Les références poétiques au concours sont plus qu’appréciées par les correcteurs, d’autant plus si elles sont analysées finement et s’insèrent dans le cadre de votre réflexion. Le but de cet article est de vous délivrer quelques analyses de poèmes qui permettront de vous distinguer au concours, puisque c’est un domaine largement négligé par les étudiants en général. Or, cette année, la poésie est une partie essentielle du thème de la « Parole », et c’est pourquoi il faut dès maintenant commencer à apprendre quelques poèmes par cœur et à les analyser. Petit conseil : si vous n’êtes pas absolument dégoûté par la chanson française, le meilleur moyen de retenir un poème est de l’écouter en chanson. (Ferrat a notamment repris les plus grands poèmes d’Aragon dans deux de ses albums)

Quelques mots sur la fonction poétique de la parole…

(Si ce n’est pas assez clair cette histoire de fonction poétique du langage, je vous conseille cette vidéo qui explique ce concept (commence à partir de 9m38) )

Au delà des simples références, la poésie en elle-même en tant qu’art, constitue une partie du thème de cette année. En effet, selon Jakobson dans Essais de linguistique générale, le langage détient une fonction poétique. La fonction poétique de la parole se distingue de la fonction référentielle qui consiste à se centrer sur l’objet dont on parle et à ajouter des informations concernant ce référent. Cette fonction référentielle de la parole, celle que nous utilisons au quotidien s’oppose à la fonction poétique de la parole. Celle-ci prend le langage lui-même comme objet.

La fonction poétique de la parole explore les possibilités offertes par le signifié (sens) et le signifiant, c’est-à-dire le support matériel du signe, qui possède à la fois une dimension graphique – lettres dont on se sert pour écrire le mot ou graphèmes – et phonique – les sons ou phonèmes qui constituent la réalité acoustique du signe linguistique.

Le refus de la parole instrumentale – employée à des fins exclusivement utilitaires comme nous le faisons au quotidien – est visible dans le jeu sur les signifiés, notamment à travers les images, qui établissent un rapport analogique entre des réalités plus ou moins éloignées et détournent l’esprit de l’objet de référence vers les mots qui l’expriment, comme en témoignent par exemple les métaphores suivantes de V.Hugo : du « vautour aquilon » et du « pâtre promontoire au chapeau des nuées ». La sollicitation du signifiant se décline quant à elle en diverses figures de continuité sonore, telles l’allitération, l’assonance ou les récurrences codées que constituent les rimes de la poésie traditionnelle.

Petit rappel de quelques figures de style (ce sont des jeux sur les sons de la parole, à méditer!) :

  • Une anaphore : Il s’agit de la répétition d’un même mot ou d’une même expression en début de vers ou en début de phrase dans une suite de vers ou de phrases.
  • Une allitération : Il s’agit de la répétition dans un même vers ou dans une même phrase d’une ou plusieurs consonnes.
  • Une assonance : Répétition dans un même vers ou dans une même phrase d’une ou plusieurs voyelles (plus précisément, on parle de son vocalique).
  • Harmonie imitative : Répétitions de sonorités qui permettent de suggérer certaines impressions. (ex : « Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ? » — Racine ; présence d’une assonance en s qui rappelle le sifflement des serpents)

Deux poèmes d’Aragon

« Connaissez-vous la rose-lune
Connaissez-vous la rose-temps
L’autre ressemble autant à l’une
Que dans le miroir de l’étang
L’une à l’autre se reflétant

Connaissez-vous la rose-amère
Faite de sel et de refus
Celle qui fleurit sur la mer
Entre le flux et le reflux
Comme l’arc après qu’il a plu

La rose-songe et la rose-âme
Par bottes au marché vendues
La rose-jeu la rose-gamme
Celle des amours défendues
Et la rose des pas-perdus

Connaissez-vous la rose-crainte
Connaissez-vous la rose-nuit
Toutes les deux qui semblent peintes
Comme à la lèvre est peint le bruit
Comme à l’arbre est pendu le fruit

