Beaucoup de choses ont déjà été dites ou écrites sur l’influence grandissante des GAFAM (acronyme de Google, Apple, Facebook, Amazon, puis Microsoft). Ces cinq entreprises américaines de la tech, qui contrôlent chacune une part très importante de leur secteur, sont les entreprises les plus cotées en Bourse au monde et dont les activités s’étendent aujourd’hui au-delà du numérique. Que rajouter aujourd’hui ?

Pourquoi les GAFAM refont-ils l’actualité ?

Envisagée depuis de nombreuses années déjà sur divers plans (national et international), la question de la taxation des GAFAM est revenue sur le devant de la scène le 9 octobre 2019, après que l’OCDE a annoncé ses propositions de réforme de la fiscalité de ces entreprises à l’envergure internationale.

Devant le poids économique, mais également politique et social, acquis par ces entreprises, la question de leur régulation devient de plus en plus pressante dans le débat politique. Candidate à la primaire démocrate pour l’élection présidentielle 2020 aux États-Unis, Elizabeth Warren a ainsi récemment annoncé qu’elle envisagerait de démanteler les GAFAM si elle venait à entrer à la Maison Blanche.

Quels ont été les facteurs de leur réussite ?

Ces firmes ont un modèle de fonctionnement particulier. Elles ont bénéficié à plein de ce que l’économiste américain Sherwin Rosen qualifiait « d’effet superstar », selon lequel, le premier rafle toute la mise (dans la lignée de ce que Robert Merton désignait comme « Effet Matthieu » : les plus favorisés accroissent leur avantage sur les autres). Ici, cela veut dire que les entreprises qui arrivent en premier sur un secteur possèdent une avance considérable sur leurs concurrents en termes de postérité, de connaissance du secteur… En d’autres termes, il y a peu ou pas de place pour un second Instagram ou un second Facebook.

Par ailleurs, ces entreprises se sont appuyées sur le développement d’Internet et du numérique, bénéficiant ainsi d’un modèle économique dans lequel le coût marginal est infime, voire nul. Leurs rendements sont également croissants, autrement dit plus elles sont grosses, plus elles sont efficaces. En bref, elles sont arrivées au bon moment, en utilisant les bons outils et en ont tiré une place dominante sur leur secteur d’activité.

Retour sur les théories de la concurrence

Dans notre économie, désormais largement centrée sur le numérique, la question du poids des GAFAM relance le débat central sur la place des monopoles, sujet d’ESH de l’ESSEC en 2016. L’actualité donne l’occasion de se réintéresser aux principaux courants qui se sont succédé, voire opposés sur le sujet.

Les optimistes

D’un côté, les théoriciens dits « optimistes » estiment que les monopoles et autres formes de concentrations ne sont que des phases transitoires, nécessaires et parfois même vertueuses, puisqu’elles viennent récompenser une entreprise innovante ou une baisse des coûts de production. Ils ont ainsi confiance dans les marchés, voyant la concurrence comme un phénomène nécessaire, autoentretenu et dynamique qui permet de sélectionner les entreprises les plus efficaces et compétitives.

À ce courant appartiennent ainsi des auteurs comme Friedrich von Hayek ou Joseph Aloïs Schumpeter (qui énonce dans Business cycles (1939) sa fameuse théorie de la destruction créatrice). Ce dernier considère ainsi que la concentration industrielle est le résultat de sélection des entreprises les plus efficaces, tout en attestant de la vitalité de la concurrence sur un marché. En effet, la rente issue de la situation de monopole constitue la récompense de la supériorité technologique ou commerciale de ces entreprises, et donc une potentielle incitation à investir pour les entreprises. Cependant, celle-ci n’est que transitoire puisque les forces du marché devraient permettre de rétablir des prix proches du coût de production (par l’entrée de nouveaux acteurs, l’imitation…).

La théorie des marchés contestables de William Baumol et John C. Panzar s’inscrit également dans ce mouvement. En effet, ces auteurs estiment qu’un petit nombre d’opérateurs sur un marché n’est pas forcément un obstacle à une forte concurrence. En effet, une entreprise seule sur un marché peut se retrouver en situation de concurrence et adopter un comportement en conséquence, si elle est sous la menace de l’entrée de nouveaux concurrents. Une stratégie de prix élevés et de fort profit risquerait ainsi d’attirer de nouvelles entreprises sur le marché, menaçant la position de la firme initiale.

Les pessimistes

En face, on trouve les théoriciens de la tradition « pessimiste » de la concentration industrielle. Selon eux, il y a nécessairement un conflit entre l’intérêt des consommateurs, qui veulent consommer à un prix acceptable et avoir une diversité de choix, et celui des producteurs, qui cherchent à éliminer leurs concurrents et à vendre leurs produits le plus cher possible. La figure extrême en est ainsi le monopole, situation dans laquelle les consommateurs seraient spoliés par un unique producteur capable de pratiquer des prix plus élevés.

