trop beau vrai

Intérêt du sujet et pistes de réflexion

On a naturellement tendance à opposer beauté et vérité : les deux attributs relèvent d’ordres opposés. La beauté est associée à l’apparence, à l’émotion, à la sensibilité et au jugement. Au contraire, la vérité est associée à l’essence, à la raison et à la démonstration. La beauté est même associée à l’idée de séduction, elle peut être mensongère, elle cache la vérité en l’embellissant. Elle est source d’illusions auxquelles on adhère volontiers, parce qu’à défaut d’être vraies elles sont belles. La beauté flétrit, là où la vérité est éternelle.

L’important est de saisir cette opposition pour en déduire une problématique. Même s’il s’agit d’une sujet citation, il faut parvenir à en tirer un sens principal à partir duquel on formule une problématique. Demandez-vous dans quelles situations on prononcerait cette phrase. En particulier, il faut définir l’expression comme un tout dans l’introduction. Il faut expliquer ce qu’elle signifie, plutôt que de détailler le sens de chaque terme. Ici, la polysémie de chaque terme a peu d’importance, il faut surtout s’attacher au sens précis que prennent les mots employés dans l’expression.

Revenons rapidement sur la définition des termes du sujet. A partir du CNRTL, on peut définir l’attribut « beau » comme ce qui cause une vive impression capable de susciter la satisfaction ou l’admiration en raison de ses qualités supérieures dépassant la norme. Ici, l’expression renvoie aux situations si plaisantes qu’elles en semblent irréelles, que la démesure de leur beauté trahit comme illusoires. Le terme « trop » invite à se demander comment est mesuré cet excès : par rapport à quelle norme ?

D’autant plus que vrai et beau sont en apparence indépendants, si bien que la vérité d’une chose ne pourrait se mesurer ni à sa beauté, ni à son absence de beauté. Le sujet invite ainsi aussi à se demander si la vérité est nécessairement laide. On peut définir le vrai comme ce qui est conforme à la réalité et reconnu comme tel, ce qu’on peut légitimement tenir pour réel, par opposition à l’illusion ou l’artifice. Se pose donc la question de la légitimité : ce qui fait preuve d’un excès de beauté par rapport à ce que l’on pourrait attendre peut-il être légitimement tenu pour vrai ?

Ecueils à éviter

Quelques écueils méthodologiques : Attention, il n’y a pas besoin de reprendre la citation entière dans la problématique. S’il n’est pas nécessaire à l’oral de définir un à un tous les termes du sujet, c’est un travail préliminaire important au brouillon, qui peut vous donner des pistes !

Il faut éviter deux extrêmes. D’une part un excès de minutie en s’attardant sur chaque terme individuellement. D’autre part, attention à ne pas tomber au contraire dans le piège d’une problématique trop générale et détachée du sujet, du type : « L’art peut-il être source de vérité ? » ou « Faut-il faire confiance à ses sens ? ». Même si les références à mobiliser sont semblables dans tous ces sujets, il faut faire attention dans la formulation des parties et sous-parties à garder en tête le sujet.

Proposition de plan

Accroche : Nietzche, Œuvres : « Nous avons l’art afin de ne pas mourir de la vérité ». En faisant attention à ne pas identifier l’art à la beauté, la citation met en avant une opposition entre la création ou la contemplation du beau, et la vérité. Là où la vérité semble difficilement supportable, repoussante, la beauté attire et enjôle. L’art, en créant de la beauté et en l’introduisant dans le monde, permet de survivre à la vérité, soit en la cachant, soit en en détournant l’attention.

Celui qui recherche la vérité devrait suivre le mouvement contraire : se détourner de la beauté pour ne pas se laisser aveugler ou distraire. Pour autant, l’expression « C’est trop beau pour être vrai » renvoie plus à une incompatibilité entre beau et vrai, qu’à une rivalité. Alors que beau et vrai pourraient simplement être décorrélés (ne prend pas ce qui est beau pour vrai), l’expression invite à disqualifier ce qui semble trop « beau » au sens de trop avantageux. Pourquoi faudrait-il exclure l’excès de beauté du domaine du vraisemblable ? Au contraire, vrai et beau ne peuvent-ils pas être unis ? Dans ce cas, comment défendre un rapport d’identité là où l’opinion voit un rapport d’opposition ?