Toutes les roses que je chante
Toutes les roses de mon choix
Toutes les roses que j’invente
Je les vante en vain de ma voix
Devant la Rose que je vois. »

Ce poème en octosyllabes traite du thème de l’ineffable, du latin fari, parler. L’ineffable, c’est ce qui ne peut être exprimé, avec la nuance particulière que cette impossibilité est due à une insuffisance du langage, inapte à traduire une « réalité » extraordinaire. L’ineffable suggère l’écrasante supériorité de la chose sur le mot, une valeur intraduisible de la réalité.

En effet, dans ce poème, l’idée illustrée est que la parole ne peut exprimer la chose concrète, en l’occurrence la beauté de la rose. Il y a une inadéquation entre la parole et la chose concrète. En dépit de toute la puissance d’imagination poétique et des neuf roses imaginées par Aragon (qui apparaissent comme particulièrement farfelues et surprenantes), le poète est impuissant à rivaliser avec la beauté de la rose réelle : « je les vante en vain de ma voix ».  Dans les trois premiers vers de la dernière strophe : « Toute les roses que je chante », le poète emploie le procédé de l’anaphore pour insister sur le fait qu’il a exploré voire inventé l’ensemble des roses possibles et inimaginables.

Non seulement le poète nous montre à quel point son imagination est riche, mais il nous fait participer également à ce travail intellectuel en nous donnant à concevoir des roses-concept : « rose-âme», « rose-crainte », « rose-songe », etc. En effet, le poète interpelle le lecteur, et l’interroge cinq fois sur sa connaissance des neuf roses qu’il a inventées, par l’utilisation de l’anaphore « Connaissez-vous ». Aragon nous met face à notre impuissance à concevoir de telles roses. Lorsque le poète nous interpelle, il fait usage du verbe « connaître » qui renvoie à la connaissance ;  il doit de plus, pour chacune des roses nommées, nous apporter des informations supplémentaires quoique obscures. Or, le poème s’achève par l’emploi du verbe final « voir »  qui renvoie à la sensation : « Devant la rose que je vois » ; on remarque l’absence de description de la rose-réelle, puisque le lecteur n’éprouve aucune difficulté à l’imaginer.

Ainsi, Aragon nous suggère l’infériorité de la conceptualisation, de l’usage de la parole en tant qu’instrument de la pensée intellectualisée, face à la perception sensorielle et la beauté du réel, qui, elles n’ont pas besoin de mots.

Ce qu’il faut retenir de ce poème 

1. Si vous souhaitez illustrer le concept d’ineffable, allez-y, servez-vous. Ce poème illustre l’incapacité du poète à exprimer par la parole la beauté de la rose réelle. 

2. Le poète interpelle le lecteur et s’amuse de son incapacité à concevoir les neuf roses surprenantes et farfelues qu’il a inventées. Par là, il prouve que le travail intellectuel qu’il a fourni pour inventer ces roses est vain face à la rose qu’il nous suffit d’observer, celle que l’on perçoit par la sensation. Il montre ainsi l’impuissance de la parole intellectualisée à décrire le réel que les sensations suffisent pleinement à saisir.

  • Aragon – Un jour un jour 

Tout ce que l’homme fut de grand et de sublime

Sa protestation ses chants et ses héros

Au dessus de ce corps et contre ses bourreaux

A Grenade aujourd’hui surgit devant le crime

Et cette bouche absente et Lorca qui s’est tu

Emplissant tout à coup l’univers de silence

Contre les violents tourne la violence

Dieu le fracas que fait un poète qu’on tue

« Un jour  un jour »est un poème dont les quatrains sont écrits en alexandrins ;  les strophes citées sont un hommage au poète espagnol Fédérico Garcia Lorca. Je tiens à préciser que je n’ai sélectionné que les deux premiers quatrains, qui traitent du rôle du poète et de l’importance de sa parole. Si j’ai choisi ce poème, ce n’est pas tant pour le thème dont il traite (le fascisme en Espagne et l’espoir de jours meilleurs), mais plutôt parce qu’il me sert de prétexte pour exprimer la manière dont Aragon perçoit la fonction de la parole poétique.

