Ce double article expose la théorie de l’amour élaborée par Schopenhauer, philosophe allemand du XIXe siècle et héritier de Kant. Cette théorie est principalement présentée par Schopenhauer dans le Chapitre XLIV, intitulé « Métaphysique de l’amour », des Suppléments à son ouvrage majeur, Le Monde comme volonté et comme représentation.

Introduction : la réalité et l’importance de l’amour

1) La centralité de l’amour dans la littérature, symptôme de la centralité de l’amour dans la vie

Schopenhauer commence par poser le constat suivant, qu’il s’agira d’expliquer ensuite : le sentiment amoureux occupe une place centrale dans la littérature. Il est le sujet de prédilection des écrivains en général. Il est bien évidemment au cœur de la poésie, mais il est également omniprésent au théâtre, aussi bien dans les pièces tragiques que dans les pièces comiques, et dans les romans. On peut actualiser le constat en ajoutant qu’il est aussi le sujet principal d’un nombre incalculable de films et de jeux vidéo.

Sur la base de ce constat, le problème que pose Schopenhauer est le suivant : comment expliquer cette omniprésence de l’amour dans l’art ?

Une première tentative d’explication, cynique et manifestement exagérée, peut être trouvée chez des moralistes comme La Rochefoucauld ou Lichtenberg : selon eux, l’amour ne serait qu’une fiction, une invention des artistes qui n’existe que dans le domaine de l’art et que les véritables êtres humains n’ont jamais expérimentée.

Schopenhauer rejette cette explication : si le thème de l’amour connaît un succès si universel dans la littérature et les autres arts, c’est forcément parce qu’il fait écho à quelque chose de bien réel et de très important dans notre vie.

L’expérience commune montre d’ailleurs avec évidence la réalité de l’amour à la fois dans sa forme modérée et dans sa forme extrême : le suicide par dépit amoureux, mais aussi le suicide conjoints de deux amants, ou la chute dans la folie, sont des phénomènes bien connus. Bref, l’explication cynique ne tient pas. Le centralité de l’amour dans l’art est le symptôme de sa centralité dans la vie humaine. Il faut donc chercher à expliquer l’importance de l’amour humain.

2) Une théorie objective de l’amour

Avant de présenter cette explication, Schopenhauer fait une précision méthodologique importante : il s’agit pour lui de présenter une théorie objective de l’amour. Par conséquent, ce que les amoureux pensent de l’amour, l’expérience subjective du sentiment amoureux, ne constituent pas pour lui des données pertinentes pour élaborer cette théorie. Au contraire, comme nous le verrons, le sentiment amoureux est une illusion qui nous trompe sur sa véritable nature :

j’entends d’ici les cris qu’arrache aux âmes élevées et sensibles, et surtout aux âmes amoureuses, le brutal réalise de mes vues, et cependant l’erreur n’est pas de mon côté.

3) L’amour est l’instinct sexuel individualisé en vue de la perpétuation optimale de l’espèce

Ceci étant précisé, nous pouvons présenter la thèse fondamentale de Schopenhauer, dont nous ferons ensuite une étude détaillée : l’amour-passion se fonde dans l’instinct sexuel. Plus exactement, il est proprement l’instinct sexuel individualisé, c’est-à-dire focalisé sur un individu déterminé.

Ce qui choque immédiatement à la lecture de cette thèse, c’est son aspect cynique. Schopenhauer est moins cynique que La Rochefoucauld ou Lichtenberg dans la mesure où il reconnaît la réalité de l’amour. Mais il demeure fortement cynique en réduisant celui-ci à l’instinct sexuel. Nous allons voir ce que signifie cette réduction et comment elle se justifie.

I – L’amour = le futur de l’humanité

1) L’existence et l’essence de la génération future

Selon Schopenhauer, l’instinct de conservation et l’amour sont les deux passions les plus puissantes de l’humanité. Elles expliquent presque toutes les actions des hommes. Mais d’où vient cette importance suprême de l’amour ?

