Aimer

Ce double article (dont la première partie est accessible ICI) expose la théorie de l’amour élaborée par Schopenhauer, philosophe allemand du XIXe siècle et héritier de Kant. Cette théorie est principalement présentée par Schopenhauer dans le Chapitre XLIV, intitulé « Métaphysique de l’amour », des Suppléments à son ouvrage majeur, Le Monde comme volonté et comme représentation.

III – L’illusion amoureuse ou la manipulation de l’individu par l’espèce

1) Diriger l’égoïsme individuel vers l’objectif de l’espèce

Précédemment, nous avons décrit le sentiment amoureux comme étant une « illusion », et nous l’avons présenté comme une sorte de manipulation de l’individu par une puissance qui le dépasse, le « génie de l’espèce ». Nous allons ici approfondir ces deux points.

Expliquons d’abord en quoi il y a « manipulation ». On peut définir la manipulation comme le fait d’influencer un individu à son insu. Or, c’est précisément ce qui se passe, d’après Schopenhauer, dans le sentiment amoureux. De sa nature, l’être humain, comme tous les êtres vivants, est porté à se mettre au service de buts individuels : l’égoïsme est son mode naturel de fonctionnement. Il n’est pas porté à servir des fins qui ne le concernent pas. L’amour a précisément pour fonction de l’arracher à son égoïsme naturel pour lui faire servir le but supra-individuel de la perpétuation de l’espèce. En effet, le sentiment amoureux permet de pousser l’individu à accomplir ce qui est dans l’intérêt de l’espèce (la naissance d’individus nouveaux et optimaux) en agitant la carotte de l’intérêt individuel (le bonheur avec l’être aimé) :

la nature ne peut atteindre son but qu’en faisant naître chez l’individu une certaine illusion, à la faveur de laquelle il regarde comme un avantage personnel ce qui en réalité n’en est un que pour l’espèce

2) Pourquoi l’« illusion » ?

Mais pourquoi faut-il alors qualifier l’amour d’« illusion » ? Si, dans l’amour, l’intérêt individuel et l’intérêt de l’espèce sont fusionnés, n’a-t-on pas affaire, plutôt qu’à une illusion, à une collaboration entre l’individu et la nature, collaboration qui profite à tous deux ? Dans ces conditions, peut-on vraiment dire que l’individu est trompé, comme le suggère le terme d’« illusion » ?

Selon Schopenhauer, il s’agit bel et bien d’une illusion, et l’individu est effectivement floué dans l’amour. En réalité, comme nous l’avons vu, tout individu du sexe opposé sert identiquement la satisfaction sexuelle. L’illusion amoureuse vient du fait que l’on est poussé à croire que seule tel partenaire déterminé nous satisfera vraiment, et il s’agit d’une illusion car c’est tout simplement faux : nous serions aussi bien satisfait par un autre partenaire. Cette individualisation de l’instinct sexuel (focalisation sur un partenaire précis) qu’est l’amour mène au matchmaking optimal visé par l’espèce, mais dessert l’individu ; il est contraire à ce qui serait un calcul rationnel de ses intérêts :

c’est en effet une illusion voluptueuse qui abuse l’homme en lui faisant croire qu’il trouvera dans les bras d’une femme dont la beauté le séduit une plus grande jouissance que dans ceux d’une autre

L’amour est donc bien à la fois une illusion et une manipulation. C’est une tromperie de la nature qui vise, au détriment de notre bonheur, à nous faire agir conformément à ses vues :

le génie de l’espèce est partout en guerre avec les génies protecteurs des individus ; il est leur persécuteur et leur ennemi, toujours prêt à détruire sans merci le bonheur personnel, pour assurer l’accomplissement de ses desseins

3) Pourquoi un instinct et pas un but conscient ?

Cet état de choses explique aussi pourquoi l’amour prend la forme d’un instinct et non d’un but conscient.

L’instinct en général fait agir l’individu pour le bien de l’espèce. Plus précisément, l’instinct est pour un individu la tendance à viser une fin inconsciente quand la cognition individuelle serait impuissante à la comprendre, ou quand la volonté individuelle lui serait contraire. Autrement dit, nous agissons par instinct soit quand nous ne sommes pas assez intelligents pour accomplir l’action requise, soit quand nous refuserions l’action requise. L’amour est un exemple du second cas : nous le refuserions si nous pouvions agir rationnellement, parce qu’il est contraire à notre bonheur. La nature a donc pour ainsi dire suppléé par l’instinct à notre mauvaise volonté.

