« L’enjeu fiscal est d’abord un enjeu démocratique » – T. Piketty – Interview pour Alternatives Economiques – numéro de juin 2014

Le livre de Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, est désormais un best-seller mondial. L’édition francophone s’est vendue à environ 150 000 exemplaires tandis que la version anglophone a été écoulée à plus de 450 000 exemplaires, chose très rare pour un économiste français. Il faut dire que M. Piketty révolutionne l’approche économique de l’inégalité ! Aujourd’hui, le livre est traduit dans une vingtaine de langues.

Le Frenchie, actuellement professeur d’économie à Paris School of Economics (PSE), a su imposer sa vision des inégalités, à tel point que Paul Krugman (prix Nobel d’économie 2008) a dit : « Piketty a transformé notre discours économique. On ne parlera plus jamais de richesses et d’inégalités comme avant » ! Retour sur un best seller, et avant tout sur un économiste qui a provoqué une onde de choc dans le clivage de la théorie économique!

I) – Une courte biographie

Thomas Piketty (né le 7 Mai 1971) est issu d’une famille relativement aisée. Ses parents militent à Lutte ouvrière et lui inculquent cette dimension humaniste que l’on peut aujourd’hui retrouver dans ses ouvrages. Après l’obtention de son bac C et une classe préparatoire Maths Sup Maths Spé au lycée Louis Le Grand, il intègre à 18 ans l’Ecole Normale Supérieure (ENS) !

A 22 ans, il soutient sa thèse de doctorat en sciences économiques, préparée à l’EHESS (aujourd’hui PSE) et à la London School of Economics (LSE), sous la direction de l’économiste Roger Guesnerie (aujourd’hui titulaire de la chaire « Théorie économique et organisation sociale » au Collège de France).

Petite anecdote, sa thèse intitulée « Essais sur la théorie de la redistribution des richesses » obtiendra le prix de la meilleure thèse de l’année 1993, décerné par l’Association Française de sciences économiques!

Sa thèse achevée, il s’envolera vers le Massachussets, et plus précisément au MIT de 1993 à 1995 puis reviendra en France pour faire de la recherche au CNRS. Conseillé de Ségolène Royale, proche de Dominique de Villepin pour la création de PSE, il est sélectionné en 2012 par le magazine Foreign Policy comme étant l’un des cents intellectuels les plus influents de l’année.

Enfin, 2013 marquera pour lui l’heure de gloire son ouvrage Le capital au XXIè siècle est publié et devient un best-seller rapidement. Krugman décrira en 2014, dans les colonnes du NYT, Le capital au XXIè siècle comme étant « L’ouvrage le plus important de l’année – et peut-être de la décennie »!

Nous pouvons souligner le fait que l’auteur se revendique d’avantage de l’économie politique que des sciences économiques. Ainsi, la finalité du Capital au XXIè siècle n’est pas de fournir une modélisation économique des inégalités, mais de proposer un éclairage sur les évolutions du patrimoine accumulé, des revenus et de la fiscalité à la lumière de l’histoire.

Voila une courte biographie du monsieur, engagé politiquement et éduqué avec de fortes valeurs. Il est désormais temps de se pencher sur le fond de son ouvrage!

II – Le capital au XXIe siècle : quels sont les problèmes dénoncés?

Peu d’économistes Français peuvent se targuer de voir leur travail recevoir les louanges de leurs collègues américains ; Paul Krugman, Joseph Stiglitz, l’ancien conseiller de B.Obama, Lawrence Summers, Solow ou encore Galbraith, tous sont d’accord pour dire que Thomas Piketty a révolutionné l’approche économique par rapport aux inégalités.

Ce succès tient d’abord à la qualité du travail produit par l’économiste de la PSE. Le capital au XXIè siècle s’avère être une étude empirique d’une ampleur considérable, qui s’étale dans une large perspective historique (plusieurs siècles) et géographique (plusieurs pays, des USA à la Chine en passant par la France!).

