Le thème de la mémoire est souvent évoqué en musique. Sans nécessairement s’en rendre compte, les artistes font parfois référence  dans leurs textes à des théories philosophiques de la mémoire. Si le but de l’article n’est pas que tu cites Marwa Loud dans ta copie de CG au concours, il te permet néanmoins de revoir ou de découvrir certaines pistes de réflexions sur le thème qu’est la mémoire. 

Jazzy Bazz, Nuit, “Parfum”

Pochette de Nuit

“Des odeurs qui rappellent des moments

Des souvenirs dont je ressens le parfum

Des arômes assommant

Quand les vestiges se transforment en parpaings”

Jazzy Bazz revient tout au long de cette chanson sur des souvenirs marquants de sa jeunesse, qu’il associe aux parfums. C’est ce qu’on retrouve ici avec les “odeurs qui rappellent des moments”. Ces odeurs ramènent à la vie des vestiges passés, des moments que le souvenir transforme “en parpaings” dans la mesure où cette réminiscence involontaire frappe l’individu comme un parpaing qui lui tomberait sur la tête. En effet, la réminiscence de moments passés survient ici sans prévenir, induite par la sensation olfactive : “Ça sent mon adolescence quand les fumigènes crament”. Les odeurs, en recréant une atmosphère, en faisant revivre une sensation connue, fait voyager l’individu dans un passé qu’il a vécu. Ce souvenir semble d’autant plus réel qu’il en “ressent le parfum”, il ne se souvient donc pas seulement d’un moment, il revit ce moment. Il semble éprouver une certaine nostalgie, alors qu’il ajoute plus tard : “Tout ça passe par mes narines mais ça me prend au coeur”.

En faisant référence à la mémoire olfactive, Jazzy Bazz fait indirectement un lien avec Marcel Proust et notamment sa fameuse “Madeleine de Proust”. Cette expression fait référence à ces sensations, ces odeurs, ces événements qui provoquent chez l’individu une réminiscence. Dans Du côté de chez Swann, le personnage principal revit une époque passée alors que sa mère lui fait tremper sa madeleine dans une tasse de thé.

Selon Proust, ces souvenirs subis seraient bien plus proches de la réalité que les souvenirs volontaires, dans la mesure où ils s’imposent à nous en nous ramenant en quelque sorte dans l’état d’esprit dans lequel nous étions au moment du souvenir. En s’associant aux sens de l’individu, la réminiscence devient un véritable voyage dans le passé. Le souvenir est d’autant plus fort qu’il est involontaire et d’autant plus réel qu’il s’associe aux sens. Ici, le parfum transporte l’auteur vers un moment passé, et donne au souvenir une dimension véritative, une puissance particulière. Lorsque le souvenir est volontaire, il ne parvient pas à saisir la vérité de ce qu’était l’instant regretté comme le permet le souvenir involontaire.

Mais si ce passé semble si heureux, si attractif, n’est-ce pas justement parce qu’il est passé ? On peut imaginer que l’individu chérit ses souvenirs passés et finit par les embellir, par les doter d’un charme presque irréel. Si le passé revenait, serait-il si agréable que dans nos souvenirs ?  

Graham Nash, Songs for beginners,  “Better days”

Graham Nash
Pochette de Songs for beginners

“When your love has moved away

You must face yourself and you must say

I remember better days”

Le souvenir est ici pensé comme un médicament, qui soulagerait celui qui traverse une mauvaise période. Dans cette chanson, l’interprète conseille en effet à son auditeur de se rappeler de jours meilleurs lorsque l’on a vécu un chagrin d’amour. La douleur présente pourrait être soulagée par le souvenir de moments passés, qui apparaissent dès lors comme une consolation. On imagine en effet qu’un individu qui souffre de son présent peut se réfugier dans des moments passés qui lui étaient plus agréables, et vivre ainsi dans une forme de présent de substitution.

C’est grâce à notre mémoire, notre capacité de conserver les moments passés, que cette consolation est possible. Cela donne donc une “raison” au souvenir, un but à celui-ci, dans le cadre de la mémoire volontaire. Se plonger dans sa mémoire pour revivre les moments du passé qui nous sont chers permettrait donc de fuir le présent douloureux le temps d’une divagation.

Néanmoins, on peut opposer à Graham Nash que le souvenir de ces moments passés est toujours affecté par la tristesse, puisque ces moments ne reviendront pas. Ainsi, un souvenir agréable peut faire souffrir celui qui se souvient, qui regrette que ce moment soit passé. Quel étudiant en prépa n’a jamais eu un pincement au coeur en se rappelant de ses vacances d’été quelques jours après la rentrée, ou juste avant les premières colles ? Le moment passé ne reviendra pas, et ainsi en un sens ne nous concerne plus. Nos souvenirs, et même plus particulièrement nos “bons” souvenirs, peuvent donc être à la fois source de plaisir et de déplaisir, de joie et de peine.

Cette intuition est renforcée par Claude Roy, poète et écrivain français, qui dans son roman L’ami lointain écrit “Le souvenir d’un bonheur est bénéfique que lorsque celui qui se souvient est encore heureux. Dans le malheur, il n’est pas une consolation ou un refuge, mais la brûlure d’un regret sans espoir.” La consolation par le souvenir d’un bonheur est donc impossible, puisque celui-ci finirait par faire souffrir l’individu. C’est exactement ce que décrit Paul McCartney dans la chanson des Beatles “Yesterday” : “Yesterday all my troubles seemed so far away now it looks as though they’re here to stay (…) Suddenly I’m not half the man I used to be”. Il regrette le jour passé où tout allait bien maintenant que des problèmes lui sont apparus (les colles en prépa). L’homme parce qu’il est capable de se souvenir, qu’il est doté d’une mémoire, est sans arrêt dans une comparaison des différentes périodes de sa vie. Celui-ci traîne sans cesse sa mémoire avec lui, et juge donc son présent à la lumière de ses souvenirs.