la cruauté

Intérêt du sujet et pistes de réflexion

Le sujet est piégeux, car le terme de « cruauté » peut facilement être confondu avec ses synonymes : méchanceté, dureté, brutalité, indifférence… On sait dire qu’une chose ou une autre est cruelle par intuition, mais il est difficile de définir précisément le terme.  L’intérêt du sujet est donc de réussir à en donner une définition précise. C’est par ce souci de définition que vous pouvez faire émerger un paradoxe.

Le terme de cruauté a plusieurs sens. Il peut s’agir du caractère d’une personne qui est indifférente ou qui se réjouit de la souffrance d’une personne ou d’un animal. C’est alors une caractéristique humaine. On peut aussi parler de la cruauté d’une situation. Le terme renvoie alors à sa dureté et à l’écart entre l’innocence d’une personne et la souffrance qu’elle endure gratuitement. Vous pouvez chercher à concilier ces deux sens, même si ce n’est pas le cœur du sujet.

Pour les sujets notions, le but de votre exposé est de définir la notion et d’en faire émerger les contradictions. En l’occurrence, je trouve intéressant de se demander comment la cruauté peut être humaine. D’une part, elle l’est nécessairement, puisque seul l’homme peut être cruel. Un animal peut tuer sans vergogne, mais il ne cherche pas à provoquer la souffrance gratuitement. Pourtant, la cruauté apparait comme un excès monstrueux, voire barbare.

On peut notamment se demander si la cruauté est une pulsion présente chez tous les hommes et plus ou moins contrôlée, ou si c’est au contraire une caractéristique de certaines personnes seulement. Dans les deux cas, est-ce qu’elle est compatible avec la nature empathique de l’homme ? Elle semble s’opposer à la compassion (cum + patior : souffrir avec). La cruauté serait alors pathologique : au lieu de ressentir de la souffrance devant la souffrance d’autrui, l’homme cruel ressent du plaisir. Pourtant, toute personne qui se réjouit du mal d’autrui n’est pas nécessairement sans empathie : on peut souhaiter provoquer de la souffrance par haine ou par colère. Quelle différence faire alors avec la cruauté ?

Pour analyser ce sujet, je pense que le plus intéressant est d’analyser un acte de cruauté à la fois du point de vue du tortionnaire que de la victime. Réfléchir au rôle que joue « autrui » pour l’homme cruel fait émerger l’idée d’un rapport asymétrique. Cette thématique de l’autre est souvent utile pour donner des pistes de réflexion en colle. De même, vous pouvez penser au triptyque beau / bon / vrai. La question du « vrai » se pose ici peu. En revanche, on peut se demander s’il est moral d’être cruel. La réponse évidente est d’emblée que non, mais il est intéressant de remettre cette première idée en question. Même sans conclure que la cruauté est bonne, vous pouvez vous demander dans quelles circonstances et chez quels auteurs elle n’est pas à scandaleuse.

L’important est de saisir cette opposition pour en déduire une problématique. Même s’il s’agit d’une sujet citation, il faut parvenir à en tirer un sens principal à partir duquel on formule une problématique. Attention, il n’y a pas besoin de reprendre la citation entière dans la problématique. S’il n’est pas nécessaire à l’oral de définir un à un tous les termes du sujet, c’est un travail préliminaire important au brouillon, qui peut vous donner des pistes ! De même, demandez-vous dans quelles situations on prononcerait cette phrase. En particulier, il faut définir l’expression comme un tout dans l’introduction, en expliquant ce qu’elle signifie, plutôt que de détailler le sens de chaque terme. Ici, la polysémie de chaque terme a peu d’importance, il faut surtout s’attacher au sens précis que prennent les mots employés dans l’expression.

Pour aller plus loin : La cruauté, Michel Erman ; Crise et reprise du spectacle de la cruauté, Bernard Forthomme.

Ecueils à éviter

Une erreur classique avec les sujets-notion est de porter un jugement de valeur sur le sujet au lieu de l’analyser. Il ne s’agit pas de dire que la cruauté serait bonne ou mauvaise, mais de déterminer ce qu’est la cruauté. Notamment, il faut la distinguer des termes proches : la méchanceté, la brutalité, l’indifférence ou la sauvagerie par exemple. C’est à la finesse de votre analyse que se mesure la qualité de la façon dont vous traitez le sujet.

