Les élections présidentielles aux États-Unis n’auront lieu que le 3 novembre 2020, mais la campagne présidentielle américaine bat déjà son plein ! 15 mois en avance, les 10 candidats qualifiés pour le troisième débat du parti démocrate viennent d’être annoncés. La vie politique étasunienne se caractérise en effet par son rythme frénétique.

Qui dit campagne électorale, dit meetings et déplacements dans chaque état, stratégies de communication pour entrer en contact avec plus de 100 millions d’électeurs, etc. L’exercice de la démocratie (à savoir le processus de coordination des électeurs et des candidats) ne se fait pas sans coût. Les dernières campagnes présidentielles américaines ont démontré l’existence d’un lien intime et croissant entre argent et politique.

Quels sont donc les rouages financiers des campagnes présidentielles américaines ? Comment s’explique l’évolution de la réglementation en matière de financement ? Quels sont les nouveaux enjeux ?

Le financement des campagnes électorales américaines : panorama de l’évolution des réglementations

Aujourd’hui, pour financer sa campagne électorale, un candidat a le choix entre des fonds privés ou des fonds publics. Pourtant, la question du financement des campagnes présidentielles n’est pas récente aux États-Unis. La dualité privé/public occupe les législateurs depuis le début du XXe siècle.

Les États-Unis, pionniers dans la législation du financement des campagnes électorales

Les États-Unis ont été un des premiers pays à penser et à mettre en place une législation en faveur du financement public des campagnes électorales. En effet, c’est en 1907 que la loi Tillman voit le jour. Cette dernière stipule que les élections doivent faire l’objet d’un financement public. Dans les faits, la loi interdit aux entreprises toute contribution directe aux élections. Deux réglementations, en 1910 et en 1925, ont également fixé des montants maximaux de recettes et de dépenses par candidat.

À l’origine de cette loi, il y a un double retournement de veste de la part du président de l’époque, Theodore Roosevelt. En effet, ce dernier avait d’abord ouvertement critiqué le poids des grosses fortunes dans le paysage politique et économique américain en 1902. Puis, il avait assuré sa réélection en 1904, en s’appuyant sur une large contribution financière de la part des compagnies de chemin de fer, des banques et des assurances ! Pour pallier ce flop politique, il réaffirma, à travers la loi Tillman, sa volonté d’un financement public de la vie politique.

Cette première étape législative à l’aube du XXe siècle souligne l’enjeu du financement de la politique et l’ambivalence privé/public à l’échelle d’un état.

Le scandale du Watergate et la nécessité de renforcer les règles des campagnes américaines

Au début des années 1970, l’affaire du Watergate éclate. Elle révèle l’existence de pratiques illégales quant au financement de la campagne électorale du président de l’époque, Richard Nixon. Il s’agit en particulier de dons venant d’entreprises et de particuliers. Les tribunaux poursuivent plus de 70 personnes en justice. Une fois encore, la question de l’argent privé pour financer la politique se pose.

Il apparaît alors nécessaire de renforcer les règles en matière de financement électoral. Celles-ci n’avaient que très peu évolué depuis le début du siècle. En 1971, le FECA (Federal Election Campaign Act) fixe un cadre juridique général pour le financement des élections. Il permet la création des principaux organes de financement public du pays. Le principe de source financière publique pour les candidats aux élections présidentielles est restauré. Il se finance en partie grâce au Presidential Election Campaign Fund qui fonctionne grâce au don citoyen, mentionné sur la feuille d’impôts.

En 1974, la FEC (Federal Election Commission) est créée. Ce comité encadre et renforce les lois sur le financement des campagnes électorales. Les candidats doivent alors présenter le montant de leurs dépenses, désormais plafonnées, ainsi que les différentes sources de revenus.

Les règles du financement des campagnes électorales américaines ou le nouveau « « wild west »

Alors que le principe de financement public des campagnes fait l’unanimité, la question des plafonds de dépenses constitue un vrai blocage. L’arrêt Buckley v. Valeo de 1976 déclare anticonstitutionnel le plafond de dépenses imposé par la loi. Le match est lancé. Les partisans des dépenses illimitées estiment qu’empêcher les candidats à dépenser ce qu’ils veulent s’oppose au principe de liberté d’expression (sacro-saint aux États-Unis). La Cour maintiendra finalement les plafonds.