Elle vient, selon Schopenhauer, des enjeux immenses, et méconnus par les amoureux, qui sont attachés aux affaires amoureuses. Ce qui se joue dans l’amour, en effet, c’est le futur de l’humanité. Plus précisément, l’enjeu de l’amour est la génération suivante, et, indirectement, toutes celles qui suivent, donc le futur de l’espèce humaine. Plus précisément encore, le jeu amoureux détermine deux choses : premièrement, l’existence même de la génération suivante ; secondement, la nature (c’est-à-dire l’ensemble des caractéristiques) des individus qui composeront cette génération. En effet, en vertu de l’hérédité, la nature des bébés humains découle en grande partie (et même, pour Schopenhauer, totalement) de celle de leurs parents.

Ainsi, l’existence de la génération suivante a pour condition l’instinct sexuel en général des individus de la génération présente ; et la nature des individus de la génération suivante a pour origine la nature de leurs parents, donc la manière précise dont les couples de la génération présente se sont formés.

2) Une affaire qui nous dépasse

Ce qu’il faut retenir de ce qui précède, c’est donc que le fait évident, révélé par la littérature et l’art en général, de l’importance de l’amour dans la vie humaine s’explique par l’importance de ses enjeux. Contrairement à beaucoup d’autres activités humaines, l’amour ne concerne pas que la survie et le bonheur ou le malheur individuels, mais bien la nature et l’existence même de l’humanité future et donc de l’espèce. C’est cette portée supra-individuelle qui donne à l’amour son immense importance.

II – Le fonctionnement de l’amour

1) besoin subjectif indéterminé => admiration objective = naissance de cet enfant-là

Nous avons répondu à la question de savoir pourquoi l’amour est si important. Nous allons maintenant nous pencher sur la question de son fonctionnement : comment le sentiment amoureux dirige-t-il l’individu humain vers ce but supra-individuel ?

L’instinct sexuel est d’abord un besoin purement subjectif, un besoin du sujet qui l’éprouve. Il n’a initialement aucun objet déterminé : nous avons du désir sexuel avant de désirer tel ou tel individu pour le satisfaire. Si nous en restions là, tous les individus du sexe opposé pourraient convenir indifféremment à notre satisfaction sexuelle.

Mais c’est à ce moment qu’intervient ce que Schopenhauer appelle ici la « nature » ou le « génie de l’espèce », et qui est en réalité ce que sa métaphysique conçoit comme étant la « Volonté en soi » (nous reviendrons sur ce point plus loin). Cette nature vise à former les couples humains non pas aléatoirement, mais de manière à produire des individus possédant des caractéristiques précises, celles qui sont favorables à la perpétuation de l’espèce humaine. Il faut donc que la nature intervienne dans le besoin sexuel indéterminé de l’individu. Elle doit pour ainsi dire diriger ce besoin sexuel de l’individu vers l’individu du sexe opposé qui formera avec lui un couple optimal pour la génération :

ce qui enfin attire si fortement et si exclusivement l’un vers l’autre deux individus de sexe différent, c’est le vouloir-vivre de toute l’espèce

La nature va donc changer ce besoin subjectif en admiration objective. Autrement dit, elle va pousser l’individu à attribuer une valeur supérieure aux caractéristiques personnelles de l’être aimé, et le pousser ainsi à croire qu’il sera plus heureux en s’accouplant avec l’être aimé qu’en s’accouplant avec d’autres individus du sexe opposé. C’est ce que Schopenhauer appelle l’illusion amoureuse.

2) Degrés de l’amour

Ainsi, l’amour dirige l’individu vers le ou les individus qui engendreront avec lui les « meilleurs » enfants possibles. Par conséquent, les différents degrés d’intensité du sentiment amoureux correspondent plus ou moins exactement aux différents degrés de compatibilité entre les amants. Une passion intense est le signe annonciateur d’une progéniture « bien faite » ; une passion moyenne le signe d’une progéniture correcte ; l’aversion le signe d’une progéniture « mal faite ».

On peut ainsi expliquer le phénomène de l’âme sœur : selon Schopenhauer, il ne s’agit pas d’un mythe, mais de quelque chose de tout à fait explicable. Le fait que deux individus de sexe opposé se considèrent mutuellement comme des âmes sœurs est le signe d’un “matchmaking” optimal du point de vue de l’eugénisme inconscient qui les anime.