Attention à ne pas juxtaposer des exemples. S’il peut être utile au brouillon de faire une liste d’exemples de comportement cruel en littérature, il ne faut pas multiplier les exemples pendant le développement. Au contraire, pour contrer l’effet « catalogue », mieux vaut choisir un ou deux exemples pertinents et les analyser en profondeur. Par exemple, vous pouvez vous appuyer sur des scènes précises. Vous pouvez vous contenter d’évoquer rapidement les autres œuvres que vous avez en tête, le colleur s’étendra dessus si besoin. Attention à ce que tous vos exemples soient précisément dans le thème. Il ne faut pas que ce soient simplement des scènes de « personnages méchants » ou d’immoralité, mais des scènes qui illustrent des aspects précis de la définition de cruauté, ou qui viennent remettre en question la définition que vous en avez donné dans l’introduction.

L’important est que votre développement avance et vous mène quelque part. C’est donc toujours intéressant de soulever des questions sur les définitions communément admises de la « cruauté », même si vous n’avez pas toutes les réponses. Cela montrera au colleur que vous avez réfléchi au sujet en profondeur.

Proposition de plan

  • Accroche : Freud, Malaise dans la civilisation : « Ceux qui préfèrent les contes de fée dont la sourde oreille quand on leur parle de la tendance native de l’homme à la méchanceté, à l’agression, à la destruction, et donc aussi à la cruauté ».
  • La cruauté est le propre de l’homme : elle ne peut exister qu’avec la conscience de la souffrance qu’on inflige. Pourtant, elle est déshumanisante : comment accepter qu’il soit dans la nature humaine d’éprouver du plaisir devant la souffrance d’autrui, alors que l’homme est par nature empathique ?
  • Comment expliquer la possibilité d’existence de la cruauté, à la fois humaine et inhumaine ?

Problématique : Comment expliquer que la cruauté soit propre à l’homme alors même qu’elle le rend inhumain ?

I/ La cruauté peut être pensée comme humaine parce qu’elle est réduite à une pulsion inconsciente

1) La cruauté rapproche l’homme de l’animal, par opposition à son humanité

Etymologiquement, « cruauté » vient du latin « cruor » et renvoie au plaisir devant le sang qui coule. Le terme « cruauté » est presque synonyme de barbarie, sauvagerie. Il apparait comme opposé à la figure de l’homme, raisonnable et vivant en société. La cruauté serait donc la part d’animalité de l’homme, ou du moins le reste de pulsions primitives. Le terme sauvagerie renvoie en effet à la condition des hommes antérieure à la civilisation moderne. Au contraire, l’homme moderne est pacifié.

Pour Rousseau, même à l’état de nature, la cruauté serait une anomalie, car l’homme par nature est empathique.

Discours sur l’origine des inégalités parmi les hommes : La cruauté n’est pas humaine, car l’homme a pour fonctions principales l’amour propre et la pitié. Or la pitié rend sensible à la souffrance de ses semblables. L’homme par nature n’éprouve pas de plaisir devant la souffrance d’autrui mais cherche au contraire à la prévenir autant que possible, si bien que la maxime morale de son action doit être : « Faire son bien avec le moindre mal d’autrui ».

Emile ou De l’éducation : L’homme n’a pas la connaissance innée du bien, mais dès qu’il découvre le bien par sa raison, il l’aime instinctivement et cherche à l’accomplir.

2) La cruauté est rejetée de l’humanité en étant associée à des figures monstrueuses

Le monstre est celui qui est rejeté de l’humanité. Le reste de la communauté humaine refuse de reconnaître en lui un semblable. En associant l’homme cruel à un monstre, la cruauté est exclue de l’humanité. Ainsi, l’homme peut se rassurer en considérant que lui-même n’est pas cruel.

– Aristote : la cruauté est un l’excès (hybris), par rapport au juste milieu des vertus. Elle ne peut pas être pensée car elle est irrationnelle.

– Mythe de Médée : cf. article.

– Albert Camus, L’étranger : l’indifférence de Meursault à la mort de sa mère le rend cruel, mais le terme « étranger » montre justement qu’il n’est pas reconnu comme un semblable par la société. Son indifférence est considérée comme une anomalie, à cause de laquelle il devient monstrueux.

3) La cruauté n’est humaine qu’en tant que pulsion inconsciente

Pour concilier l’idée d’une cruauté monstrueuse et la possibilité d’une cruauté humaine, la cruauté ne peut donc être qu’une pulsion inconsciente dont l’homme, bon par nature, n’a pas le contrôle.