Les années 2000 constituent un vrai tournant. Jusque là, tous les candidats aux présidentielles acceptaient les fonds publics pour financer leur campagne. Ils restaient donc soumis aux plafonds. En 2008, Barack Obama donne le coup de grâce à cette tendance en décidant de financer sa campagne via des fonds privés. Il contourne ainsi le fardeau du plafond (84 millions de dollars à l’époque) tout en mobilisant bien plus de fonds privés. La campagne de 2008 dépasse en effet le milliard de dollars de budget.

Le chantier de démantèlement des règles en matière de financement trouve un second souffle en 2010. L’arrêt de la Cour suprême « Citizens united vs Federal electoral commission » fait entrer à nouveau les entreprises dans la vie politique en les assimilant à des personnes morales. Dans les faits, elles peuvent faire des dons aux candidats d’un montant illimité !

Résultat ? Le financement public devient marginal et même menacé. Le financement privé quant à lui se normalise. Les PACs qui existent depuis 1944 (Political Action Commitee, des organisations rassemblant des fonds au nom d’un candidat) voient leurs montants décoller tout comme les super-PACs (issus de la réforme de 2010 mentionnée ci-dessus).

Certains politologues, comme Anthony Corrado, parlent d’un « wild west moderne», pour décrire une situation à la fois très complexe et aux règles affaiblies et floues.

Les conséquences sur la démocratie américaine des campagnes politiques financiarisées

La question du financement toujours plus massif des campagnes électorales n’est pas sans répercussions sur la vie démocratique. En effet, la place de l’argent dans le jeu électoral n’est jamais neutre sur le débat politique. Le principe démocratique « une personne = une voix » serait-il en grand danger ?

L’échec du financement public de la démocratie étasunienne

Dans un ouvrage récent (Le prix de la démocratie, Fayard, 2018), l’économiste française Julia Cagé décortique les systèmes de financements des campagnes électorales en Occident. Elle y souligne notamment la faiblesse structurelle et les raisons de l’échec du financement public de la démocratie aux États-Unis.

Cet échec s’explique par la structure même du système américain. Le fait de laisser le choix aux candidats d’accepter les subventions publiques (et les plafonds qui en découlent) ou de les rejeter est problématique. Cela ne pouvait que conduire, in fine, à une décadence du système. Les subventions publiques sont en effet considérées comme bien trop faibles et donc handicapantes.

Par ailleurs, la possibilité de donner 3 $ par an au Fond Présidentiel Américain n’a pas non plus fonctionné. Lorsqu’il avait été créé en 1971, le Presidential Election Campaign Fund (déjà mentionné ci-dessus) constituait la réponse concrète au principe de financement public des élections. Mais le succès de cette option s’est envolé à mesure que les campagnes se sont enchaînées. Trois raisons principales expliquent son manque de crédibilité : il manque de transparence quant à son utilisation, les citoyens ne peuvent pas choisir le parti qu’ils souhaitent financer et la communication défaillante a laissé planer le doute autour de cette mesure.

Un système de dons qui favorise les plus aisés : vers une ploutocratie ?

L’effectivité de la démocratie est mise sur la table : plus l’argent entre dans les élections, plus le résultat en est influencé, toujours selon l’économiste Julia Cagé. Autrement dit, plus on finance un candidat, plus on a des chances de le voir élu. Par conséquent, le jeu démocratique est biaisé, puisque les intérêts des gros financeurs de la campagne orientent alors les débats.

Aux États-Unis, pour la campagne de 2016, 0,01 % des Américains ont financé à eux seuls 40 % de la campagne dans son ensemble, on parle de « méga-donateurs » ! Notons toutefois que ce mode de financement a largement été plébiscité par Hillary Clinton. Donald Trump s’est quelque peu différencié de sa rivale en finançant personnellement sa campagne à hauteur de 20 %. Par conséquent, il a eu un peu moins recours aux méga-donateurs. 

Face à des donateurs aux intérêts privés, comment rendre possible une campagne présidentielle tournée vers l’intérêt public ? Une fraction constituée des plus riches capte et oriente la campagne électorale grâce à l’argent qu’ils donnent, au détriment de la démocratie. Si l’on prend comme référentiel le montant financé par un citoyen américain dans la campagne présidentielle, on ne respecte pas le ratio « un citoyen = une voix ». Attention danger : la démocratie semble s’éloigner à vue d’œil au profit de la ploutocratie !

Plus encore, les chercheurs américains Martin Gilens et Benjamin Page parlent de « démocratie par coïncidence ». C’est-à-dire que les responsables politiques américains de tous bords tendent à se focaliser sur les intérêts des plus favorisés. Ils laissent tomber les préoccupations des plus pauvres, sauf « par coïncidence » quand elles sont les mêmes que les préoccupations des plus riches. De fait, les États-Unis rencontrent un problème majeur : la non-représentativité politique de la majorité des citoyens.

