Nous allons nous intéresser dans cet article à la théorie du désir de Arthur Schopenhauer. Ce philosophe allemand du 19ème siècle est connu pour ne pas être le penseur le plus optimiste que la terre ait connue. ANALYSE.

Quelques mots sur Schopenhauer et son ouvrage

Le texte que nous abordons se trouve dans son œuvre majeure, le Monde comme volonté et comme représentation, plus précisément en III, §38.

Dans cet ouvrage, Schopenhauer expose l’idée fondamentale de sa philosophie : tous les êtres présents dans le monde relèvent d’une essence commune appelée “la volonté”. Cette conception métaphysique va de pair avec une conception morale profondément pessimiste : la volonté est insatiable et condamne tous les êtres au malheur.

Le thème de ce texte

Ce texte porte sur le thème du désir, et plus précisément sur le rapport du désir à souffrance.

La question philosophique posée dans ce texte

Schopenhauer pose la question suivante : la satisfaction de nos désirs permet-elle d’atteindre le bonheur ?

Les enjeux de la question

Pour bien comprendre l’intérêt de la question, il faut saisir ses enjeux : c’est la question fondamentale de l’accessibilité du bonheur qui est ici posée par Schopenhauer. Si la satisfaction d’un désir met fin à la souffrance, comme cela semble évident, alors le bonheur se trouve tout simplement dans la satisfaction de nos désirs. Mais si, contrairement à l’opinion commune, satisfaire nos désirs ne nous libère pas de la souffrance, alors il semble que l’homme ne puisse pas échapper à celle-ci et soit condamné au malheur.

La thèse de Schopenhauer

La thèse défendue par Schopenhauer est que la satisfaction de nos désirs est insuffisante au bonheur ; par conséquent, la condition de l’homme est inévitablement malheureuse.

Le plan du texte

Le texte s’ouvre sur l’assimilation du désir à la souffrance et présente l’hypothèse que la satisfaction peut mettre fin à cette souffrance.

La deuxième partie du texte présente une série d’arguments visant à réfuter cette hypothèse et à montrer que l’existence est inévitablement malheureuse.

Dans une troisième et dernière partie, Schopenhauer suggère néanmoins une manière d’échapper à la souffrance : l’abolition de nos désirs.

I – Désir = souffrance

1) L’assimilation du désir à la souffrance

Le texte commence par assimiler le désir à la souffrance :

Tout vouloir procède d’un besoin, c’est-à-dire d’une privation, c’est-à-dire d’une souffrance.

Cette assimilation du désir à la souffrance se fait en trois étapes. Ce désir, c’est-à-dire cette tension vers un objet, est premièrement présentée comme provenant d’un besoin (le terme de besoin est à comprendre au sens large et non au sens étroit de « besoin biologique vital »).

Or le besoin est par définition à son tour une situation de manque, donc de privation. Quand nous désirons quelque chose, c’est parce que nous en avons besoin, c’est-à-dire que nous en manquons, nous en sommes privés. Le désir vient donc du manque de quelque chose.

Mais lorsque nous désirons quelque chose, nous ne nous bornons pas à constater qu’elle nous manque, comme nous constaterions qu’il manque un phare à notre voiture : ce manque n’est pas simplement constaté, il est aussi ressenti douloureusement, d’où la dernière équation de Schopenhauer dans cette première phrase : privation = souffrance.

Ainsi le texte pose d’emblée que le désir se ramène en dernière analyse à la souffrance. Le désir est par essence une souffrance. Cela étant posé, il va s’agir évidemment de s’interroger sur la possibilité d’échapper à cette souffrance : nous sommes des êtres désirants, donc des êtres souffrants ; peut-on, et comment, échapper à la souffrance inhérente au désir ?

2) La satisfaction met-elle fin à la souffrance ?

Schopenhauer semble d’abord concéder que la satisfaction fait cesser la souffrance du désir :

La satisfaction y met fin

Mais tout le reste du texte est là pour venir tempérer sérieusement, voire contredire cette idée.

II – Le cycle infernal du désir

1) Argument 1 : la satisfaction d’un désir est la frustration des autres

Trois arguments viennent à l’appui de l’idée que l’homme ne peut échapper à la souffrance, que la satisfaction ne supprime pas la souffrance liée au désir.

Le premier argument de cette série est le suivant :

pour un désir qui est satisfait, dix au moins sont contrariés

Ce premier argument consiste à montrer que même si la satisfaction met effectivement fin à un désir, elle implique cependant la frustration de plusieurs désirs concurrents. En effet, nous ne ressentons jamais un seul désir à la fois, nous ressentons toujours une multiplicité de désirs. Ce que dit Schopenhauer, c’est que la satisfaction d’un de nos désirs implique toujours le sacrifice d’une multiplicité d’autres, qui continueront par conséquent à produire de la souffrance en nous.

Prenons un exemple simple : vous ressentez trois principaux désirs, celui d’aller manger au restaurant, celui d’aller au cinéma et celui de vous acheter une nouvelle paire de chaussettes. Supposons que chacune de ces choses coûte le même prix, à savoir dix euros, et que vous ne disposiez que de cette somme. Vous ne pourrez satisfaire que l’un de ces trois désirs, et les deux désirs restants continueront à produire en vous de la souffrance.