3) Critères de la sélection amoureuse

Mais qu’est-ce, plus précisément, qui nous pousse vers tel individu plutôt que vers tel autre ? Autrement dit, quels sont les critères de la sélection amoureuse ?

Le critère fondamental est celui de la beauté. Pour Schopenhauer, nous sommes naturellement équipés d’un « sens du beau » parce que la beauté, dans les individus humains, indique la capacité à engendrer une « bonne » progéniture. Autrement dit, notre sens de la beauté est ce qui chez nous vise à optimiser l’espèce, et fait de nous les agents inconscients de ce qu’on peut appeler un eugénisme instinctif. Mais ce critère dominant s’accompagne de trois sortes de sous-critères.

La première sorte est constituée par les critères physiques généraux, notamment la jeunesse (signe de fertilité) et la santé (signe d’une progéniture viable). La deuxième sorte est constituée par les critères psychiques généraux. Ces deux premières sortes de sous-critères valent pour (presque) tous les individus : nous les cherchons tous dans l’être aimé parce qu’ils sont la condition sine qua non d’une progéniture réussie.

4) Les critères relatifs : l’amour des défauts de l’autre

Mais la troisième sorte de critères, les critères relatifs (c’est-à-dire « en relation à… »), est sans doute la plus intéressante, parce qu’elle porte au contraire sur les spécificités de l’être aimé qui nous plaisent alors qu’elles peuvent déplaire à d’autres. Autrement dit, cette partie de la théorie de l’amour de Schopenhauer répond à la question classique suivante : pourquoi aimons-nous parfois l’autre parce qu’il possède telle particularité, voire tel défaut précis ?

Nous avons vu que l’amour était l’instrument par lequel la nature guide l’individu vers une progéniture réussie. Sur cette base, il semble paradoxal que nous puissions aimer les défauts de l’autre, qui risque de se transmettre à nos enfants. Comment résoudre cette contradiction ?

En réalité, cet amour des défauts de l’aimé est en parfaite adéquation avec le projet d’optimisation de l’espèce. En effet, il permet un phénomène de compensation et de rééquilibrage dans la progéniture : un individu trop petit aura tendance à aimer un individu trop grand en vue d’une progéniture de taille adaptée ; un individu trop colérique aura tendance à aimer un individu trop apathique en vue d’une progéniture ayant un meilleur équilibre psychique, etc. En amour, on aime donc les défauts opposés aux nôtres pour rétablir l’équilibre dans nos enfants. Schopenhauer fournit donc ici une explication au proverbe “les contraires s’attirent”. Cet amour des défauts est fondé

sur cette tendance de chacun à faire compenser par l’autre ses propres faiblesses […] pour qu’elles ne se perpétuent pas dans l’enfant qui doit naître

Encore un coup du génie de l’espèce !

Bref, dans l’appréciation des caractéristiques du partenaire amoureux potentiel, nous sommes inconsciemment mais scrupuleusement guidés, à travers ces trois sortes de critères de sélection, par un projet qui nous dépasse. Comme l’écrit Schopenhauer au sujet de deux individus du sexe opposé qui se rencontrent et s’observent mutuellement :

cette analyse si minutieuse, c’est la méditation du génie de l’espèce sur l’individu qui peut naître d’eux et la combinaison de ses qualités

Pour résumer :

  • La centralité de l’amour dans l’art est le symptôme de la centralité de l’amour dans nos vies.
  • Cette importance de l’amour s’explique par le fait que, dans le jeu amoureux, c’est le futur de l’humanité qui est en jeu, et pas seulement le bonheur ou le malheur individuels.
  • L’amour se définit comme l’instinct sexuel individualisé en vue de la perpétuation optimale de l’espèce.
  • L’illusion amoureuse, générée par la nature ou le « génie de l’espèce », consiste à changer notre besoin sexuel indéterminé en un besoin sexuel focalisé sur un individu précis.
  • Cette focalisation permet la constitution des meilleurs couples possibles, en vue d’une sorte d’eugénisme inconscient (former la meilleure génération suivante possible).

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