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« J’aime, chez mon peuple, cet œil vide et globuleux. » Afin de préparer au mieux le programme d’histoire de l’année 2022 portant sur la Russie et d’étoffer ta boîte à exemples, nous te proposons d’étudier dans cet article le roman de l’écrivain russe Vénédict Erofeiev intitulé Moscou-sur-Vodka, publié en France chez Albin Michel en 1975.

L’auteur : Vénédict Erofeiev (1938-1990)

C’est un homme resté inconnu jusqu’à sa mort en 1990. Moscou-sur-Vodka est son unique œuvre, publiée de surcroît clandestinement.

Le roman : Moscou-sur-Vodka

Écrit en 1969, de son vrai titre Moscou-Pétouchki, ce roman a circulé d’abord sous forme de manuscrit en deux exemplaires. Il n’en a pas moins produit une déflagration. Les intellectuels des années 1970 en connaissaient par cœur des fragments entiers. Il a été un triomphe à l’étranger et a été traduit dans une vingtaine de langues. Or, en Union soviétique, il n’a été autorisé à paraître pour la première fois qu’en 1988 et, par ironie du sort, dans Sobriété et culture uniquement, le journal de la ligue antialcoolique.

Histoire

Il s’agit du récit d’un homme alcoolique qui part en train rejoindre sa femme à Pétouchki, mais qui, soûl, revient à son point de départ, Moscou. Pendant tout le périple, le personnage boit et nous fait part de ses idées et convictions portant sur les théories de la politique soviétique et les « grands hommes ».

Le roman est assez difficile à lire, puisque le lecteur doit suivre les pensées d’un ivrogne. Son voyage permet cependant à l’auteur de décrire une Russie rongée par la pauvreté, par les désillusions sociales et politiques, et par la faillite d’un État supposé moderne. Ce récit pourra te permettre de développer un exemple probant de l’échec des réformes communistes en URSS et des limites de transformation des niveaux de vie, dans la perspective du dernier paragraphe de la lettre de cadrage de l’ENS.

« Les évolutions [économiques et politiques] sont inséparables des mutations qui font d’une périphérie européenne restée à l’écart de la révolution industrielle et marquée tant par un retard technologique patent que par la faiblesse du niveau de vie de la majeure partie de la population, une puissance industrielle et scientifique maîtrisant l’atome et menant la course à l’espace, avant de connaître un essoufflement économique redoublé par les désillusions politiques, l’insatisfaction sociale et les dissidences culturelles. Les étapes, comme les formes, les limites et les conséquences – transformations des structures sociales, évolution des modes et des niveaux de vie – de cette mutation de longue durée devront être elles aussi connues. »

La place de la vodka en Russie

Moscou-sur-Vodka est avant tout le récit d’une beuverie colossale, nécessitant de comprendre d’abord la place qu’occupe la vodka en Russie. La vodka est un alcool bon marché et simple à produire, qui est devenu en Russie à la fois symbole et mythe national, moteur de l’économie et de la politique, et instrument de pouvoir. Elle est le ressort invisible des bouleversements les plus importants de la Russie.

La vodka était considérée à son apparition comme la boisson du prolétariat. Après l’installation des bolcheviks au pouvoir, l’alcoolisme a cessé d’être l’apanage des couches populaires pour toucher aussi l’élite du parti. Staline, qui ne buvait pas, à l’inverse de Lénine, appréciait les beuveries nocturnes au cours desquelles les langues se déliaient. Ces fêtes servaient accessoirement de baromètre de la confiance. Celui qui ne buvait pas à forcément quelque chose à cacher. Il n’était pas rare de voir certains convives atterrir le lendemain à la Loubianka, le siège du NKVD.

Cependant, c’est pendant la Seconde Guerre mondiale que la vodka a reçu la bénédiction officielle. Fort de la malheureuse expérience du régime tsariste, qui avait essayé d’en réduire drastiquement la consommation, Staline n’interdit pas l’alcool après la mobilisation générale. Au contraire, les soldats ont même droit à une ration d’alcool : cent grammes de vodka par jour. En quatre ans sur le front, la vodka devient le symbole du patriotisme russe et de l’authentique héros de guerre.

La vodka comme échappatoire

Le narrateur ivre ne se contente pas de boire durant son trajet. Il essaie aussi de déceler les causes de son ivrognerie et plus généralement de l’ivrognerie qui touche le peuple russe. Les raisons sont nombreuses, mais la plus importante serait peut-être la volonté de s’évader dans l’oubli, dans le monde fantastique né de l’alcool.

