l’Est, en dépit de l’intégration de ces pays dans l’UE et dans l’OTAN.

Retour sur l’histoire  : La rapide intégration des pays d’Europe de l’Est.

Les ex-démocraties populaires regardent à l’ouest et deviennent membres de l’UE en 2004/2007

Le 9 novembre 1989, le mur de Berlin s’ouvre. Les pays d’Europe de l’Est (à commencer par la Pologne dès 1988 et la Hongrie en 1989) renoncent tous progressivement au communisme. Les démocraties populaires ne sont plus. Le pacte de Varsovie et le Conseil d’aide économique mutuel – sorte de marché commun des pays de l’Est – sont dissous. L’URSS à son tour disparaît en décembre 1991 au profit de 15 nouvelles Républiques.

Ces pays de l’Est qui avaient une souveraineté limitée sous la tutelle soviétique (la doctrine Brejnev) retrouvent une pleine et entière souveraineté. Immédiatement, les premiers d’entre eux (formant le groupe de Visegrad constitué en 1991 avec Pologne, Hongrie et Tchécoslovaquie) demandent à intégrer l’Union européenne, gage de prospérité, de solidarité et d’ancrage démocratique, et ambitionnent d’intégrer l’OTAN, garantie de leur sécurité.

On peut donc parler d’un tropisme occidental spectaculaire pour ces pays d’Europe de l’Est, qui parallèlement transforment leur système économique à marche forcée (thérapies de choc), se dotent de constitutions démocratiques, s’efforcent d’intégrer l’acquis communautaire pour répondre aux conditions posées par l’UE. Dès 2004, donc très rapidement, huit pays d’Europe de l’Est intègrent l’UE, suivis en 2007 de la Bulgarie, la Roumanie, puis la Croatie en 2013. Dès 1999, les premiers intègrent l’OTAN également. C’est le cas de la Hongrie.

C’est bien une nouvelle Europe géopolitique qui se dessine en une dizaine d’années

Elle est cependant porteuse d’un malentendu ou d’un paradoxe. Cette adhésion à l’Union européenne n’est pas une adhésion pleine et entière au projet européen, qui suppose par définition des abandons limités de souveraineté. Dans le même temps, on assiste à un renouveau des nationalismes, jusqu’alors étouffés par la tutelle soviétique. Il faut penser à la séparation pacifique entre République tchèque et la Slovaquie en 1993 ou, ce qui se passa beaucoup plus douloureusement, à l’éclatement de l’ex-Yougoslavie (guerre en 1991-1995, puis guerre du Kosovo).

Les États à l’est sont fiers de leur souveraineté retrouvée et l’affirment une fois entrés dans l’UE. Ainsi, le président tchèque, Vaclav Klaus, refuse le drapeau européen sur le bâtiment de la présidence lorsque son pays est intégré à l’UE en 2004. En 2015, la Première ministre polonaise, Beata Szydlo, refuse le drapeau européen lorsqu’elle s’exprime devant les médias. En 2019, V. Orban explique : « Je voudrais tout de même rappeler que nous avons déjà l’expérience d’un empire qui a commencé avec l’attribution de davantage de pouvoirs aux Soviétiques. C’est pourquoi, chez nous, ‘donner davantage de pouvoirs à Bruxelles’ sonne mal. »

Ils n’entendent pas substituer à la tutelle soviétique de Moscou celle de Bruxelles. Sans prendre en compte le fait que la tutelle soviétique a été imposée, subie et que celle de Bruxelles (si l’on peut parler de tutelle) a été choisie par eux en adhérant aux traités européens et qu’ils sont partie prenante de toutes les décisions.

Mais l’’intégration n’a pas fait disparaître les fractures entre Est et Ouest, loin de là.

Il demeure des divergences de représentations et d’identité entre anciens et nouveaux membres.

Les différences de niveau de vie

Elles étaient très importantes au moment de l’adhésion. Le niveau de vie moyen en Pologne était 50 % inférieur à ce qu’il était en moyenne dans l’UE, et en Hongrie de 40 % inférieur. Mais grâce à l’intégration dans l’économie européenne et aux fonds européens, le rattrapage se fait de manière forte. L’Ouest est sensible aux transferts financiers qui permettent ces progrès, et l’Est a le sentiment d’être encore en retard.

Il n’empêche que 15 ans après leur adhésion, les différences demeurent. Le niveau de vie moyen en Hongrie est 25 % inférieur à la moyenne de l’UE. Ce qui explique le départ de 800 000 Hongrois par exemple pour l’Europe occidentale (Allemagne, Autriche notamment, où les salaires sont bien plus élevés).

Le fossé entre l’Est et l’Ouest est bien réel

Plus que les écarts économiques, qui se réduisent, le fossé entre l’Est et l’Ouest est bien réel en prenant en compte les aspirations et les représentations politiques.