Pour Schopenhauer, nous sommes dans une situation analogue à tous les instants de notre vie : même si nous satisfaisons un ou plusieurs de nos désirs, plusieurs autres sont nécessairement frustrés, et sont donc causes en nous d’une souffrance inévitable.

2) Argument 2 : le désir est long et la satisfaction est courte

Le deuxième argument de Schopenhauer concerne non plus les désirs frustrés, mais les désirs satisfaits eux-mêmes : le désir est long et la satisfaction est courte. Nous désirons longtemps, donc nous souffrons longtemps, et nous jouissons très peu de temps. Le rapport coût-avantage, dans le cadre de l’échange entre désir-souffrance et satisfaction-jouissance, est donc à notre désavantage. C’est ce qu’on peut appeler un marché de dupe.

3) Argument 3 : un nouveau désir remplace immédiatement le précédent

Vient enfin le troisième argument :

le désir satisfait fait place aussitôt à un nouveau désir

Ainsi, la satisfaction non seulement est courte, mais est très rapidement suivie par la renaissance du désir satisfait, c’est-à-dire par une souffrance nouvelle. Non seulement, donc, la jouissance se déroule dans un temps court, mais elle est en outre immédiatement relayée par la renaissance de la souffrance.

L’existence d’un être désirant est donc comme une suite de longs traits et de points où les traits représentent les longs moments de désirs-souffrances, et les points les courts moments de satisfactions-jouissances. Autrement dit, nous souffrons la quasi totalité de notre temps de vie.

4) Conclusion et comparaison avec la situation du mendiant

Ces trois arguments débouchent donc sur la conclusion suivante :

La satisfaction d’aucun souhait ne peut procurer de contentement durable et inaltérable.

On l’a vu en effet, Schopenhauer ne soutient pas que la jouissance est inaccessible : ce serait absurde, car il est évident que nous ressentons du plaisir quand nous satisfaisons un désir. Ce qu’il nie, c’est que la jouissance soit durable et totale (qu’elle puisse toucher tous nos désirs) : au contraire, elle est par essence éphémère et locale (elle ne concerne que certains de nos désirs).

Or le bonheur se définit traditionnellement comme la satisfaction durable de tous nos désirs. Schopenhauer, pour nier la possibilité du bonheur, a donc montré que la satisfaction 1° n’était pas durable et 2° ne pouvait pas concerner tous nos désirs.

D’où la comparaison avec l’aumône qu’on fait à un mendiant : l’aumône représente la satisfaction, le mendiant représente l’homme habité par le désir. L’aumône ne permettra au mendiant que d’alléger ses souffrances pendant un cours instant pour retomber aussitôt dans sa misère, mais pas d’en sortir définitivement.

II – Se libérer du désir

Mais Schopenhauer nie-t-il absolument que nous puissions échapper à la souffrance ? Pas exactement, et c’est ce que suggère la deuxième partie du texte.

1) Le malheur inévitable de l’homme

Considérons le passage suivant :

tant que nous sommes sujets du vouloir, il n’y a pour nous ni bonheur durable, ni repos.

Ce passage est intéressant à deux égards. Premièrement, en ce qu’il rappelle la conclusion déjà formulée précédemment : le désir condamne l’homme à la souffrance, parce que la satisfaction du désir n’est qu’éphémère et locale.

2) L’abolition du désir comme échappatoire

Mais on notera en second lieu la formulation de cette conclusion : « tant que nous sommes sujets du vouloir… », c’est-à-dire « aussi longtemps que nous serons des êtres désirants… ». Schopenhauer suggère donc ici ce qu’il développera ailleurs dans son œuvre, à savoir qu’il nous est possible de cesser d’être des « sujets du vouloir », c’est-à-dire des êtres de désir. C’est ce qu’il appelle « l’abolition de la volonté ».

Pour échapper à la souffrance du désir, en effet, on peut envisager deux possibilités : la première est tout simplement la satisfaction de ce désir, qui doit faire cesser la souffrance. Mais, nous venons de le voir dans ce texte, cette solution est pour Schopenhauer une illusion.

La deuxième possibilité est donc non pas de satisfaire ses désirs, mais de les abolir. Autrement dit, la cessation de la souffrance passe non pas par la décevante satisfaction du désir, mais par la suppression du désir lui-même. Pour Schopenhauer, nous devons cesser de désirer, nous devons sortir du cycle infernal du désir.

Contrairement à un contresens répandu sur la philosophie de Schopenhauer, celui-ci ne préconise pas le suicide, mais une vie d’abnégation : il faut continuer à vivre tout en cessant de désirer. D’où une certaine admiration de Schopenhauer pour l’ascétisme (par exemple la mortification corporelle et la vie monastique).

Si l’on devait résumer, pour Schopenhauer, la souffrance est inhérente au désir. La satisfaction qu’il engendre ne suffit pas à mettre fin à cette souffrance car, premièrement, satisfaire un désir suppose d’en frustrer plusieurs autres. Deuxièmement, nous souffrons longtemps et nous jouissons peu de temps. La satisfaction est aussitôt suivie d’une renaissance du désir et donc de la souffrance. Elle ne permet donc pas d’échapper à celle-ci. La seule échappatoire possible n’est finalement que la suppression du désir lui-même.

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