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Qu’est-ce qui fait qu’un corps est humain ?

Dans son tableau L’Apothéose d’Henri IV et la proclamation de la régence de Marie de Médicis, Pierre-Paul Rubens met en scène des corps qui interagissent et se mêlent entre eux. Il montre le corps dans tous ses états : le corps allégorique de la Prudence, le corps animal du serpent, le corps glorifié d’Henri IV, ou encore le corps humain de Marie de Médicis. Dès lors, à travers cette oeuvre, il semble qu’un corps ne soit pas qu’humain, mais qu’il puisse l’être, nous poussant ainsi à vouloir découvrir ce qui fait qu’un corps est humain, dans sa forme et sa matière. Or, en s’interrogeant de la sorte, une première tension se fait sentir. En effet, désigner un corps avec un article indéfini, c’est supposer que celui-ci ou un autre ne seraient pas différentiables, et que ce qui fait que celui-ci est humain fera que celui-là l’est aussi. Mais le corps, ensemble d’attributs physiques et d’organes qui se meut dans l’espace, est en réalité un terme incroyablement polysémique, si bien qu’il est inconcevable de ne le réduire qu’à cette simple définition. Il nous faut donc l’étudier plus précisément avant de tenter de comprendre ce qui fait qu’il est humain, car si le sujet semble supposer qu’il existe une notice universelle à suivre, rien ne semble à ce stade moins sûr. Le sujet semble aussi supposer qu’un corps n’est pas d’emblée humain, d’où cette volonté de connaître, sinon son identité, du moins le statut du corps, mais surtout de s’interroger sur le processus qui fait que le corps est humain, sur sa durée et sa pérennité. Reste encore une tension, car en se demandant, « qu’est ce qui fait que mon corps est humain », nous supposons que le corps peut être fait, façonné et influencé pour devenir humain, pour posséder des caractéristiques humaines qu’il faut déchiffrer, lors même que le corps est peut-être indéchiffrable.

Ainsi, comment comprendre qu’un corps puisse posséder des qualités humaines; lors même qu’il n’est pas qu’un sujet vivant parfaitement défini . Et surtout, comment appréhender le processus de transformation d’un corps ?

Pour comprendre ce qui fait qu’un corps est humain, il faut comprendre de quel corps nous traitons (I), et dès lors un corps qui n’est pas un objet est humain sous différentes conditions (II), si bien que ce qui fait qu’un corps est humain, est peut-être ce qui fait qu’il ne l’est pas, ou juste qu’il ne l’est que ponctuellement (III).

De par sa polysémie, le terme de corps est difficilement définissable, mais l’identité du corps l’est tout autant car le corps est cette structure cohérente dont chaque niveau d’organisation interne existe pour l’autre selon Aristote dans Histoire des animaux, mais dont il est difficile d’en déterminer l’identité et surtout la forme, c’est-à-dire chez Aristote, la fonction.

En commençant par se demander « qu’est ce qui fait qu’un corps est humain », c’est l’article indéfini qu’il semble nécessaire d’aborder. Si l’on évoque un corps, nous évoquons un corps parmi d’autres, un corps générique auquel tous les autres correspondraient : un corps comme structure cohérente qui supposerait une unicité du corps. Cependant, dans le De Natura Rerum, Lucrèce met justement en avant la diversité des corps dans la nature. « Vois les troupes silencieuses, de nageurs porte-écaille, le bétail, les bêtes fauves / les divers oiseaux qui peuplent les contrées aquatiques aux riants abords des fleuves, des lacs, des sources. Observe-les tour à tour, tu trouveras pourtant que leur forme diffère. ». Il parvient ainsi à montrer que les corps qui nous entourent ne sont pas semblables les uns aux autres, que chaque corps a sa particularité, et que le traitement qui serait appliqué à l’un, donnerait des résultats distincts s’il était appliqué à l’autre. Les corps sont bien multiples mais surtout chacun est unique, si bien que se demander ce qui fait qu’un corps est humain, c’est se demander ce qui fait que chaque corps, pris dans sa singularité, est humain.

Dès lors, en s’interrogeant sur le statut du corps, il semble que s’il existe des choses qui font que le corps est humain, c’est sans doute que le corps peut être objectivé, de telle sorte que nous puissions avoir sur lui un pouvoir de transformation pour faire de lui un corps humain. Dans les Principes de la Philosophie, Descartes avance lui-même cette thèse selon laquelle le corps, un corps, n’est qu’un machine. Dans le monde sans vide tel qu’il le conçoit, un corps se meut grâce aux résistances qui ont lieu entre toutes les portions de matières et qui forment une pression suffisante sur les corps. Ainsi, en appliquant sa théorie à tout ce qui est étendu, il devient impossible de distinguer les corps vivants des corps inanimés, si bien que Descartes « ne reconnaît aucune différence entre les machines que font les artisans, et les corps que la nature seule compose ». En suivant cette idée, ce qui fait qu’un corps est humain c’est précisément qu’il est un objet, une machine qui peut être rendue humaine.