Le politologue bulgare, Ivan Krastev, auteur en 2017 d’un ouvrage intitulé Le destin de l’Europe, lance l’avertissement : « C’est la ligne de partage Est-Ouest réapparue suite à la crise des réfugiés qui menace la survie future de l’Union elle-même. » On se rappelle qu’en 2015, à l’arrivée dans l’Union d’un million de réfugiés originaires de Syrie et d’Afghanistan, les pays du Groupe de Visegrad s’opposèrent énergiquement à toute idée de répartition de quotas de migrants. Ce refus intransigeant d’accueillir des migrants correspondait à une volonté de défendre une conception nationaliste et ethnique de leur nation.

En 2019, Viktor Orban, en campagne pour les élections européennes, expliquait ainsi : « L’enjeu sera de déterminer si l’Union aura des dirigeants pro-immigration ou des dirigeants anti-immigration. Nous nous prononcerons sur le destin de l’Europe : si elle devra continuer d’appartenir aux Européens, ou si nous devrons céder la place à des masses venues d’autres cultures, d’autres civilisations. »

Aujourd’hui, précise Ivan Krastev, on peut comprendre la rupture Est/Ouest par des différences de mentalité et d’histoire. L’Europe de l’Ouest a fait partie des nations colonisatrices, puis elle a expérimenté avec le XXᵉ siècle les conséquences catastrophiques des nationalismes exacerbés. Aujourd’hui, pour ces sociétés occidentales, la peur principale, c’est désormais celle de l’effondrement écologique. Cela conduit à une réponse cosmopolite. À la conscience qu’il faut agir ensemble, s’ouvrir. En revanche, l’histoire de l’Europe de l’Est est celle de territoires qui ont été colonisés par les Russes et qui aspirent par-dessus tout à une souveraineté dont ils ont été longtemps privés. La peur principale est ici celle de la disparition de la nation. Du fait notamment du déclin démographique qui est lié à la faiblesse des naissances (dépopulation) et à un solde migratoire négatif. Ces peurs se traduisent par un repli identitaire, la peur de l’autre, la peur du départ des siens, et conduisent au nationalisme.

Il est facile de comprendre que si Hongrie et Pologne ne veulent pas quitter l’UE, c’est parce qu’elles savent bien tout ce que cela leur apporte. Non seulement en subventions, mais en rayonnement, en liberté de circulation pour leurs citoyens, en investissements pour leurs entreprises, en marchés… La Première ministre polonaise, Szydlo, l’expliquait clairement en 2015 : « Nous allons mener une politique, tout en respectant notre appartenance à l’UE, en vue d’en tirer le maximum de profits pour les citoyens polonais, l’économie polonaise et notre patrie. »

Ce qui lui avait valu une réponse cinglante du député européen Guy Verhofstadt : « Donc, vous ne voulez pas du drapeau, mais vous voulez encore de l’argent ? » Ces ex-démocraties populaires ont abandonné leur identité socialiste, longtemps imposée, mais n’ont pas adopté une identité européenne pour autant. Mais attention, il faut avoir de ces sociétés une vision nuancée. Les sociétés à l’Est sont en réalité très clivées et le soutien au PiS polonais ou à Orban en Hongrie est majoritaire de peu. Les prochaines élections en avril en Hongrie et l’année prochaine en Pologne ne sont pas gagnées d’avance.

Pourquoi l’Union européenne n’a-t-elle pas empêché la dérive illibérale de certains États ?

L’article 7 du traité de Lisbonne permet de sanctionner un pays membre qui ne respecterait pas ses valeurs fondatrices. Ces sanctions peuvent aller jusqu’à suspendre de droit de vote l’État membre au Conseil européen, même s’il doit continuer à en appliquer les décisions. Pourquoi cette procédure n’a pas été mise en œuvre contre la Pologne et la Hongrie ?

En réalité, la procédure a bien été enclenchée par le Parlement et la Commission dès 2017, à l’encontre de la Pologne, et en 2018, contre la Hongrie. Mais la privation de droit de vote doit être décidée à l’unanimité du Conseil (à l’exception du pays visé). Or, la Pologne et la Hongrie étant toutes deux visées et faisant bloc, le Conseil se trouve impuissant. La Cour de justice de l’UE, qui vient d’autoriser les sanctions financières, vient de donner à la Commission un moyen d’action particulièrement utile et redoutable.

Alors, dans ce bras de fer entre la Commission et ces deux États, quelles perspectives ? La guerre en Ukraine change-t-elle la donne ? 

Quels sont les enjeux et perspectives géopolitiques désormais ?

Il est trop tôt pour dessiner le visage de l’Europe de demain et prévoir le résultat des élections en Hongrie ( même si V. Orban est bien placé pour l’emporter à nouveau).

Trois constats peuvent néanmoins être tirés.