Le premier vers, « Tout ce que l’homme fut de grand et de sublime », illustre parfaitement la conception qu’Aragon se fait du poète : il est celui qui apporte la paix et dont la parole est supérieure au reste de l’humanité. La parole du poète est non seulement ce qu’il y a de plus « grand et de sublime »  chez l’homme, mais elle est également un rempart contre la cruauté de la guerre. Les chants des poètes et leur « protestation »(terme qui renvoie à leur engagement politique) sont, dans le vers suivant, élevés au même rang que les héros. Ce qui fait la quintessence de l’humanité, c’est-à-dire la parole poétique et l’héroïsme, se manifeste dans ceux qui se soulèvent contre la tyrannie en Espagne : c’est là le sens de cette strophe.

Par l’absence de ponctuation – typique du mouvement surréaliste -, Aragon donne l’impression d’employer un ton vigoureux, vif et assuré, ce qui renforce l’idée que la parole du poète constitue ce qu’il y a de plus grand chez l’homme. Par ce procédé, Aragon marque en outre la spécificité de la parole poétique et souligne qu’elle se distingue de la parole commune.

Le silence dont il est question dans la deuxième strophe a deux significations : il témoigne du caractère sacrilège de l’assassinat du poète et il indique que le silence du poète est le silence de l’humanité. Dans les vers suivants, on apprend que le poète a été assassiné durant la guerre (Federico Garcia Lorca sera fusillé par les gardes civiles près de Grenade durant la Guerre civile en Espagne en 1936). Aragon attribue au poète une essence supérieure ; sa mise à mort est donc présentée comme particulièrement criminelle. L’assassinat d’un poète est synonyme de sacrilège. L’invocation de Dieu, qui ouvre le dernier vers de la strophe, ainsi que le rappel de la loi du talion dans le vers précédent, semble indiquer que la colère divine doit nécessairement suivre cet acte de cruauté.  L’usage de l’oxymore : « emplissant l’univers de silence»  (remplir quelque chose par du vide) montre que le silence qui suit l’exécution de Lorca est si fort qu’il est encore plus assourdissant que le bruit de la fusillade : c’est l’ensemble de l’univers qui est affecté par la mort de Lorca. Au sein de la même strophe, le silence de l’univers est brusquement  suivi par le plus grand des fracas ; ce « fracas »est matérialisé dans le vers par un procédé d’harmonie imitative, à savoir l’allitération en « t » et en « q » du dernier vers de la seconde strophe : l’extinction soudaine de la parole du poète est, paradoxalement, une tragédie retentissante.

Cette même strophe exprime également l’idée que la mise à mort du poète frappe l’humanité toute entière de mutisme. Lorsque le poète disparaît : « Et cette bouche absente et Lorca qui s’est tu », deux événements lourds de conséquences dont la gravité est soulignée par la répétition du « et », l’univers tout entier devient silence : « emplissant tout à coup l’univers de silence». Toutes les paroles, toutes les expressions humaines sont réduites à néant lorsque la bouche du poète est absente, que sa parole n’a plus cours. Le poète étant le porte-parole de ce qu’il y a de plus grand dans l’humanité, c’est la voix même de l’humanité qui meurt quand meurt celle du poète.

On retiendra de cet extrait d’ « Un jour un jour »  : 

  1. Aragon attribue au poète une essence supérieure, sa parole est ce qui fait la quintessence de l’humanité
  2. Le poète étant un être divin, sa mise à mort relève du sacrilège : thématique biblique
  3. Le poète étant porte-parole de l’humanité, son silence est également le silence de l’humanité.