Cependant, en réduisant un corps à un vulgaire objet que l’on peut rendre humain, nous réduisons le corps à un esclave, pour lequel nous devenons des tyrans. En objectivant un corps il semble que nous en faisons nôtre. Or c’est justement contre cela que Jean-Pierre Baud nous met en garde dans L’histoire de la main volée, une histoire juridique du corps. Pour lui, en effet la relation au corps est à penser comme une relation de l’être et de l’avoir : je suis relativement mon corps mais je le possède absolument. Mais je ne peux pas non plus dire que le fait de posséder absolument mon corps me donne un droit de propriété sur lui. Car en réalité pour protéger la dignité de ma personne, je dois reconnaitre que le corps dans lequel je suis doit être traité comme une personne, avec la dignité qui caractérise une personne humaine. Ainsi pour lui, le corps n’est pas une personne, il est comme une personne, et il n’est pas ma propriété, il est comme ma propriété. Un corps ne peut donc pas être la propriété de quelqu’un qui en ferait un corps humain.

Ainsi, certes nous avons établi la multiplicité et la diversité des corps, mais si nous avions émis l’idée d’un corps objet pouvant subir des transformations, il apparaît clair qu’un corps ne peut être objectivé, et encore moins possédé absolument comme une machine. Dès lors nous comprenons que nous traitons davantage d’un corps qui semble être un sujet, peut-être même un sujet vivant. 

Un corps ne peut pas être objectivé parce qu’il ne peut être possédé, mais aussi parce que selon Philonenko dans L’Histoire de la boxe, « il existe des situations dans lesquelles le corps prend possession de l’homme, et l’esprit est en quelque sorte possédé ». Il montre ainsi qu’il est légitime d’appréhender le corps comme un sujet vivant.

Il semble qu’il existe d’abord des attributs internes qui font qu’un corps est humain, qui poussent un corps vers un caractère plus humain. L’âme en est un exemple flagrant : elle semble attribuer au corps un caractère humain, c’est-à-dire une véritable profondeur. Cette idée est appuyée par Jean-Louis Chrétien dans La symbolique du corps. Il explique que notre corps n’est pas un corps glorieux, c’est-à-dire qu’il n’est pas un corps qui serait « la manifestation plénière et intégrale de l’âme ». Selon lui, bien au contraire, notre corps est synonyme d’équivocité et d’ambiguïté, qui introduisent une épaisseur sensible et rationnelle qui autorise tous les masques, et qui a un secret. Le corps garde en réserve ce que nous sommes, et c’est seulement lorsque l’âme se révèle, petit à petit et pas immédiatement, qu’elle révèle le corps, qu’elle le rend vivant, et peut-être même humain. Ainsi, l’âme qui est contenue dans le corps en fait un corps humain parce qu’elle le révèle, qu’elle révèle la profondeur du corps qui en fait sa beauté humaine.

Cependant il semble qu’il existe également des conditions externes au corps qui font qu’un corps est humain. Car un corps est celui qui met au monde, il est un signe qui nous introduit dans la chair du monde et qui crée la relation à l’altérité, faisant qu’un corps est humain. Dans sa pièce Les Bonnes, Jean Genet met en avant cette caractéristique du corps miroir de notre condition dans la société. La scène d’exposition s’ouvre sur une mise en abîme : Solange et Claire jouent leur rapport avec leur maîtresse. Elle ne cessent de se référer aux parures et aux vêtements qui vont habiller son corps et la faire rentrer dans sa catégorie sociale. Mais ici c’est Claire qui incarne Madame, elle s’approprie le corps de Madame parce qu’elle veut échapper à son propre corps, à sa condition absurde de simple bonne. Et c’est paradoxalement en cherchant à échapper à son corps, que la relation à l’altérité la ramène brutalement à sa condition : son corps est humain, mais il est humain dans une réalité figée dont elle prend conscience en se confrontant à autrui, humain parce qu’il la définit à la vue de tous.

Dès lors, c’est peut-être avant tout la relation que chacun entretient avec son corps qui fait qu’un corps est humain. Car la relation que nous entretenons avec un corps est une relation à l’altérité, mais interne, une relation de nous à nous, qui révèle le corps non seulement en tant qu’humain mais en tant que corps véritablement vivant. Dans l’Intrus de Jean-Luc Nancy évoque sa greffe de coeur, et commente la relation intime qu’il entretenait avec son corps est devenue une relation « ex-time ». Après la prise de médicaments anti-rejet, des maladies jusqu’alors à l’état de latence se sont manifestées et « soudain c’est comme si mon corps se retournait contre moi, ou plutôt entre moi et mon une impossibilité d’être en adéquation avec soi-même ». Il évoque sa relation avec son corps, son corps qui avait cessé d’être humain et dont la greffe d’un coeur devait lui redonner vie. La réaction de défense d’un corps montre qu’un corps est vivant : cette relation interne entretenue avec un corps montre qu’il est humain parce qu’il a des réactions humaines.