Cette étude empirique démontre que les inégalités de revenus mais également que les inégalités de patrimoine sont en train d’exploser dans la plupart des pays industrialisés, il affirme d’ailleurs que si les Etats n’interviennent pas rapidement, ce niveau d’inégalité pourrait ressembler étrangement à celui que le monde connaissait à la fin du XIXè siècle.

Ainsi, son étude empirique montre que la part des revenus accaparés aux Etats Unis par le 1% des plus riches a pratiquement doublé pour atteindre 20% du total! (Chiffre bon à prendre pour la civilisation en Anglais les gars, je dis ca je dis rien …). Et ce qui est réellement problématique, c’est que cette croissance ne profite qu’aux plus riches, car on peut voir que, toujours aux Etats Unis, les 0,1% les plus riches accaparent 8% des revenus, c’est 4% au Canada et 3% en France !

C’est pourquoi, à la fin de l’ouvrage Thomas Piketty propose une taxation sur le capital qui devrait permettre de baisser ce degré d’inégalité. C’est sur cette mesure que le professeur de Princeton, Paul Krugman est entièrement d’accord avec notre économiste Francais !

III – Comment expliquer cette explosion des inégalités?

Pour expliquer l’explosion des inégalités, Piketty va dénoncer plusieurs facteurs clés:

  • Le taux de rendement du capital (R) est depuis longtemps supérieur à la croissance (g). On a ainsi la formule (très importante dans l’ensemble de l’ouvrage) R > g, cette règle fondamentale est présentée p53 ! C’est cette formule qui explique les raisons pour lesquelles le monde a vu se former des patrimoines considérables. C’est le cas dans les sociétés anciennes et tout au long du XIXè siècle, et ce sera également le cas au XXIè siècle (avec des taux de croissance attendus plus faibles qu’au XXè). Le XXè lui est une exception car le rendement du capital après impôts est inférieur au taux de croissance entre 1913 et 1990 (cf Page 560 – 570).
  • Le seconde facteur, c’est le fait que le rendement du capital est inégal, et plus il est élevé, plus il rapporte. Pourquoi? Car les personnes qui ont un capital important se voient proposer (par les banques, par les conseillers financiers, par les gestionnaires de patrimoine) des placements plus rentables et bénéficient de régimes dérogatoires dans certains Etats ce qui accroît considérablement les inégalités. Ou alors, ces personnes placent ce capital dans des paradis fiscaux .. (Je vous invite à aller consulter l’article sur les paradis fiscaux et sur les Panama Papers en ligne sur le site). (Cf page 685 – 690).
  • Enfin, il y a d’autres facteurs comme par exemple la privatisation du patrimoine dans certains pays riches. L’évolution positive des actifs financiers favorisés par la mondialisation financière des années 1970’. L’accumulation du capital en vue de la retraite chez certaines personnes (ce qu’on appelle l’épargne de précaution) ainsi de suite!

Historiquement, on peut dire que l’explosion des inégalités a suivit plusieurs étapes qu’on peut résumer :

  • Avant 1914, les inégalités sont importantes, la société repose sur l’héritage. Les gros héritages sont rares mais sont extrêmement concentrés et permettent un accroissement des inégalités entre les très riches et les très pauvres.
  • 1914 – 1945 : Effondrement du taux d’inégalité car les populations croient en la fin de l’héritages et des avantages acquis. Le société accorde de plus en plus d’importance au travail et à l’épargne.
  • 1950 – 1990 : Une faible remontée des inégalités liées aux générations nées dans les années 1970’ qui vont renouer avec l’héritage car leurs parents ont eu le temps de constituer un patrimoine.
  • Depuis 1990 : Explosion des inégalités, retour de l’héritage avec le vieillissement des populations (qui permet une accumulation de capital beaucoup plus longue que avant).

