triomphe de l'injustice

Alors que de 1979 à 2016 les revenus des 1% les plus riches aux États-Unis auraient augmenté de 225%, ceux de la classe moyenne ne connaitraient qu’une augmentation de 41%. Et cela n’est rien face à l’augmentation exponentielle des revenus d’une partie encore plus infime de la population américaine. En cause, l’augmentation des revenus des 0,1% les plus riches serait de l’ordre de 320%, 430% pour les 0,01%, et… 600% pour les 0,001% !

Ces chiffres sont le résultat d’un travail mené par Gabriel ZUCMAN et Emmanuel SAEZ, et mis en avant dans leur ouvrage Le Triomphe de l’injustice, paru en 2019, qui met en lien les inégalités économiques des États-Unis avec leur système de fiscalité. Tout au long de leur ouvrage, les économistes nous expliquent avec une touche d’originalité l’envers du décor du succès économique américain, et comment la première puissance économique mondiale construit ce modèle sur un modèle social faible qui ne fait que creuser davantage les inégalités.

L’injustice fiscale…

L’injustice fiscale est le concept clé de cet ouvrage. Il désigne le « déclin de la progressivité des impôts dans un contexte de montée des hautes rémunérations et d’explosion des grandes fortunes ». C’est justement ce déclin de progressivité des revenus que les auteurs considèrent comme un « triomphe de l’injustice ».

Le lien entre inégalités et fiscalité : l’étude du revenu national…

Zucman et Saez ont étudié le revenu national aux États-Unis pour rendre compte du creusement des inégalités. Le revenu national renvoie à la somme des revenus perçus par les résidents d’un pays donné au cours d’une année donnée. Il n’est autre en réalité que le PIB mesurant la valeur de tous les biens et services produits au cours d’une année. Il s’agit d’une des meilleures approches pour étudier les inégalités d’une population.

Ils ont à la suite de cette étude divisée en 4 groupes la population américaine :

  • Les classes populaires (50%)
  • Les classes moyennes (40% suivants)
  • La classe moyenne supérieure (9% suivants),
  • Les riches (1%).

Ce qu’ils en ont conclu concernant leur revenu annuel moyen ? Qu’il est de 18 500 pour les classes populaires, 75 000 pour la classe moyenne, 220 000 pour la classe moyenne sup, contre 1 500 000 pour les riches ! Et cette part n’a fait que doubler.

… et son lien avec le taux d’imposition

Le lien avec la fiscalité se trouve notamment en étudiant le taux d’imposition, très fortement corrélé à l’évolution du revenu national américain selon les économistes. En cause de ces inégalités, la baisse du taux d’imposition sur les sociétés. Elle a renforcé les bénéfices des entreprises alors qu’une grande majorité d’entre elles ne payaient déjà presque pas d’impôts.

De plus, l’impôt sur le revenu favorise désormais les revenus du capital avec l’abandon du principe de justice fiscale depuis les années 2000 : « A revenu égal, impôt égal ».

Il est important de noter que le taux d’imposition des milliardaires américains est aujourd’hui inférieur à celui des classes populaires (21% contre 23%). Il était d’environ 60% dans les années 60. Face au creusement des inégalités, les mouvements sociaux se multiplient. Ils avaient notamment conduit au slogan célèbre né à l’occasion du mouvement Occupy Wall Street lors de la crise de 2008 : « Nous sommes les 99% ».

Si les États-Unis semblent exprimer un refus d’impôts des plus riches, cette idéologie s’inscrit dans un processus historique qu’il convient de rappeler.

L’histoire de la fiscalité américaine : entre progressivité et creusement des inégalités

Cette logique anti-impôt est présente historiquement dès la Boston Tea Party de 1773. Elle trouve les mêmes explications que la conception libertarienne de justice sociale.

Il est important de revenir sur l’histoire de la fiscalité américaine pour la comprendre car c’est suite à la première Révolution Industrielle qu’un contexte d’explosion des inégalités est né, ainsi qu’une nécessité de redistribution par l’impôt.

Une première thèse est né dès cette époque : l’impôt est nécessaire pour corriger les inégalités, et non les accentuer. Holmes le mettait déjà en avant le problème de la progressivité de l’impôt dans son ouvrage Concentration of Wealth en 1893. Il montrait des chiffres déjà alarmants : 10% des ménages les plus aisés détenaient 71% de la richesse nationale.

Ces inégalités ont conduit à la mise en place d’un impôt progressif sur le revenu, ce qui a permis progressivement de faire passer le taux marginal de l’impôt sur le revenu de 7% en 1913 contre 67% en 1917. Fisher mettait également en avant l’importance d’un système fiscal progressif pour contrer la mauvaise répartition des richesses.

C’est alors que c’est dessiné une nouvelle tendance du système fiscal américain. Les impôts sont progressivement devenus un moyen de résoudre les inégalités, avec les taux les plus haut jamais enregistrés.