La guerre en Ukraine change la donne en Europe de l’Est

L’invasion russe de l’Ukraine pose un sérieux problème à Orban, qui aimer à vanter ses bons contacts avec Poutine. Elle rappelle à de nombreux Hongrois l’écrasement de la Révolution de Budapest en 1956 par les chars russes. Orban doit donc jouer serré pour à la fois soutenir l’Ukraine sans se renier ni froisser son ami Poutine. Il a donc voté toutes les sanctions décidées par les Européens. Il ouvre les frontières aux réfugiés ukrainiens, qui pour partie appartiennent à des minorités hongroises de l’Ukraine occidentale.

Orban insiste sur la protection du peuple hongrois, pour refuser des sanctions sur l’énergie (le pays est très dépendant du gaz russe) et pour lui garantir la paix. Membre de l’OTAN, il hésite et tergiverse. Il refuse puis accepte finalement que des armes destinées aux Ukrainiens transitent sur son sol et finit par accepter le 7 mars des troupes de l’OTAN sur son sol.

La seconde conséquence de la guerre en Ukraine est le regain de puissance de l’UE et le sentiment, plus que jamais, que les pays européens ne pèsent rien s’ils ne sont pas unis. Or, la Hongrie et la Pologne ne sont pas sur la même longueur d’onde. Si Orban a été artisan du rapprochement Hongrie/Russie, la Pologne est elle depuis longtemps dans une relation méfiante, voire conflictuelle, avec la Russie. Elle est aux avant-postes dans le soutien à l’Ukraine et encourage pleinement l’UE dans ses initiatives. Même Orban, qui aimait à dire que Bruxelles est la nouvelle Moscou, ne peut plus que se taire.

Le résultat des élections législatives en Hongrie, comme celui en Pologne en 2023, s’annonce serré

Face à Orban, et pour la première fois depuis 2010, une coalition rassemble l’opposition unie derrière le candidat Peter Marki-Zay. Celui-ci, conservateur indépendant et Européen convaincu, a traité Orban de « mercenaire servile » en parlant de son rapport à la Russie. La rhétorique initiale de la campagne d’Orban (« Nous allons gagner face à Bruxelles, Washington et les médias dirigés depuis l’étranger ») a changé complètement.

L’opposition a donc une chance, mais il ne faut pas sous-estimer deux points. D’une part, le fait qu’Orban dispose d’un atout considérable en contrôlant totalement les grands médias. D’autre part, même s’il perd les législatives, il a placé aux principales institutions (Procureur général, Cour suprême, Conseil constitutionnel) des affidés dévoués au Fidesz. Ce qui pourrait paralyser le nouveau pouvoir.

L’Union européenne semble apprendre des crises

L’unité s’affiche face à l’Ukraine, elle développe une stratégie de puissance.

Dans les années 2010, l’Union européenne a donné le spectacle de divisions et de lenteur dans sa capacité de réaction aux crises économiques ou migratoires. Le Brexit, choisi par les Anglais en 2016, semblait sonner le glas du projet européen. Il n’en fut rien. Jean Monnet le disait : « L’Europe se fera dans les crises et elle sera la somme des solutions apportées à ces crises. » Lentement, l’UE a trouvé des solutions efficaces aux questions financières.

La nouvelle Commission européenne, présidée par Ursula von der Leyen depuis décembre 2019, a pris à cœur des questions stratégiques : green deal européen pour enclencher une transition énergétique, ambitions dans le numérique et les nouvelles technologies. Face à la pandémie et ses risques, l’Union a su se renouveler grâce à un plan de relance ambitieux et surtout à une mutualisation d’une partie de la dette. Elle a réagi rapidement et efficacement.

« La bonne nouvelle, écrivait François Heisbourg en 2020, vérifiée et validée au cours de la dernière décennie, c’est que cette Europe de l’incomplétude a un instinct de survie plus puissant que ne pouvaient l’espérer ses défenseurs et que ne le souhaitaient ses détracteurs… Le Brexit lui-même aura eu pour effet de renforcer plutôt que d’affaiblir l’Union en tant qu’acteur politique»

Face aux démocraties illibérales, l’UE a les moyens d’agir mais reste prudente

Varsovie et Budapest sont privées des fonds de relance pour atteinte à l’État de droit, mais elles ont toujours la capacité à bloquer la plupart des décisions importantes au Conseil européen prises à l’unanimité… sauf que le contexte ukrainien change la donne et les priorités. L’économiste Élie Cohen parle dans une tribune publiée sur le site Telos de passage à la puissance pour l’Europe : « Face à Trump hier, à la Chine, à la Russie, l’Europe apprend à parler le langage de la puissance », écrit-il. « La vitesse et la puissance de la réaction européenne ont frappé tous les observateurs. Avec la capacité de résistance du peuple ukrainien, et le tournant à 180° de la politique allemande de défense, c’est assurément une des surprises stratégiques de la crise actuelle. »