On peut donc dire que depuis les années 1900 jusqu’à aujourd’hui, les inégalités de patrimoine et de revenus peuvent se représenter à l’aide d’une courbe en U que l’on retrouve ci dessous :

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Ainsi, dans son ouvrage, l’économiste français souligne deux facteurs majeurs qui ont entrainé une explosion des inégalités, à savoir:

La règle r>g
La victoire des héritiers sur les travailleurs.

IV – Quelle est donc la solution ?

« L’impôt n’est pas une question technique. Il s’agit d’une question éminemment politique et philosophique, sans doute la première d’entre toutes. Sans impôts, il ne peut exister de destin commun et de capacité collective à agir. »

Avec cette citation, on peut assez bien illustrer la solution majeure de Piketty dans son ouvrage pour lutter contre les inégalités, à savoir l’impôt.

Historiquement nous pouvons voir qu’après le krach de 1929, et encore plus après la Seconde Guerre mondiale, les Etats ont tous instauré des impôts progressifs, avec des taux volontairement élevés à partir d’un certain niveau de richesse jugé excessif. Aux Etats Unis, ce taux était d’environ 70%, au Royaume Uni, il est d’environ 90%.

Mais avec la révolution libérale des années 70’/80’ (impulsée par des personnes telles que R.Reagan, Paul Volcker, M.Thatcher ou même Milton Friedman), ce taux a chuté. Aujourd’hui, le taux moyen d’imposition en occident est passé un peu en dessous de 30%. En faible croissance, ce taux est insuffisant pour empêcher la logique de concentration des patrimoines, et c’est exactement cette logique qui entraîne une explosion des inégalités.

C’est pourquoi, il faut absolument refinancer l’Etat social. Avec des prélèvements inférieurs à 20%, on finance tout juste les fonctions régaliennes de l’Etat, un petit peu comme au XIXè siècle. Ainsi, Thomas Piketty préconise de faire passer le taux marginal supérieur d’imposition à 80% pour limiter l’envolée des très hauts salaires et d’imposer les revenus moins élevés à 50% pour financer l’Etat social (cf page 832). Pour faire simple, ce qu’il propose, c’est de réguler le capitalisme et ses dérives par l’impôt.

Ainsi, pour ce qui est de la réduction du différentiel de la formule r>g, Thomas Piketty préconise d’instaurer un ISF mondial, c’est à dire un impôt sur la fortune qui ne serait pas purement national, mais qui serait mis en place dans le monde entier, ou au moins à l’échelle européenne pour éviter le plus possible le dumping fiscale entre les Etats européens qui jouent beaucoup sur la variable fiscale (notons que l’Irlande sortait de la crise de 2008 en abaissant sont taux d’imposition sur les entreprises à 12,5% et que le Royaume Uni a baissé son taux d’imposition sur les entreprises à environ 18% il y a 5 mois). Mais cette idée reste relativement utopique et relève plus d’un idéal démocratique que d’une mesure économique envisageable.

Conclusion

Nous pouvons donc conclure en disant que Le capital au XXIè siècle a véritablement été une révolution dans le paysage économique mondial. Ce livre a radicalement changé l’approche des sciences économiques envers la question (brûlante) des inégalités, que ce soit de revenus ou de patrimoine. 

Ce livre reste une lecture agréable qui permet d’expliciter les causes structurelles des inégalités actuelles à la lumière de l’histoire. Alors c’est vrai, il est un petit peu long, mais sa longueur s’explique avant tout par un souci de pédagogie. On ne peut hélas pas les présenter dans cet article, mais les données statistiques, graphiques et tableaux sont impressionnants.

Pour terminer cet article en beauté, je vous propose de vous arrêter sur une citation de Joseph Stiglitz, Prix Nobel d’économie 2001 et auteur de l’ouvrage La grande fracture (2015). Il résumé l’ouvrage de Thomas Piketty comme étant :

« Un cadre organisé pour penser l’évolution des inégalités et de la richesse qui, de mon point de vue est très important » – Joseph Stiglitz

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