4) Éviter un contresens : le but inconscient de la procréation et la contraception

Le fait que l’amour prenne la forme d’un instinct, donc du service inconscient d’une fin que nous ne désirons pas, est un point important à souligner. Il faut en effet éviter le contresens qui consisterait à faire dire à Schopenhauer que l’homme vise consciemment la perpétuation optimale de son espèce. Ce n’est absolument pas le cas, comme nous venons de le voir : la nature, par le moyen de l’amour, trompe l’homme sur sa véritable fin. Si elle lui fait espérer à tort son bonheur individuel avec l’être aimé, c’est uniquement pour assurer la perpétuation de l’espèce.

Par conséquent, l’existence de la contraception n’est pas une objection pertinente à la théorie de Schopenhauer. L’homme, qui, consciemment, ne cherche que sa satisfaction sexuelle et son bonheur individuel dans le couple, peut très bien employer des moyens de contraception qui vont à l’encontre de la perpétuation de l’espèce. En effet, cette dernière est la fin de la nature, et non de l’individu humain, qui n’en est que l’instrument inconscient.

5) Mariage d’amour, mariage de raison, mariage parfait

Ainsi, le but de l’espèce (la perpétuation optimale) est contraire au but de l’individu (le bonheur individuel). Sur cette base, on peut distinguer trois formes de mariage.

La première forme est le mariage d’amour, c’est-à-dire le mariage fondé sur l’illusion amoureuse. Ce type de mariage, pour Schopenhauer, est destiné à échouer. En effet, l’amour, nous l’avons vu, nous fait estimer dans l’aimé des qualités qui en réalité servent avant tout à optimiser inconsciemment notre progéniture. Par conséquent, quand le temps de l’illusion sera passé, nous nous apercevrons que nous n’apprécions pas réellement l’autre, voire que nous le détestons, d’où l’effondrement du couple.

La deuxième forme de mariage est le mariage de raison. C’est le mariage qui n’est pas fondé sur l’illusion amoureuse, mais qui consiste au contraire à choisir son partenaire de manière rationnelle, en identifiant en lui les qualités que nous apprécions réellement et qui assureront une union stable (quoique sans amour).

Le mariage d’amour est passionné mais manque de stabilité et de rationalité. Le mariage de raison manque d’amour, mais est rationnel, stable et heureux. Chacun cependant est en quelque sorte lacunaire. Mais Schopenhauer accepte la possibilité de ce qu’on pourrait appeler un mariage parfait. Un tel mariage survient quand, par bonheur (ce qui selon Schopenhauer est rarissime), les qualités de l’autre du point de vue de la progéniture optimale (c’est-à-dire du point de vue du génie de l’espèce) sont en même temps les qualités que nous apprécions réellement et durablement chez l’autre. Dans ces conditions, une amitié heureuse pourra succéder au bonheur illusoire de la passion amoureuse.

Pour résumer :

  • La centralité de l’amour dans l’art est le symptôme de la centralité de l’amour dans nos vies.
  • Cette importance de l’amour s’explique par le fait que, dans le jeu amoureux, c’est le futur de l’humanité qui est en jeu, et pas seulement le bonheur ou le malheur individuels.
  • L’amour se définit comme l’instinct sexuel individualisé en vue de la perpétuation optimale de l’espèce.
  • L’illusion amoureuse, générée par la nature ou le « génie de l’espèce », consiste à changer notre besoin sexuel indéterminé en un besoin sexuel focalisé sur un individu précis.
  • Cette focalisation permet la constitution des meilleurs couples possibles, en vue d’une sorte d’eugénisme inconscient (former la meilleure génération suivante possible).
  • La nature met ainsi l’égoïsme humain (en vertu duquel l’homme cherche son bonheur propre) au service du futur de l’espèce humaine.
  • Mais il s’agit d’une manipulation qui nuit à l’homme, car l’amour est (presque) toujours malheureux.

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