Qu’elles soient adulées ou critiquées, les banques centrales jouent un rôle capital dans la régulation de nos économies. Il n’est cependant pas si facile d’être banquier central, et ce, peu importe la conjoncture (même si une contraction du PIB de 10 points ne facilite en rien la chose, on en conviendra). C’est que le rôle des banques centrales n’a cessé d’évoluer au cours de l’Histoire et il peut être dur de s’y retrouver une fois en poste ! Alors si certain(e)s d’entre vous aspirent à devenir banquiers centraux, voici un petit éclairage sur le flou qui entoure les prérogatives effectives ou attendues de ces organisations incontournables.

Du monopole d’émission au stop and go

La première mission des banques centrales …

Quand Robert Peel a fait voter en 1844 ce qu’on appellera le Peel’s Act, il a octroyé par la même occasion à la Banque d’Angleterre (abrégée BoA pour Bank of England) le monopole d’émission de la monnaie fiduciaire. La première mission d’envergure est alors donnée à la BoA : réguler l’inflation monétaire en limitant la croissance de la masse monétaire qui s’accélérait alors. Ce même monopole sera donné à la Banque de France en 1848. Le contrôle de l’inflation a donc très tôt été une des missions, voire la mission, des banques centrales. Il n’a jamais cessé de l’être depuis.

… complétée par la théorie keynésienne

Par ailleurs, la Théorie générale de J.M. Keynes, faisant suite à la crise de 1929 et à la Grande Dépression des années 1930, a remplacé le paradigme néoclassique qui considérait la monnaie comme neutre (i.e. sans effet sur la sphère réelle, productive) en donnant à la monnaie la capacité d’influer sur la demande, et donc sur l’offre dans un modèle keynésien. Le taux d’intérêt n’est alors plus le prix du capital sur le marché des capitaux mais le prix de la monnaie et devient alors le canal de transmission entre la sphère nominale (celle de la monnaie) et la sphère réelle (la sphère productive). En effet, une hausse de l’offre de monnaie diminue le prix de celle-ci, donc la valeur du taux d’intérêt qui est déterminée sur ce même marché (par ce qu’on appelle l’effet balançoire). Cela augmente l’investissement, puis la demande, puis l’offre, dans un schéma keynésien.

Cette justification théorique a ouvert la porte de la relance conjoncturelle aux banques centrales, tout en restant cohérent avec l’objectif de contrôle de l’inflation. Mais ce, uniquement dans un contexte de sous-emploi. En effet, l’inflation dépendant de la demande pour Keynes, une hausse de la demande dans ce contexte ne fera que générer de l’emploi et une hausse de l’offre qui rejoindra alors le niveau de la demande pour rétablir l’équilibre. Les traductions concrètes de cette nouvelle mission offerte aux banques centrales sont les politiques de stop and go observables durant les « Trente Glorieuses » (Fourastié, 1979). Ces politiques conjoncturelles contra-cycliques passaient en effet principalement par les instruments monétaires des banques centrales (intervention directe ou règlementaire) et faisaient alterner des politiques de relance (go) et de rigueur (stop) pour diminuer l’amplitude des cycles et conserver une croissance effective proche de la croissance potentielle.

De la rigueur monétariste à la toute-puissance de la politique monétaire

La prise de pouvoir du monétarisme

Les politiques de stop and go ont globalement connu du succès durant les « Trentes Glorieuses » mais ont été mises à mal avec les chocs pétroliers des années 1970 et la stagflation. Stagflation que le keynésianisme de l’Ecole de la Synthèse, représenté par la Courbe de Phillips (Solow & Samuelson, 1960), n’arrivait pas à concevoir sur le plan théorique alors que Milton Friedman en avait déjà pensé la possibilité dans un article de 1968. Dans cet article, intitulé « The role of monetary policy » et publié dans l’American Economic Review, Friedman théorise ce qui va devenir la norme dans la première moitié des années 1980 : l’unique rôle de la politique monétaire est d’assurer la stabilité des prix. Peu importe la conjoncture, il faut que la hausse des agrégats monétaires corresponde au taux de croissance nominal de l’économie (qui dépend de facteurs structurels : taux de croissance démographique, progrès technique, rythme d’accumulation du capital etc.) : c’est la règle de Friedman.

La traduction concrète de ce nouveau paradigme sera illustrée par l’arrivée de Volcker à la tête de la Federal Reserve (Fed) en 1979. Il applique en effet les préceptes monétaristes en respectant rigoureusement la règle de Friedman et en faisant monter les taux d’intérêt directeurs jusqu’à plus de 18% ! En France, il faudra attendre le tournant de la rigueur de 1983 pour voir les cercles vicieux inflationnistes se briser via une politique du franc fort et de désinflation compétitive.

L’apport de la Nouvelle Économie Keynésienne

C’est à partir de ces premiers succès que l’âge d’or des banques centrales va commencer. En effet, dans la deuxième moitié des années 1980, la Nouvelle Économie Keynésienne (NEK) va venir compléter sur le plan théorique les prérogatives attribuées aux banques centrales en remettant en avant le rôle qu’elles doivent jouer dans la régulation conjoncturelle. En mettant en évidence l’existence de rigidités nominales (menu costs, salaire d’efficience) qui éloignent l’économie de l’équilibre, notamment de plein-emploi, la NEK justifie alors une intervention plus large de la politique monétaire en son sein. La règle de Taylor (1990), plus active et souple, vient alors remplacer la règle de Friedman en invitant les banquiers centraux à augmenter les taux d’intérêts directeurs en cas d’inflation dépassant la cible fixée ou en cas d’output gap (différence entre la croissance effective et la croissance potentielle) strictement supérieur à 0.