Leur logique se base sur les hypothèses de la CPP énoncées par Frank Knight dans les années 1920 (atomicité des acteurs, libre entrée et sortie sur le marché, homogénéité des produits, transparence de l’information, libre circulation des facteurs de production)selon lesquelles le prix à long terme sur un marché devrait tendre vers le coût marginal de production, rendant tout profit impossible. Dans cette logique, la situation de monopole, dans laquelle le producteur dispose d’un pouvoir de marché en vendant son produit à un coût supérieur à ce qu’il lui en coûte pour le produire, est néfaste. Ce faisant, elle entraîne en effet une perte sèche par rapport à une situation de CPP : le gain réalisé par le monopole au détriment des consommateurs est inférieur à la perte que les consommateurs subissent (par rationnement de la demande).

Les monopoles naturels

Enfin, la question des monopoles naturels est épineuse. Pour les théoriciens optimistes, la concentration industrielle dépend également des caractéristiques naturelles du marché. En effet, dans le cas où une activité présente de fortes économies d’échelle (c’est-à-dire que la hausse de la production entraîne une baisse du coût unitaire de production), il est alors plus efficace qu’une seule entreprise réalise la totalité de la production plutôt que de la répartir entre plusieurs entreprises qui ne seraient pas rentables. Dès lors, il pourrait être normal qu’une seule entreprise domine le secteur.

En somme, faut-il casser, ou du moins taxer, les GAFAM ?

Les inquiétudes sont multiples, et pas seulement à teneur économique. En plus de la domination sur le secteur du numérique dont ces géants pourraient abuser, beaucoup leur reprochent d’être devenus des repaires à fake news tout en ne cessant de contourner les législations fiscales des pays dans lesquels ils s’installent, ou en favorisant leurs produits au détriment de ceux des concurrents. En mars 2019, Google a ainsi été condamné par la Commission européenne à une amende de 1,49 milliard d’euros pour de telles pratiques. Mais alors, que peuvent faire les législateurs : faut-il comme le proposent certains taxer, voire casser les GAFAM, comme certaines entreprises telles la Standard Petroleum ont pu l’être par le passé ?

Taxer les GAFAM

Ceux qui défendent une taxation plus sévère ont nombre d’arguments avec eux. En effet, les opérations d’optimisation fiscales mises en place par ces entreprises font perdre chaque année des milliards d’euros aux pays où elles opèrent et où elles ne paient pas d’impôts proportionnels à leur chiffre d’affaires.

Néanmoins, il y a également des risques à de telles mesures, comme le souligne Frédéric Drouet, professeur de droit fiscal à l’Université de Rouen Normandie dans une chronique des Echos. Il estime ainsi que cette taxe pose deux gros problèmes à plus long terme. Premièrement, les taxations tendent à se répercuter sur les consommateurs, en particulier lorsque l’entreprise dispose d’un pouvoir de marché important. Par ailleurs, ce genre de sanction est devenu un outil de pression politique et diplomatique qui risque d’aviver les tensions et d’entraîner des représailles de la part des États-Unis.

La taxation paraît donc nécessaire, mais insuffisante face à des entreprises dont les trésoreries sont souvent conséquentes, et surtout face à l’insistance des États-Unis qui ont dans ces entreprises nombre d’intérêts stratégiques.

Casser les GAFAM

Prenant ces insuffisances en compte, d’autres vont jusqu’à proposer de casser ces monopoles. Ceux-ci estiment qu’une concurrence entre entreprises plus petites et à un niveau plus équitable ne peut être que bénéfique pour les consommateurs, et que les grandes entreprises n’innovent plus et se contentent de racheter d’innovantes start-up, limitant ainsi l’innovation en général (d’après une étude de l’OCDE d’avril 2019). Si cette option est devenue plus crédible ces derniers mois avec un sensible retournement de l’opinion publique et des autorités, convaincues qu’un contrôle accru de ces entreprises est nécessaire, elle reste très difficile à mettre en place, notamment au niveau juridique (procédure longue et complexe à justifier devant les tribunaux américains). Enfin, la problématique des rendements croissants joue à nouveau contre cette proposition : étant donné que plus ces entreprises sont grosses, plus elles sont efficaces, leur démantèlement conduirait à une baisse du bien-être collectif, selon Jean-Marc Vittori.

Conclusion

Un rapport publié mi-2019 par la Commission européenne rappelait que la législation sur la concurrence est en réalité bien adaptée au numérique, mais que ce sont les critères d’appréciation de cette concurrence qui doivent être revus pour répondre à l’extension des activités des GAFAM dans tous les secteurs. Toute la difficulté pour la politique de la concurrence relève finalement de la nécessité de concilier protection des consommateurs face au pouvoir de ces entreprises, par le biais de la taxation, de l’incitation à l’entrée de nouveaux acteurs et un contrôle réglementaire accru, et possibilité pour certaines entreprises d’être capables de rivaliser avec les grandes entreprises étrangères telles les BATX chinois, dont l’ombre se fait grandissante sur les marchés occidentaux.