Avec la politique du New Deal de Roosevelt, on voit apparaitre « l’estate tax ». Il consistait à taxer le patrimoine au moment du décès, mais plus particulièrement la mise en place d’impôts presque confiscatoires pour les plus riches. Son taux marginal supérieur d’imposition atteint des taux records d’environ 90% entre 1950 et 1960 ! Si les salaires dépassaient un certain seuil, alors ils étaient soumis à ce taux. Kuznets a montré notamment que la politique rooseveltienne fiscale a permis une baisse des inégalités considérable. Elle permet aujourd’hui de constater que sa politique a permis d’atteindre le point bas historique des 1% les plus riches.

En revanche, cette phase de progressivité des impôts n’a été que temporaire. D’autres mesures ont notamment fait apparaitre cette logique anti-impôt qui prévaut désormais aux États-Unis.

La logique anti-État

Le 22 octobre 1986 est mis en place la Tax Reform Act, ce qui a permis aux USA de passer du premier pays au monde à appliquer des taux quasi confiscatoires (Revenue Act de 1935 avec le taux marginal supérieur à 79%) au pays avec les plus faibles taux d’imposition pour les plus riches, qui étaient passés à 28%. C’est désormais une forte idéologie anti-Etat qui prédomine. L’Etat doit seulement garantir les droits de propriété, le principal moteur de croissance est l’entreprise.

Cette logique avait déjà été perçu en 1947 avec la victoire politique de la société du Mont-Pèlerin, imprégnée par THATCHER qui déclarait notamment lors d’un entretien avec Woman’s Own en 1987 que « La société n’existe pas, seuls les individus existent », prônant de ce fait un moins d’Etat, et l’idée que l’impôt représente une perte sèche pour les individus.

Dans cette logique, le discours inaugural de Reagan marque un tournant par rapport à la politique du New Deal de Roosevelt qui avait un vrai but de lutter contre l’évasion fiscale et de mettre en place un impôt progressif qui corrige les inégalités. Il déclarait alors sa célèbre phrase en 1981 : « L’impôt c’est du vol ». Suite à cette déclaration, c’est la mise en place de lois qui vont accentuer l’optimisation fiscale qui voient le jour. Le plus connu est le « tax shelter » mais également « l’Economic Recovery Tax Act » qui furent supprimés en échange de la baisse des taux marginaux supérieurs.

Aujourd’hui, une nouvelle volonté de lutter contre l’évasion fiscale est perçue. Elle a notamment été permise par la loi FACTA qui impose une réelle coopération internationale.

Pourquoi la progressivité de l’impôt semble être un objectif loin aujourd’hui ?

L’idée que mondialisation et justice sociale sont incompatibles persiste et pose problème puisqu’elle conduit les gouvernements internationaux à privilégier des baisses des taux d’imposition sur les sociétés dans le but d’éviter les délocalisations au niveau national, et d’éviter les tentatives d’optimisation fiscale. Or, en réalité, cela va davantage favoriser l’injustice fiscale et la hausse des inégalités que la création de richesses et d’emploi. Le poids de l’impôt sur les sociétés dans la part du revenu national n’est plus que de 1% aujourd’hui. C’est notamment la hausse de la pression fiscale pour les entreprises qui a incité à l’optimisation fiscale, et a même permis aux sociétés off-shore de bénéficier davantage de recettes que les pays où le taux d’imposition tourne autour des 30%, grâce notamment à leur taux nul (logique de la courbe de Laffer), comme aux îles vierges britanniques et aux Bermudes.

Or, cette évasion fiscale constitue un jeu à somme nulle pour les auteurs. Dans le monde de Laffer, plus les gens vont travailler, plus les entreprises vont investir et innover, et le PIB mondial augmenter. Or, chaque dollar de recette fiscale perçu par les pays à faible taux d’imposition se fait au détriment d’autres pays. D’où l’importance de projets tel que le projet BEPS, qui rend plus difficile depuis 2016 la manipulation des prix de transfert des entreprises, et réduit les pratiques scandaleuses de paradis fiscaux. L’inconvénient comme le soulignent les auteurs est qu’il a intensifié la concurrence fiscale. L’objectif primordial est désormais celui de l’harmonisation des taux d’imposition.

Premier objectif : savoir quand taxer le capital ou le travail

Il y a une réelle nécessité à savoir quand taxer le capital ou le travail pour combattre les inégalités liées au système fiscal américain. Pour cela, les auteurs recommandent de prendre en compte la coïncidence fiscale avec la mesure des élasticités pour déterminer les conséquences, et choisir de manière optimale la méthode de taxation la plus adaptée. Selon cette méthode, ce sont les facteurs de production les moins élastiques les principales victimes des hausses d’impôts, tandis que les plus élastiques s’y soustraient. On peut alors en déduire que :

  1. Si le capital est très élastique, alors l’épargne et l’investissement s’effondrent en réponse à une hausse d’impôt, et le facteur travail doit être davantage taxé pour payer les conséquences de cet alourdissement de la fiscalité, notamment sous la forme de salaires plus faibles.
  2. Néanmoins, si le travail est très élastique, alors les travailleurs vont être moins incités à travailler, car plus ils travaillent, plus ils sont taxés, et vont davantage arbitrer pour le loisir, et par conséquent, ce sont les plus riches qui vont davantage payer d’impôt.