Le business des élections américaines à l’heure de l’Internet

Les campagnes électorales s’adaptent aux évolutions des outils de communication permettant d’atteindre la cible électorale. Dans les années 1930, Franklin Roosevelt avait fait de la radio son outil privilégié pour s’immiscer dans la vie quotidienne des Américains. Dans les années 1960, c’est le petit écran qui a pris le relais : le premier débat présidentiel opposa John Kennedy et Richard Nixon. Aujourd’hui, la campagne a lieu sur internet et en particulier sur les réseaux sociaux.

Des finances massivement orientées vers les médias et les réseaux sociaux

Si l’on se penche sur les comptes détaillés des campagnes présidentielles américaines, on se rend compte qu’une très grande partie des dépenses sont réalisées pour financer la publicité. Ainsi, plus de la moitié des dépenses de la campagne de 2016 concernent la communication via les médias. En effet, aux États-Unis les candidats doivent payer pour les spots télévisés sur lesquels ils apparaissent. Le reste des dépenses permet de financer les frais administratifs et les coûts liés aux déplacements.

Plus précisément, une grande partie de ces dépenses est directement allouée aux réseaux sociaux. Aux États-Unis, 68 % de la population est sur Facebook et 20 % sur Twitter. En plus d’être régulièrement utilisés par la majorité de leurs membres, les citoyens les perçoivent comme des sources fiables d’informations. Ils constituent donc une aubaine pour les candidats et leur permettent de s’immiscer dans les habitudes quotidiennes des Américains.

Obama avait d’ailleurs déjà bien compris l’importance des réseaux sociaux, pour sa première campagne. Il avait embauché l’un des cofondateurs de Facebook, Chris Hughes, afin de réaliser toute sa stratégie de communication online. Selon les observations de l’économiste Julia Cagé, depuis 2004 (date qui correspond aux débuts des réseaux sociaux) le candidat qui a dépensé la plus grande part de ses dépenses électorales dans les réseaux sociaux a toujours gagné les élections !

Les conséquences des campagnes électorales axées sur les réseaux sociaux

Au-delà de l’éventuelle démocratisation du débat politique grâce au développement massif des campagnes sur les réseaux sociaux (qui est en fait beaucoup contestée et décrite comme une illusion), on peut souligner deux conséquences principales de ces nouvelles pratiques politiques.

D’une part, les présidentielles de 2016 l’ont particulièrement bien illustré : les dérives sont croissantes à mesure que les réseaux sociaux sont exploités pour la campagne. Plutôt que d’en faire des places de débat et d’échanges avec les citoyens, les réseaux sociaux sont principalement utilisés comme des outils offensifs entre candidats, mais aussi contre certains journalistes ou personnalités publiques. Il peut s’agir d’actions personnelles (on pense aux nombreux tweets de Donald Trump) ou de stratégie des « super-PACs » dont le but est souvent de dénigrer les candidats opposés à celui qu’ils défendent. Ce genre de contribution, loin de favoriser le débat, provoque plutôt un nivellement par le bas et ouvre même la voie au populisme.

D’autre part, la visibilité que les candidats cherchent à avoir sur les réseaux sociaux est devenue un réel business, très lucratif. Derrière la manœuvre, on trouve encore souvent les « super-PACs » qui accumulent des fonds colossaux (4 milliards de dollars pour les élections de 2016) et qui donc sont prêts à payer pour imposer leurs idées. Et les géants des réseaux sociaux en profitent : sur Facebook, le système publicitaire fonctionne sur le modèle des enchères. Plus la demande augmente, plus les prix s’envolent.

Oui, la démocratie a bel et bien un prix !

Le système de financement de la politique américaine est donc graduellement devenu marchand et politisé. Cette course aux finances désormais illimitées se fait au détriment de la qualité du débat démocratique. Les règles du jeu sont limpides : le candidat qui mobilise le plus de fonds est celui qui aura le plus de visibilité et donc le plus de chance d’être élu. C’est en tout cas le prix à payer pour la démocratie aux États-Unis.

Sources

  • Julia Cagé, Le prix de la démocratie, 2018, Fayard.
  • Données sur les élections américaines :

http://www.opensecrets.org/

https://aceproject.org/

  • Anthony Corrado, The new campaign finance sourcebook, 2012, Paperback.
  • Martin Gilens et Benjamin Page, Democracy in America? What Has Gone Wrong and What We Can Do About It, The University of Chicago Press, 2017.