– Freud : c’est le Ça inconscient qui pousse au mal alors que le Moi régule ses pulsions. De même, la cruauté viendrait du Ça et serait hors de contrôle.

– Thomas D’Aquin : la cruauté est la même chose que la bestialité. Elle provient de la part animale de l’homme.

II/ Pourtant, la cruauté est propre à l’homme, si bien qu’elle est par nature humaine

1) La cruauté n’est pas un excès impulsif et rare, elle est au contraire naturellement présente chez l’homme

La cruauté n’est pas qu’accidentelle chez l’homme. Au contraire, elle est ordinaire et ne doit pas être opposée à l’ « humain ».

– Hobbes, Le Léviathan : l’homme n’est guidé que par la recherche de sa propre conservation. Il est donc naturellement impitoyable : « l’homme est un loup pour l’homme ». Mais dans cette vision, il n’est pas poussé à la violence par plaisir, mais par besoin, car ils n’ont que leur propre force pour se défendre.

– Platon, Gorgias : Pour Gorgias, le bonheur consiste en la satisfaction de tous nos désirs. « Pour bien vivre, il faut entretenir en soi-même les plus fortes passions au lieu de les réprimer ». Si satisfaire son désir passe par la cruauté, il ne doit pas s’en priver.

– Hannah Arendt : idée de « banalité du mal ». La cruauté peut se trouver chez n’importe qui, même une personne ordinaire. Elle n’est pas l’apanage du monstre (Thinking). L’exemple d’Eichmann, criminel de guerre nazi, montre qu’il y a en tout le monde la possibilité d’agir de façon cruelle.

2) La cruauté est non seulement normale, mais saine

Plus que simplement ordinaire, la cruauté peut même être saine en tant que pulsion assumée. Elle est libératrice, car elle permet à l’homme de se défaire de règles morales ressenties comme des contraintes.

– Nietzsche : La généalogie de la morale : L’homme doit se libérer de la morale, inventée par les faibles pour contrôler les forts, et se fixer ses propres règles. Dans son contexte, la cruauté est un moyen comme un autre d’exercer sa puissance. Ainsi parlait Zarathoustra « Car l’homme est le plus cruel de tous les animaux. C’est en assistant à des tragédies, à des combats de taureaux et à des crucifixions que, jusqu’à présent, il s’est senti le plus à l’aise sur la terre ; et lorsqu’il s’inventa l’enfer, voici, ce fut là son ciel sur la terre.» Le réel est un « monde d’appétits et de passions », dans lequel la cruauté est saine par opposition à la nostalgie qui replie l’homme sur soi et l’empêche de vivre pleinement.

– Sade, Les Cent Vingt Jours de Sodome : Alors que pour les Lumières, le « mal » est intelligible, Sade défend qu’il y a une part d’animalité en l’homme que la raison ne doit pas prétendre comprendre. Prendre plaisir devant la souffrance d’autrui est même naturel pour l’homme, d’autant plus que l’homme a une tendance naturelle à l’excès à anti-Aristote. Décrit la mutilation du corps de la maîtresse par l’amant. La cruauté est alors libératrice : elle libère du poids de la morale.

3) La cruauté est en fait toujours présente, mais dissimulée

Finalement, même si on considère toujours la cruauté comme inhumaine, elle reste présente dans les sociétés civiles. Seulement, l’homme y accède par des biais détournés, notamment le spectacle. Ainsi, au XVIIIe, il est possible d’assister aux scènes d’exécution publiques en achetant sa place.

– En 2008, Michel Fourniret et sa femme comparaissent pour l’enlèvement et le meurtre de sept femmes Selon la psychanalyste Marie-Laure Susini, le public jouit du spectacle du meurtre et du procès dans un esprit voyeuriste. C’est le cas dans le procès de Michel Fourniret et sa femme, accusés de l’enlèvement et le meurtre de sept femmes. A cette occasion, les spectateurs s’autorisent à ressentir du plaisir sous prétexte que la scène, même cruelle, est un rétablissement de la loi. Pourtant, il s’agit toujours de prendre plaisir devant le spectacle de la souffrance d’autrui.

– Sénèque, Lettre à Lucilius : Il y a de la cruauté dans le plaisir pris au spectacle de la mise à mort, comme les combats de gladiateurs.