Par exemple, Adam Smith explique notamment comment l’impôt sur les salaires peut parfois être payé par le capital. Si dans une économie de subsistance des paysans gagnent à peine pour survivre, une hausse des taxes sur le travail conduirait à une crise. Pour garder leur main d’œuvre, les propriétaires terriens n’ont d’autres choix que d’augmenter les salaires.

Second objectif : fixer un taux optimal pour les plus riches

Saez et Zucman expliquent que ce taux doit être fixé pour être optimal selon deux conceptions de la justice sociale :

  1. La justice sociale de RAWLS : les inégalités économiques ne sont acceptables que lorsqu’elles améliorent les conditions de vie des catégories les plus vulnérables de la société. Appliqué à la fiscalité, ce principe signifie qu’il ne faut guère se soucier de la situation pécuniaire des riches, mais seulement de la façon dont leur imposition affecte le reste de la population.
  2. Le principe utilitariste : le taux optimal est celui qui maximise les recettes fiscales car il profite à une grande majorité. Taxer les plus riches ne les empêcheront pas de mener une vie bonne mais permettra à un plus grand nombre également avec des revenus plus modestes de mener une vie bonne également. Il se mesure par l’élasticité du revenu imposable : plus l’élasticité est faible, moins le revenu change lorsque les taux d’imposition augmentent, et permet alors plus de recettes fiscales. Néanmoins, si élasticité trop forte, l’impôt devient indésirable.

Il faut retenir qu’une forte concentration des revenus conduit à un taux optimal d’imposition plus élevé. Par rapport à la situation actuelle, le taux d’imposition devrait augmenter mais nécessitant par conséquent la mise en place d’une autorité anti-optimisation afin de veiller à la transparence de l’information sur les nouveaux produits d’optimisation fiscale mis sur le marché.

En réalité, il faudrait appliquer le principe du « A revenu égal, impôt égal » sur les dividendes. L’histoire américaine l’a montré. Taxer les riches n’est pas impossible. La mise en place d’un système fiscal progressif peut prendre plusieurs formes : un impôt progressif sur le revenu, impôt sur les sociétés, impôt progressif sur la fortune (but de taxer tous les bénéficies, et de taxer les ultra-riches à hauteur de leur véritable capacité contributive).

Troisième objectif : « Dépasser Laffer »

La Courbe de Laffer montrent que les pays ne doivent pas dépasser le seuil max d’imposition au détriment de diminuer leurs recettes fiscales. Pour les auteurs néanmoins, il existe la possibilité d’appliquer aux riches des taux supérieurs à ceux qui maximisent les recettes fiscales, c’est-à-dire que selon eux, détruire une partie de l’assiette fiscale peut être dans l’intérêt de la collectivité, s’inscrivant alors directement dans une logique utilitariste.

Historiquement, entre 1930 et 1980, le taux marginal supérieur s’est élevé à 78%, voire 90% entre 1951 et 1963. Selon Laffer, il s’agit du « mauvais côté » de la courbe. L’importance de ces taux conduit selon sa logique à détruire des revenus. Or, dans la réalité, ils ont permis de faire reculer les inégalités de revenus puisque la part des 1% les plus riches avait été divisée par 2. De plus, la réduction des inégalités ne s’est pas fait au détriment de la croissance.

Similairement, au Royaume-Uni, le taux marginal supérieur était près de 98% entre 1941 et 1952, ainsi qu’au milieu des années 70, tout en ne redescendant jamais en dessous de 89% entre ces deux périodes. Il touchait les ultrariches et ne générait pas de recettes fiscales significatives mais la concentration des revenus et des patrimoines diminua, et a permis au Royaume-Uni d’enregistrer les taux les plus bas historiquement.

Par conséquent, il faut retenir que cette volonté de dépasser Laffer montre avant tout une idée primordiale : une trop forte concentration des revenus montre un pouvoir trop important des riches. Il faut redistribuer le pouvoir économique, égaliser la redistribution des revenus avant impôts, et favoriser la concurrence sur les marchés.

Les chiffres à retenir

  • Croissance des revenus de 1979 à 2016 de la population américaine : pour les 1% les plus riches celle-ci est de 225%, ceux de la classe moyenne 41%, contre 320% pour les 0,1% les plus riches, 430% pour les 0,01%, et 600% pour les 0,001%
  • Revenu annuel moyen aux Etats-Unis : 18 500 pour les classes populaires, 75 000 pour la classe moyenne, 220 000 pour la classe moyenne sup, contre 1 500 000 pour les riches
  • Le taux d’imposition des milliardaires américains est aujourd’hui inférieur à celui des classes populaires (21% contre 23%), alors qu’il était à environ 60% dans les années 60.
  • En 1893, 10% des ménages les plus aisés détenaient 71% de la richesse nationale.
  • Le taux marginal de l’impôt sur le revenu était de 7% en 1913 contre 67% en 1917
  • Revenue Act de 1935 avec le taux marginal supérieur à 79%