Le 17 mai 1934, Marcel Mauss (1872-1950) tient une conférence sur “Les Techniques du Corps” à la Société de Psychologie. Nous tenterons ici d’en fournir une synthèse et une analyse, en mettant l’accent sur la place du corps dans la réflexion de Mauss.

Dans cette conférence, Marcel Mauss entreprend de définir la notion de “techniques du corps”, soulevant au passage des interrogations philosophiques qui deviendront bientôt le terreau fertile de l’anthropologie française :

Comment l’Homme apprend-il à utiliser son corps ? Dans quelle mesure ces techniques corporelles sont-elles le miroir de l’individu ? Ces techniques, à savoir la maîtrise de notre propre corps, ont-elles une incidence sur nous dans la société ?

I. Les techniques du corps : un langage corporel cohérent

A) Définir les “techniques du corps” 

Mauss définit de manière générale la gestualité du corps par le concept de “techniques du corps” ; elles sont “les façons dont les hommes, société par société, d’une façon traditionnelle, savent se servir de leur corps”. Ainsi, courir, claquer des doigts, s’alimenter, lever la main, autrement dit, toutes nos attitudes corporelles quotidiennes, toutes les manières de nous servir de notre corps pour parvenir à nos fins, représentent en fait les “techniques du corps”. Les gestes désignent pour Mauss nos mouvements corporels irréfléchis, dénués de buts. C’est pourquoi Mauss préfère le terme “technique” au terme “geste” puisqu’il envisage le corps comme un instrument, dans cette optique, les techniques du corps sont les mouvements conscients et inconscients qui nous permettent précisément de réaliser nos buts, d’agir sur le monde.


Pour Mauss, les techniques du corps sont la combinaison de plusieurs gestes en vue d’une fin donnée. Plusieurs techniques associées sont susceptibles de constituer une technique plus élaborée. Ainsi, la danse est une technique complexe composée de nombreux mouvements ; elle appartient au système plus large des techniques du mouvement. Toutes réunies, la multitude des techniques du corps dont nous pouvons faire preuve forment un système cohérent. Ce système, et c’est la thèse géniale de Mauss, se comporte en fait comme un langage. En analysant les différentes structures qui régissent le complexe système des techniques du corps, on peut y lire en creux un véritable langage corporel. Ce dernier est pour Mauss hautement signifiant mais nous y reviendrons.

B) Les techniques du corps sous l’angle de “l’homme total”

On pourrait a priori penser que l’origine de notre gestuelle est naturelle. Après tout, chaque mouvement que nous faisons mêle toujours une part psychologique (à travers nos intentions) et une part biologique (à travers l’utilisation de notre corps, ses muscles, ses os, etc.). En vérité, Mauss montre que nos techniques sont essentiellement un construit social. Inconsciemment ou non, nos mouvement nous sont d’abord transmis par la société. Nous imitons la gestuelle traditionnelle de nos aïeux, à savoir les mouvements qui se sont montrés de facto efficaces, et qui ont donc été conservés au cours des siècles. C’est pourquoi Mauss affirme dans sa définition que les techniques du corps sont nécessairement “traditionnelles et efficaces”, car sans la tradition, il n’existe pas de transmission et donc pas de technique.

Cette analyse de notre gestuelle appréciant une triple considération physique, psychologique et sociologique, interprétant notre langage corporel est appelée par Mauss le point de vue de “l’homme total”. Il nomme habitus ce qui relie ces trois caractéristiques (physique, psychologique et sociologique), qui nous permettent d’agir.

II. Le dressage du corps : un processus de socialisation de l’individu

A) L’acquisition des techniques du corps par le dressage

Notre gestuelle est un construit multidimensionnel fait d’éléments psychologiques, biologiques et sociaux. Cette dernière s’acquiert durant l’enfance jusqu’à notre majorité, à travers les processus d’éducation et d’imitation : c’est que Mauss appelle “le dressage”. L’enfant apprend petit à petit la gestuelle de son entourage, envers qui il a pleine confiance, de sorte que sa gestuelle elle-même finisse par reproduire inconsciemment des marqueurs sociaux. Ainsi, ce dernier apprend à marcher durant les premiers mois de sa vie en imitant fidèlement les mouvements de ses parents. Plus tard, en apprenant à courir ou à sauter, et du fait que ses techniques diffèrent légèrement selon les sociétés (en raison du positionnement des bras par exemple), on pourra deviner l’appartenance sociale de cet individu simplement en analysant sa gestuelle. À cela s’ajoute que les processus de reproduction ne sont pas infaillibles, l’enfant apprend, de fait, avec plus ou moins d’exactitude la maîtrise de ces techniques. L’enfant parvient plus ou moins à reproduire la gestuelle de son entourage. Cette efficacité de l’apprentissage de la maîtrise notre corps, toute relative selon les individus, est ce que Mauss nomme le “rendement du dressage”.

Le dressage induit donc nécessairement une surdétermination sociale (notre éducation étant grandement influencée par notre société) et un rendement (notre capacité à reproduire un mouvement étant inégale). En raison de ces spécificités, les techniques du corps varient très fortement, à la fois dans le temps, entre les sociétés, et même entre les individus d’un même groupe. Notre gestuelle agit donc comme une signature, un langage corporel signifiant qui traduit chez l’individu des aspects de son identité. En adoptant certains modèles stéréotypés, en aménageant ou en refusant d’autres, on manifeste inconsciemment par le corps notre identité collective (l’appartenance à un groupe) et individuelle. Le corps fonctionne comme un miroir puisqu’il est le truchement de l’expression intime de nous-même, et révèle à la vue de tous un mode de vie, des conceptions, une organisation sociale, un système de représentations du monde.