« Tous les gens honnêtes, en Russie, buvaient. Et pourquoi buvaient-ils ? Ils buvaient de désespoir. Ils buvaient parce qu’ils étaient honnêtes. Parce qu’ils n’étaient pas en mesure d’améliorer la situation du peuple. Le peuple crevait de misère et d’ignorance, voyez ce qu’écrivait Dimitri Pissarev : ‘La viande est trop chère pour le peuple, la vodka est meilleur marché, alors le moujik boit, il boit parce qu’il est misérable ! Le livre est inaccessible au peuple, au marché le moujik ne trouve ni Gogol ni Bielinski, mais seulement de la vodka, à boire sur place ou à emporter : alors il boit, il boit parce qu’il est inculte.’ »

La solitude et surtout le doute sont le moteur de l’ivrognerie. Notre héros doute, alors même qu’il se trouve dans une société où le scepticisme est puni par la loi, où tout le monde doit croire, croire en la grandeur du régime, croire en la force du parti. Ainsi ne parvient-il à se fondre dans la masse que lorsqu’il a bu.

L’origine de ce problème

Le problème réside dans la continentalité du climat et de la société. C’est un monde dur, sans nuances. Les gens se méfient les uns des autres, les relations ont donc besoin d’être aidées par l’alcool. Quand il n’y pas l’alcool – et le pouvoir l’a très bien compris –, l’homme russe voit les choses sous leur vrai jour. Et lorsque ce phénomène se produit à grande échelle, le risque de révolte est grand. Tout ce qui était masqué dans la vodka et permettait de supporter des conditions de vie insupportables ressort de façon soudaine et violente. La vodka est donc un instrument de pouvoir, mais il s’agit aussi d’un mode de résistance.

« Il faut savoir choisir son boulot. Il n’y a pas de boulot mauvais en soi, ni de sot métier, toutes les vocations sont respectables. Il faut, juste au réveil, au sortir du lit, boire quelque chose. »

Un narrateur ironique

Le narrateur ne cesse de tenir des propos blasphématoires, ironiques et satiriques libérés par l’alcool, à l’égard de la situation de la Russie et des désillusions sociales et politiques.

« Aujourd’hui, je l’affirme solennellement : plus jamais je n’entreprendrai quoi que ce soit qui renouvelle cette triste tentative d’ascension. Désormais je reste en bas, et d’en bas je crache sur toute votre échelle sociale. Parfaitement : un crachat sur chaque échelon. Il faut être un sacré coco pour l’escalader, cette échelle ! Nerfs d’acier, cœur de pierre, volonté de fer ! … Très peu pour moi. »

Le narrateur évoque sur un ton mordant la souffrance contenue dans l’âme russe depuis toujours, la mélancolie hurlante des paysages et la propension à la dépense d’alcool mélangée à la misère ambiante. Il discute de l’être et du non-être avec des quantités d’éthanol incommensurables dans le sang. Toutefois, malgré son humour mordant, le héros ne ressent qu’une infinie tristesse dans l’âme.

Moscou-sur-Vodka : un poème tragique

Le héros du roman quitte donc Moscou en train pour rejoindre Pétouchki, où l’attend sa femme. Or, une fatalité presque tragique le ramène à son point départ, sans jamais qu’il ne s’en rende compte durant le trajet. Et comme la focalisation est interne, le lecteur ne comprendra pas non plus la façon dont le narrateur s’est retrouvé à faire le trajet en sens inverse.

Le héros se retrouve donc à l’endroit où avait commencé son voyage, dans la capitale, lieu où l’attend la mort, au pied du mur du Kremlin. Il est assassiné par des inconnus, dans l’indifférence la plus totale, peut-on supposer pour blasphème et ironie. Le lecteur, qui n’en sait pas plus que le narrateur, meurt avec lui, sans tout à fait comprendre ce qu’il se passe.

« Frémissant de tout mon corps, je me dis à moi-même : ‘Talitha qûmî’, c’est-à-dire : ‘Lève-toi et prépare-toi à la mort.’ Oh ! ce n’est déjà plus talitha qûmî, je le sens bien, mais plutôt lama subachtani comme a dit le Sauveur… Autrement dit : ‘Mon Dieu, pourquoi m’as-Tu abandonné ? Mais pourquoi, aussi m’as-Tu abandonné, Seigneur ?’ »

Une mort à l’image du pays

Or, le Seigneur ne répondra pas à ses appels. Le narrateur meurt seul, abandonné au pied du Kremlin, dont le bâtiment l’écrase de tout son poids. Sa mort est à l’image du pays, abîmée par l’alcoolisme. Il aura enfin vu le Kremlin, car, en effet, dès l’incipit, le Kremlin est mentionné, mais en tant que figure abstraite que personne n’a jamais vue.

« Tout le monde dit : le Kremlin, le Kremlin… J’en entends toujours parler et je ne l’ai jamais vu. »

Cependant, à l’inverse, le Kremlin ne perd jamais de vue le héros. Et il ne fait pas preuve de bonté à son égard. Il est le seul Dieu omniscient et omnipotent qui veille sans amour ni bienveillance sur la Russie. On peut donc supposer que les inconnus qui ont tué le héros sont une personnification du Kremlin, à l’instar de ses anciens camarades de travail qui ne cessaient de l’épier.

« Mais voilà qu’un beau jour, brusquement, j’ai commencé à m’apercevoir que mes quatre compagnons me tenaient plus ou moins à l’écart, chuchotaient en me regardant, surveillaient mes allées et venues. »