Ainsi, in corps qui n’est pas un objet semble avoir, à bien des égards, des aspects d’un corps vivant. Aussi bien des caractéristiques internes qu’externes semblent en pouvoir faire un corps humain, mais si la relation que nous entretenons avec notre corps joue un rôle majeur, la question est peut-être de savoir si un corps peut rester humain. 

S’il existe des caractéristiques qui font qu’un corps vivant est humain, c’est peut-être que ces mêmes caractéristiques peuvent faire qu’il ne l’est pas, et dès lors, interroger la pérennité du processus de transformation. Ce n’est peut-être pas un quoi qui fait qu’un corps est humain mais un qui, qui inverse le processus au bout d’un certain temps.

En effet, puisque la relation à notre corps semble déterminante pour qu’un corps soit humain c’est peut-être que chacun est celui qui fait que son corps est humain. Cela signifie que chacun peut défaire ce qu’il a fait, et faire revenir un corps à son état initial. Dans sa Lettre 121 à Lucilius, Sénèque évoque à travers le terme d’oeikeiosis cette sensation de familiarité immédiate et spontanée que nous avons avec notre corps. Nous avons donc chacun le sentiment de notre constitution, que nous devons conserver grâce au bon rapport que nous entretenons avec notre crops, c’est-à-dire grâce à la chrésis dont nous faisons preuve envers notre corps. Ainsi, si Sénèque nous invite à maintenir une bonne relation avec notre corps, c’est qu’il sait que les relations peuvent se détériorer, et qu’il connaît les dangers dans lesquels nous pouvons tomber et ne plus traiter notre corps comme humain. Nous sommes ceux qui dont que nos corps sont humain, mais le restent-ils ?

La question de la pérennité du processus est une question cruciale : elle est celle qui détermine si un corps est destiné à être humain, si la finalité d’un corps est de trouver le moyen d’être humain. Cependant, parce que nous avons établi que notre relation à nos corps est faite de hauts et de bas, il semble que faire qu’un corps soit définitivement humain ne soit pas une tâche aisée. Mais il semble en revanche qu’il existe toujours des caractéristiques qui, de manières spontanées, apparaissent et font qu’un corps est humain pour un temps. Dans l’article Goût de l’Encyclopédie, Montesquieu évoque la grâce, qu’il définit comme une chose inattendue et inespérée, qui se manifeste là où on ne l’attend pas et qui donne un caractère humain au corps. « Il y a quelque fois, dans les personnes ou dans les choses, un charme invisible, une grâce naturelle, qu’on n’a pu  définir et qu’on a été forcée d’appeler le je-ne-sais-quoi. Il me semble que c’est un effet principalement fondé sur la surprise. ». Montesquieu montre ainsi que même si le corps n’est plus humain, il reste des situations qui font qu’un corps reste, ponctuellement, humain : ce n’est pas sa finalité, mais il y est disposé.

Dès lors, si un corps n’est pas nécessairement destiné à être humain, qu’est ce qui fait qu’il est tout de même humain ? Il semble que le terme d’humain prenne ici un sens plus large : c’est peut-être justement parce qu’un corps est si fuyant, si indéfinissable, parce qu’on ne peut jamais le saisir dans son entièreté et qu’il reste des zones d’ombres et de mystères, parce qu’il semble un temps n’aitre qu’un objet mais qu’il s’avère parfois être un sujet pensant, qu’un corps est humain. La nature humaine est la nature qui fait chacun des hommes, qui les façonne et qui en fait des être distincts, spéciaux, qui ne se trouvent et ne se définissent jamais entièrement : c’est donc en un sens cela qui participe à faire qu’un corps est humain. Dans Réflexion Simples sur le corps, Paul Valéry évoque les trois corps que nous possédons et qui font qu’un corps reste si énigmatique. Il distingue le corps qui est un habitacle qui me présente au monde, mon corps propre qui me définit et mon corps source de mystère. Mais il évoque surtout l’existence d’un Quatrième corps qui unifierait mes trois premiers corps : un corps qui ferait qu’un corps est humain.

Si ce qui fait qu’un corps est humain est capable de faire qu’il ne l’est plus parfois, mais qu’il peut le redevenir de façon ponctuelle, c’est que le corps révèle sa nature changeante et évolutive que nous avions évoquée par les multiples définitions du corps? Peut-être faut-il comprendre et accepter qu’un corps n’est jamais tout-à-fait et entièrement humain; ce qui ne réfute pas l’existence de « quoi » et de « qui » qui font qu’un corps est humain.

Ainsi, pour comprendre ce qui fait qu’un corps est humain, nous avons vu qu’il était essentiel de comprendre de quel corps il s’agissait pour pouvoir en comprendre les mécanismes. Certes le corps n’est pas un objet mais un sujet vivant et pensant, mais la part de mystère qui persiste nous empêche d’établit une notice claire et précise qui expliquerait ce qui fait que le corps est humain. Cependant, c’est justement l’étude du processus de transformation d’un corps en corps humain qui nous permet de comprendre que le corps possède une finalité qui est tout autre, et qui ne peut pas être réduite à simplement être humain.