B) Le langage corporel acquis : un marqueur social

Le terme dressage est non sans évoquer la comparaison de l’enfant avec l’animal. Pour Mauss, l’humain apprend à utiliser peu à peu son corps comme n’importe quel animal. L’homme se distingue cependant de la bestialité par sa capacité unique à transmettre son savoir par la parole, ce dont les animaux sont incapables. Les qualités animales reconnues à l’enfant s’estompent au fur et à mesure de son dressage, au cours de ce que Mauss appelle le « processus de socialisation ». Ce processus consiste en une introduction progressive de l’enfant dans l’humanité, à mesure qu’il acquiert la gestuelle d’un Homme, et par là même, les codes sociaux et le langage. Sans modèles en qui se référer, c’est l’exemple de l’enfant sauvage laissé pour compte dans la jungle, l’homme ne saurait accéder à l’humanité, n’ayant point appris le langage et n’ayant uniquement calqué sa gestuelle que sur celle des animaux.


L’enfance est donc le moment crucial l’on adapte son langage corporel afin de correspondre à une société. Selon le rendement de son dressage, l’enfant s’intègre plus ou moins efficacement dans la société. Certains apprentissages sont plus faciles que d’autres. C’est le cas des techniques d’alimentation ou de sexualité, qui sont très encadrées par la société. Elles ont un très fort rendement et il n’y a que peu d’écart à la norme.

C) Le processus de désocialisation : l’exemple de la société mongole

Dans la culture mongole, le dressage de l’enfant voit son pendant chez le vieillard avec un processus de désocialisation. Chez les Mongols animistes, le nouveau-né est considéré comme un animal jusqu’à son sevrage, moment où les Mongols estiment qu’il obtient une âme. Lorsque l’individu vieillit, l’âme doit, selon la culture mongole, de nouveau quitter le corps afin de se réincarner ailleurs. De ce fait, en symétrie avec l’enfant, le vieillard est amené à rompre progressivement avec la société, en oubliant petit à petit son langage corporel dans un ultime processus “d’inversion du dressage”. Comme le montre l’exemple de la culture mongole, le concept de dressage est donc une pierre de touche qui encadre véritablement l’existence de l’Homme en tant qu’Homme et permet de mieux appréhender les sociétés.

III. La maîtrise du corps : un enjeu de pouvoir

A) La maîtrise du corps : critère hiérarchique dans la société

Pour Mauss, la maîtrise du corps et de sa technicité est un véritable enjeu de pouvoir car elle intervient dans la définition des statuts sociaux. En effet, une maîtrise parfaite de son propre corps permet de maîtriser le corps de l’autre. Ainsi, l’Homme parfaitement maître de soi est capable de domestiquer l’animal, en lui enseignant par exemple de nouveaux mouvements.

Pour différencier les nombreuses maîtrises du corps, Mauss se sert de critères de classifications précis comme l’âge, le sexe ou le rendement du dressage. Ainsi, s’il ne parvient pas à marcher, le jeune enfant est aisément capable de s’accroupir contrairement à l’adulte.

B) La maîtrise du corps : critère hiérarchique entre les sociétés 

À travers l’inégale maîtrise du corps des individus, on peut lire la répartition des rôles dans la société, l’organisation globale de celle-ci. Ainsi, les personnes possédant une maîtrise du corps singulière (handicapées, spécialistes ou personnes exceptionnelles, marginales) occupent, par conséquent, une place spécifique dans la structure sociale. Aussi, en analysant les rapports de domination entre les corps masculin et féminin dans notre société (violences, harcèlement), on peut lire par exemple la représentation de la domination sociale de l’homme sur la femme.

C) La maîtrise du corps comme enjeu de pouvoir essentiel

Afin de parvenir à une maîtrise totale de son corps, il faut lutter contre l’émoi et inhiber les mouvements désordonnés, tout comme le stoïcisme qui prône le sang-froid et la résistance. C’est étonnamment cette capacité à agir de manière réfléchie qui, pour Mauss distingue en partie certaines sociétés dites “primitives” des sociétés dites “plus avancées”. Grâce à la tempérance, ces dernières évitent la brusquerie souvent à l’origine des actes irréfléchis, contre-productifs ou simplement stupides.

Ainsi, la maîtrise du corps est non seulement essentielle pour acquérir une position dominante au sein de la société, mais elle apparaît également primordiale pour affirmer la supériorité d’une société sur une autre. La maîtrise du corps se manifeste être un enjeu de pouvoir crucial, tant pour-soi que pour la compréhension profonde d’une société. De ce fait, Mauss affirme la nécessité d’une approche physio-psycho-sociologique des actes humains.

À retenir pour la dissertation :

  • D’une part, la définition de techniques du corps de Marcel Mauss fait émerger la notion de langage corporel. Le corps apparaît comme le miroir de l’âme,  la manière dont l’Homme se sert de son corps reflète un construit social et son identité.
  • D’autre part, le dressage du corps, c’est-à-dire l’apprentissage de la gestuelle constitue un processus au cours duquel l’Homme accède à la société et, plus largement, à l’humanité.
  • Par conséquent, la maîtrise du corps est  cruciale et se retrouve à la base des rapports de domination complexes qui hiérarchisent les individus au sein de la société. Pour Mauss, la maîtrise du corps est également un critère qui permet d’échelonner les sociétés entre elles, les plus instinctives (en bas) étant opposées aux plus normées (en haut). Au total, analyser cette maîtrise corporelle demeure essentielle pour comprendre en profondeur les sociétés.