I. On a naturellement tendance à penser que ce qui présente un excès de beauté ne devrait pas être raisonnablement tenu pour vrai car vérité et beauté semblent au premier abord opposées

1) Les termes de beau et vrai appartiennent à des ordre au pire opposés, au mieux décorrélés

A priori, tout oppose beau et vrai. Si on ne parle pas encore de les opposer, on peut au moins les considérer indépendants. En effet, le beau relève de l’émotion, de l’expérience artistique, voire des goûts particuliers. Elle se perçoit par les sens (vue, ouïe). Au contraire, la vérité relève d’un discours qui se veut objectif et prétend à l’universalité, elle se reconnaît par l’exercice de la raison et de la démonstration. Comme attribut sensible, la beauté réside de plus dans les perceptions, notamment les apparences, là où la vérité cerne l’essence.

2) Le beau éloigne de la vérité car c’est un attribut des apparences, qui sont trompeuses

Le beau se rencontre d’abord dans l’apparence. Il est alors d’autant plus trompeur qu’il relève de la séduction et de l’illusion, ce pourquoi il faut en méfier. Il faudrait rejeter le beau pour se concentrer sur le vrai, sans se laisser bercer d’illusions.

Le beau éveille en effet le désir, qui rend déraisonnable, car il pousse à rechercher non le bien, mais ce qui satisfait le désir :

« Quand le désir déraisonnable, maîtrisant en nous le goût du bien, se porte vers le plaisir que promet la beauté, […] il acquiert une force irrésistible» (Le Phèdre, Platon).

3) Le beau est même la plus trompeuse des illusions lorsqu’il procède de l’art mimétique

Dans le cas de l’art mimétique, le beau s’obtient par une belle reproduction de la nature. Or la nature du monde réel est elle-même une image du monde des essences. Donc le beau s’atteint par l’art qui est un reflet d’un reflet. Le beau est l’illusion suprême, l’apparence d’une apparence, conformément au mythe de la caverne. Voir La République, livres III et X sur la question de l’imitation.

II. Mais la beauté peut devenir un chemin d’accès à la vérité, notamment par le biais de l’art, ce qui réconcilie ces deux concepts a priori opposés

Il serait réducteur de réduire le « beau » à un artifice destiné à tromper. Dans le domaine artistique notamment, la beauté n’est pas trompeuse, elle peut être au contraire pédagogique, voire témoigner d’une vision de l’artiste. En cela, le beau est compatible avec le vrai. Il exprime même une parole de vérité sur des sujets qui échappent au discours scientifique.

1) Le beau donne accès à la vérité par l’imitation de la nature

Ce qui est beau n’éloigne pas nécessairement du réel. Dans la tradition antique, l’art cherche justement à imiter le réel. Au contraire, les belles reproductions de la nature peuvent affiner le regard du spectateur. Paradoxalement, le beau est alors un moyen d’accès à la vérité, en particulier lorsqu’il permet de s’interroger sur des attributs du réel en les présentant sous une forme agréable :

– La poésie et les tragédies restituent les passions humaines, parfois, terrifiantes, de façon pédagogique et en exerçant une catharsis.

– Aristote, Poétique: « Voilà pourquoi la poésie est une chose plus philosophique et plus noble que l’histoire : la poésie dit plutôt le général, l’histoire le particulier ».

– Les tableaux de William Turner présentent les forces de la nature sous une forme agréable et nous apprennent à la regarder autrement.

– En poésie, voire Le Parti pris des Choses, Francis Ponge. Le regard posé vient briser les préconçus et ce que l’on tenait pour vrai, en invitant à trouver belles des choses communément admises comme laides.

2) Le beau peut rendre visible des vérités qui passeraient autrement inaperçues

Justement parce qu’il attire le regard, le beau peut ouvrir les yeux sur des vérités autrement inaperçues. Notamment il donne à voir non seulement la chose-même, mais le regard subjectif que l’artiste pose dessus.

– Le mouvement expressionniste attire davantage l’attention du spectateur sur la manière de voir de l’artiste que sur le caractère vraisemblable de ce qu’il représente : les œuvres de Van Gogh ; Van Gogh le suicidé de la société, Antonin Artaud.

– Pour Heidegger, l’art est voué à la vérité, il révèle l’essence de l’être et non seulement son apparence : voire son analyse des Souliers de Van Gogh.

3) Pour dévoiler cette vérité, le beau peut avoir recours à l’illusion, sans pour autant s’opposer à la vérité

Illusion et réel ne sont pas opposés : les romanciers réalistes travestissent la réalité justement pour se rapprocher du vraisemblable. Il faut renoncer en art à vouloir représenter le vrai et l’exact pour atteindre une plus grande vérité de représentation.