– Michel Foucault, Surveiller et punir sur l’usage légitime de la violence.

III/ La cruauté résulte d’un refus de l’humanité, qui ne peut donc avoir lieu que dans l’humanité

1) La cruauté est un refus de l’humanité d’autrui

Finalement, agir de façon cruelle, c’est d’abord refuser à celui qu’on voit son humanité. Pour revenir à l’étymologie, le mot « cruauté » substitue la chair au corps. On ne voit pas l’autre comme un corps incarnant une âme, mais comme de la chair qu’on peut facilement détruire ou asservir. Cette idée se retrouve à la fois dans la torture que dans le plaisir sexuel passant par la possession du corps d’autrui.

– Exemple des légions romaines sous Scipion Emilien qui annihilent Carthage et réduisent en esclavage les survivants du massacre, alors même que la ville avait déjà déclaré forfait. Réduire en esclavage, c’est refuser un rapport d’égalité entre soi-même et les victimes.

– La cruauté passe par la défiguration, par exemple les mutilations de musulmans d’Algérie par le FLN pendant la guerre d’Algérie. Porter atteinte au visage d’autrui le prive d’humanité, en altérant le support même de cette humanité (pour creuser, regardez Ethique et Infini de Lévinas).

– Homère, Iliade : Achille décapite Hector pour venger la mort de Patrocle, puis fait trainer le corps d’Hector derrière son char. Il détruit le corps de son ennemi et ne laisse que la chair. En fait, il ne cherche pas la mort de l’adversaire, mais cherche à l’abaisser au point de le priver d’humanité.

– Dostoïevski, Les Frères Karamazov : les hommes aiment torturer les enfants justement parce que ceux-ci sont sans défense. Ils jouissent du sentiment de contrôle.

La cruauté repose ainsi sur un rapport d’asymétrie, ou sur la destruction de la symétrie, entre l’homme cruel et sa victime. Cette asymétrie se retrouve dans les intrigues amoureuses. L’amant exerce un ascendant sur son amante, ou inversement.

– Albert Cohen, Belle du Seigneur

– Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses

2) La cruauté est un refus de sa propre humanité

Si l’homme cruel refuse à autrui son humanité en se plaçant en l’abaissant, il refuse par symétrie sa propre humanité, car il se place au-dessus des hommes. La cruauté est alors le refus de la condition humaine en tant que partagée avec le reste de l’humanité. Elle peut même résulter d’une ambition de divinité.

– Georges Bataille, L’Abbé C : Le personnage Robert C écrit : « Dieu nous trahit ! Avec une cruauté d’autant plus résolue que nous élevons vers lui nos prières ! Sa trahison exige d’être divinisée à ce point. » La cruauté est alors l’attribut non des hommes, mais de Dieu, car il prend plaisir à ignorer les supplications des hommes. Par sa chute dans l’abjection, le personnage de Robert C refuse d’être dans la position de supplicateur. Il cherche à se placer lui-même dans une position divine.

3) La cruauté est aussi celle du monde, refusé car inhumain

On peut appliquer le même raisonnement au monde lui-même. Ce n’est pas toujours les hommes, mais parfois une situation ou l’existence qui sont qualifiées de cruelles. Il s’agit de situations inhospitalières, qui ne sont pas faites pour que l’homme puisse les supporter paisiblement. La cruauté du monde, c’est donc là aussi l’inhumanité du monde, le fait qu’il ne soit pas adapté à la vie humaine. Cette cruauté ne peut exister que dans la rencontre entre le monde et l’humain – le monde ne peut pas être inhospitalier en soi, s’il n’avait personne à accueillir. La cruauté du monde provient donc de la rencontre entre l’humain et l’inhumain.

– Albert Camus, Le mythe de Sisyphe : « L’absurde nait de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde. »

– Dostoïevski, Les Frères Karamazov : « Je ne refuse pas d’admettre l’existence de Dieu mais je lui rends respectueusement mon billet ». Ivan fait à Aliocha le récit de souffrances humaines endurées par des innocents, notamment des enfants, pour mettre en avant l’absurdité de la cruauté humaine.

Conclusion : En définissant la cruauté comme le refus de son humanité ou celle d’autrui, on parvient à réconcilier le fait que la cruauté est propre à l’homme et qu’elle le rende profondément inhumain. En effet, ne peut refuser son humanité que celui qui en est pétri.

Tu peux retrouver notre dernier corrigé de colle ici.