Dans les faits, le mandat de la Fed défini en 1978 considère déjà explicitement que ses objectifs sont la stabilité des prix, oui, mais aussi l’emploi maximal dans l’économie américaine. Cependant, la toute-puissance de la politique monétaire commence réellement à se faire sentir lorsque les banques centrales continuent d’enchaîner les succès : du chairman de la Fed Alan Greenspan, qui, en 1987, a retenu dans la sphère nominale l’énorme krach boursier de New York grâce à un important assouplissement quantitatif (ce qui lui vaudra le surnom de maestro), à l’efficacité du policy-mix Clinton-Greenspan dans les années 1990 aux Etats-Unis qui a permis de diminuer le déficit public américain tout en évitant des effets récessifs liés à la contraction des dépenses publiques. John Taylor dira même en 2000 : « Let the Fed do the job » dans un article cherchant à restreindre au maximum le rôle de la politique budgétaire.

De la régulation financière à la redescente sur Terre

Une nouvelle mission…

Cependant, telle une belle courbe de Gauss, la courbe du succès connaît nécessairement une phase décroissante. Et cette phase décroissante, on l’appelle aussi : la crise des subprimes. En effet, ce qu’aucun banquier central n’avait pris en compte durant ces années d’euphorie, c’était la stabilité financière (Raghuram Rajan qui avait anticipé la crise des subprimes n’est devenu gouverneur de la Banque de réserve de l’Inde qu’en 2013). Au contraire, la croyance en l’auto-régulation des marchés financiers était alors prégnante et notre maestro Alan Greenspan était par exemple un fervent défenseur de la dérégulation financière. Des louanges suivant sa gestion du krach de 1987, il est passé aux accusations de laxisme monétaire qui aurait, selon ses détracteurs, provoqué, ou facilité, la crise de 2008.

Aujourd’hui, aucun banquier central ne nie l’importance de la régulation financière. Les banques centrales sont ainsi passées d’une politique de cleaning (on s’occupe des problèmes une fois qu’ils sont-là, comme en 1987) à une politique de leaning against the wind (politique contra-cyclique par rapport au cycle financier). Les accords de Bâle III de 2010, supervisés par la Banque des Règlements Internationaux (BRI), parfois appelée la « banque des banques centrales », et avalisés par des banquiers centraux du monde entier, sont par exemple allés dans le sens de davantage de régulation macro-prudentielle. Une nouvelle mission s’est donc ajoutée à celles que détenaient déjà les banques centrales : assurer la stabilité financière.

… et un rééquilibrage des responsabilités

Mais la période récente ne s’est pas uniquement traduite par encore plus de responsabilités dans les mains des banques centrales. Au contraire, redescendre sur Terre suppose aussi de reconnaître ses limites. Et justement : Mario Draghi, président de la BCE de 2011 à 2019, n’a eu de cesse de répéter que « la politique monétaire ne peut pas tout ». En effet, les banques centrales ont assumé leurs responsabilités à la suite de la crise de 2008 (la BCE avec davantage de retard et d’hésitation que la Fed qui baissait déjà ses taux quand la BCE les augmentait encore) via la mise en place de politiques non conventionnelles, comme le fameux quantitative easing (assouplissement quantitatif). Néanmoins, la trappe à liquidité et la demande effective quasi nulle (anticipations déprimées) auraient appelé une réponse budgétaire, une vague d’investissement, de la part des gouvernements pour rediriger les anticipations des agents vers davantage d’optimisme (Aglietta et Valla, 2016).

Christine Lagarde, aujourd’hui présidente de la BCE, réitère cet appel, notamment vers les pays les plus orthodoxes budgétairement (Allemagne, Pays-Bas, etc.), à l’heure où plane une (gigantesque) crise économique sur l’Europe. Plus modeste que le mandat de la Fed, celui de la BCE n’a d’ailleurs officiellement pour objectif qu’une cible d’inflation inférieure mais proche de 2%.

Il ne faut donc pas mettre sur le dos des banques centrales l’entièreté des maux qui accablent nos économies, puisque la responsabilité de la régulation échoit également aux politiques budgétaires des gouvernements. Par exemple, le Mécanisme Européen de Stabilité (MES) mis en place après la crise de 2008 pour recapitaliser les banques en difficulté dans la Zone Euro, et qui serait le dernier rempart face à la crise de solvabilité bancaire qui menace potentiellement la Zone, ne peut être activé que si les gouvernements se mettent d’accord pour l’actionner. Cela ne dépend dès lors pas de la BCE (Couppey-Soubeyran, Perego et Tripier, CEPII, 2020).

Ainsi, si les banques centrales se plaignent de ne pas pouvoir tout faire, c’est parce que dans le couple politique monétaire – politique budgétaire, la répartition des tâches est globalement loin d’être égalitaire…