– Maupassant, Préface à Pierre et Jean: « Le réaliste, s’il est un artiste, cherchera, non pas à nous montrer la photographie banale de la vie, mais à nous en donner la vision plus complète, plus saisissante, plus probante que la réalité même »

– Balzac, Le chef d’œuvre inconnu: une reproduction parfaite ne peut être atteinte.

– Il faut au contraire travailler par approximation pour rendre compte du réel : technique du sfumato de de Vinci.

III. Il serait même possible de défendre une identité entre vérité et beauté : « C’est trop beau pour être faux ! »

Dès lors que le beau se présente comme une alternative au raisonnement et à la science dans la quête de vérité, faut-il toujours rejeter tout excès de beauté comme suspicieux ?

1) En art, il y a identité entre beauté et justesse

En art, le concept de « vérité » peut s’apparenter à celui de « justesse ». Autrement dit, la vérité d’une œuvre est sa justesse, par opposition à une œuvre superficielle.

– Kandinsky, Du spirituel dans l’art en général et dans la peinture en particulier: « La couleur provoque une vibration psychique. L’artiste, lui, est la main qui, à l’aide de telle ou telle touche, obtient de l’âme la vibration juste. »

2) Beau et vrai sont en fait deux faces d’une même pièce, selon qu’on la perçoit sous le prisme des sens ou de l’entendement

Pour réfuter la pertinence de l’expression « C’est trop beau pour être vrai », dont le domaine d’application n’est pas l’art, il faudrait réconcilier beau et vrai au-delà de ce domaine.

– Platon : il y a identité entre beau, vrai et bon, qui sont le divin. Le Phèdre: « L’homme, en apercevant la beauté sur la terre, se ressouvient de la beauté véritable, prend des ailes et brûle de s’envoler vers elle ». Grâce à la vue, son sens le plus subtile, l’homme perçoit sur terre les images de l’essence du beau. Or le contact de la beauté, comme du vrai et du bien, nourrit l’âme et lui permet de s’élever vers le divin. Au contraire, le laid et le mauvais affaiblissent les « ailes de l’âme » (comparaison de l’âme à un attelage mené par un cocher).

De cette façon, beau et vrai sont réconciliés. Mais comment expliquer alors l’opposition apparente ? Tout dépendrait en fait de la manière de laquelle on appréhende le monde.

– Hegel, Esthétique: « Le beau se définit comme la manifestation sensible d’une idée ». Autrement dit, le vrai est universel, mais il devient beau lorsqu’il s’extériorise et s’incarne dans une chose particulière. Cette beauté peut être perçue grâce à la subjectivité, et non l’entendement, car celui-ci appréhende les choses comme un ensemble d’éléments séparés et indépendants, alors que le regard subjectif les perçoit dans leur unité et leur harmonie.

 3) C’est en se détournant de la vérité pour contempler la beauté que l’on atteint la plus pure vérité

Dans quelles conditions un excès de beauté perçu par les sens n’est-il pas suspicieux ? Comment faire la part entre les cas où beau est synonyme d’illusion et séduction, et ceux où il est une facette de la vérité ? Le beau permet d’atteindre la vérité lorsqu’il invite à se détourner des apparences.

– Rodin : « Il n’y a qu’une seule beauté, celle de la vérité qui se révèle»

– Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation: par les sens, nous percevons les apparences sous le mode de l’extériorité et la spatialité. Au contraire, dans l’expérience esthétique, nous vivons une expérience intime de rencontre du monde comme unité. En effet nous plongeons en nous-mêmes, qui sommes partie du monde, où nous découvrons que tout est mouvement de volonté.

Le beau participe à un dévoilement du monde. Le beau a en particulier une parole de vérité à livrer en ce qui concerne la vie et la psychologie humaine. Sur ces domaines, la science ne se prononce pas. En effet, même la psychologie freudienne n’est pas considérée comme une science puisqu’elle n’est pas falsifiable. La science n’a donc pas le monopole de la vérité.

– Le but de l’art est de « rendre visible » (Paul Klee).

Conclusion

Finalement, beau et vrai sont réconciliables et même unis, à condition que le beau ne soit pas obtenu par l’imitation de la nature mais soit trouvé dans la production de l’esprit créateur ou l’intuition de l’esprit contemplatif. C’est en accueillant la beauté du monde que l’esprit peut s’élever vers la vérité. On peut avec Platon faire un pas de plus. Il affirme que cette vérité n’est accessible qu’à condition de se détourner de la beauté sensible du monde pour ne contempler que l’essence de la beauté. Celle-ci est elle-même l’essence de la vérité, à savoir le divin. Beau et divin sont alors un, à condition de ne pas confondre le beau et son apparence.